Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 24 JUIN 2008

Remise à plat du projet européen: quels scénarios?

Avec Anne-Cécile Robert, docteur en Droit, spécialiste de l'Union Européenne,et rédactrice en chef adjointe du Monde Diplomatique

 

Pascale Fourier  : Et notre invitée aujourd'hui sera Anne-Cécile Robert, rédactrice en chef adjointe du Monde Diplomatique. Je vous raconte le contexte : c'était le 7 juin, avant le Non au traité de Lisbonne des Irlandais, lors du colloque « En finir avec l'euro-libéralisme » organisé par Mémoire des luttes et Utopies critiques. Je coince Anne-Cécile Robert, enregistrement dans une cour de la fac de Paris VIII, à Saint-Denis, bruits de circulation et avions, et même crissements du vêtement de pluie d'Anne-Cécile. Le micro reste ouvert 26 minutes. J'aurais pu couper au montage, mais non, tout était intéressant. Ca part du traité de Lisbonne pour en arriver à la représentativité des partis et à l'esprit de renoncement de la gauche. Plus que stimulant, alors pas de pause musicale. C'est parti.

En 2005, deux pays européens avaient marqué leur opposition au traité constitutionnel et par cela on pouvait voir une certaine distance d'un certain nombre de peuples européens avec le projet européen. Aujourd'hui, peut-être que le Non va gagner en Irlande, et cela marquerait à nouveau une distance, au moins d'un autre peuple, avec ce projet. Est-ce qu'il y a des possibilités que, un jour, au niveau européen, au niveau des instances européennes, on puisse entendre la voix des peuples, et si oui, à ce moment-là, quelles autres voies pourrait-on emprunter ?

Anne-Cécile Robert : Il est tout à fait frappant de voir que le traité de Lisbonne, lorsqu'il a été signé, a été accompagné finalement d'un accord tacite ou explicite entre les chefs d'Etats et de gouvernements, sur le point qu'il n'y aurait pas de référendum, dans aucun pays. L'Irlande a inscrite dans sa Constitution la nécessité du référendum et donc cette clause tacite n'a pas pu être mise en oeuvre. Tant mieux, il y a un peuple qui porte l'espoir de tous les autres.

Donc il y a vraiment une peur, de la part des instances européennes, de la souveraineté populaire et de ce que pensent les peuples. Et cette peur n'est pas un hasard. Elle est vraiment structurelle. La construction européenne a été basée sur une mise à l'écart consciente des peuples. Dans les années 50, ce qu'on appelle la « méthode Monnet » du nom de Jean Monnet qui a pensé les institutions européennes, c'est l'idée que la politique, c'est ennueux, que le gouvernement doit la confier à des experts, notamment des économistes, et que moins les peuples s'en mêlent, mieux c'est, puisque de toute façon, ils ne comprennent rien.

Et aujourd'hui on a l'achèvement de cette logique, avec ce qu'on peut appeler, carrément, l'instauration d'une sorte d'aristocratie européenne, qui a des relais dans tous les états nationaux, qui perpétue cette logique, et qui pense diriger l'Europe pour le bien des Européens - mais on ne demande jamais l'avis des Européens! Ces gens sont comme les aristocrates du XVIIIème siècle, convaincus qu'ils ont le pouvoir par bon droit et qu'ils savent mieux que les gens ce qui est bon pour eux.

Alors, de cette logique, est-ce qu'on peut sortir ? On peut en sortir évidemment. Le problème n'est pas un problème technique, c'est un problème véritablement politique. C'est-à-dire que si on veut quitter cette logique de contournement des souverainetés populaires, de déni de démocratie - disons-le carrément ! -, on n'a pas de problème juridique. Je sais que certains disent : « Oui, mais on ne peut pas réformer l'Europe, il y a des traités, de toute façon, on n'est qu'un pays parmi 27, bientôt on sera 30 ». Non ! Il n'y a pas d'obstacle juridique. D'abord parce que, dans les traités, les Etats conservent la haute main sur l'évolution européenne. Aucun traité ne peut être adopté sans le consentement des Etats. Donc quelque part, ça nous remet, nous peuple, un moyen de contrôle entre les mains, puisqu'on a au total encore - encore pour quelques temps... - la possibilité d'élire nos dirigeants. Donc c'est important de signaler qu'il n'y a pas d'obstacle technique ou juridique, il y a un obstacle politique.

Et cet obstacle politique, il tient au fait que, dans les "démocraties" - entre guillemets - européennes, nous avons des classes dirigeantes qui ne sont plus représentatives des peuples. Et tant qu'on n'aura pas résolu ce problème, on continuera d'avoir la reproduction au niveau européen de cette caste au service d'un certain nombre de privilèges, économiques et sociaux, ou fiscaux, dont l'actualité nous donne des exemples.

Donc c'est ce problème de représentation politique auquel il faut s'attaquer.

Alors là, on a deux possibilités par rapport à cela. Certains disent qu'il faut instaurer des élections à l'échelle de l'Europe, faire une constituante européenne. Je vous le dis tout de suite, ce n'est pas du tout mon opinion, parce que, pour qu'une élection au niveau de l'Europe soit crédible, il faudrait que l'Europe soit une communauté politique dans laquelle tous les citoyens européens se reconnaissent. Or ce n'est pas le cas aujourd'hui, nous ne nous sentons pas - c'est un bien, c'est un mal, en tout cas c'est comme ça - d'intérêts communs, de destin commun avec les Lettons, les Suédois, les Autrichiens. Et donc, automatiquement, un processus électoral ou constituant à l'échelle de l'Europe relèverait de la manipulation de circonscriptions électorales et induirait une mise en minorité automatique des gens qui veulent justement changer les choses.

Donc je ne crois pas du tout à ce type de choses. D'abord parce que je ne crois pas qu'il y a un peuple européen: je crois qu'on reste quand même avec des identités fortes, et ce n'est pas forcément un mal. Je ne sais pas si tout le monde a remarqué, il y a deux peuples qui ont voté Non au traité constitutionnel Européen en 2005 par référendum. On peut supposer que d'autres l'auraient fait. Mais ce qui est frappant, c'est que le Parlement européen, lui, a voté Oui. Donc on voit bien la contradiction entre l'idée de faire des élections au niveau européen et la possibilité de faire des élections au niveau national. Le type de représentativité, de justesse de la représentation des peuples, n'est pas du tout la même.

Donc l'une des solutions que je vois, ce serait qu'il y ait dans tous les Etats européens des processus constituants destinés à redéfinir les règles du jeu politique, de manière à ce qu'on ait à nouveau une classe politique représentative. Et cela, ça passe par la remise en cause des systèmes institutionnels - en France la Ve république -, carrément. Alors, nous, on a un bidouillage constitutionnel en ce moment entre l'UMP et le PS - ce n'est pas acceptable non plus, parce qu'ils sont en train de se redistribuer le pouvoir - mais nous en tant que peuple, on ne le verra jamais. Donc, la seule solution c'est d'élire une assemblée constituante au suffrage universel. Et j'ai créé avec quelques amis une association en ce sens, dont le but sera de définir les règles d'élection de cette assemblée, parce que c'est la seule façon de déverrouiller ce système. On est face à un verrouillage. Et tant qu'on n'aura pas rompu avec ce système politique qui ne fait que reproduire des gens qui profitent du système et qui se cooptent les uns les autres, on n'y arrivera pas. Donc il faut déverrouiller, et l'une des façons, c'est de remettre en cause démocratiquement nos institutions par le biais de processus constituants, et pourquoi pas l'élection d'une assemblée constituante. Et en tout cas de poser le problème de cette manière.

Pascale Fourier   : Vous disiez qu'il y avait deux solutions. La deuxième ?

Anne-Cécile Robert :Si vous voulez, la solution démocratique a deux branches : soit on fait des processus électoraux au niveau européen, soit on fait des processus électoraux au niveau national. Moi je ne crois pas aux processus électoraux au niveau européen, je pense que ça doit rester dans le cadre national, parce que, qu'on le veuille ou non, les nations restent des cadres de référence dans lesquelles les gens se retrouvent peu ou prou et qui donc peuvent déboucher sur des processus légitimes de représentation. Aujourd'hui, on n'aime pas forcément le président de la République, mais tous les Français savent qu'il a été élu suivant des procédures. Il y a donc des processus de légitimité. Si on fait une élection du Président de la République au niveau européen, ça ne pourra pas être légitime, parce que ça ne ressemble à rien. Parce qu'on n'a pas une communauté politique, on ne pourra pas débattre, on n'aura pas les mêmes centres d'intérêt, on ne parle même pas la même langue, on ne parlera pas de la même chose. Et résultat, si on arrive avec des procédures formellement démocratiques à élire quelqu'un, il sera comme un lapin sorti d'un chapeau, il sera au-dessus de la réalité.

Donc l'autre branche de l'alternative, c'est d'avoir des processus constituants dans chacun des Etats pour essayer de renouveler la classe politique, et d'avoir aux niveaux nationaux et au niveau européen des gens qui nous représentent vraiment et qui seront capables de porter ce qu'on veut vraiment, c'est-à-dire une volonté de remettre en cause cette Europe.

Pascale Fourier   : Ces processus constituants, ça semble difficile à mettre en oeuvre, d'autant plus qu'il faudrait à ce moment-là que ce soit dans l'ensemble des pays européens. Est-ce qu'il n'y a pas d'autres voies, notamment la sortie d'un seul pays, par exemple, de l'Europe, qui pourrait faire une espèce de grand clash?

Anne-Cécile Robert : Alors, tout d'abord, si, déjà au niveau de la France on arrive à ce processus de constituante, ce sera très bien. Parce que je ne sais pas vous, mais moi la dernière présidentielle, je l'ai vécue comme un cauchemar. Un débat entre Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy, mais pourquoi pas Mickey et Donald, franchement ? Donc il y a une urgence déjà chez nous à déverrouiller ce système parce que, quand on n'est pas d'accord avec l'UMP, on est obligé de voter pour le PS, et quand on n'est pas d'accord avec le PS on est obligé de voter pour l'UMP. Et résultat, les mêmes politiques se reproduisent. Donc on a urgence, déjà pour nous, à déverrouiller ce système, et pour cela il faut une élection d'une assemblée constituante.

Après, j'invite nos partenaires européens à faire la même chose, parce que je crois qu'ils ont le même problème. Dans tous les pays européens, il y a un problème de représentation des peuples. On ne va pas décider à la place des autres, mais déjà si nous, en France, on pouvait remettre les règles du jeu sur le tapis et les redéfinir d'une manière à ce qu'on soit vraiment représenté, ça serait très bien.

Après, comme vous l'évoquiez, toutes les solutions sont possibles. La sortie de l'Europe, qui était un gros mot il y a quelque temps, commence à devenir une idée, non pas populaire, mais qui se répand. Là aussi - je précise pour tout le monde -, il n'y a pas d'obstacle juridique à cela. Et même le traité de Lisbonne, ce serait peut-être la seule bonne raison de le ratifier d'ailleurs, ce monstre, le monstre cloné du traité constitutionnel, autorise dans un article la sortie de l'Union européenne. Il y a un article qui prévoit le cas où un Etat veut sortir. Donc il n'y a pas d'obstacle juridique.

Alors certains se diraient : « Est-ce que, si on sort de l'Europe, ça ne va pas être la catastrophe ? ». Je ne sais pas si je suis pour ou contre la sortie de l'Europe, mais en tout cas la question me semble légitime, et n'induit pas de catastrophe. Pas plus que le rejet du traité constitutionnel n'a provoqué de catastrophe. Ne serait-ce que parce que l'alternative, contrairement à ce qu'on nous fait croire, n'est pas entre l'Europe et le repli frileux derrière les frontières nationales. Ce n'est pas vrai ! D'ailleurs personne n'est pour le retrait frileux derrière les frontières nationales, même pas les fachos qui veulent une Europe blanche, où on serait tous blonds. Donc personne n'est pour le repli frileux derrière les frontières nationales. Ce n'est pas ça, l'alternative.

L'alternative, elle est entre l'Europe intégrée et fondée sur l'économie de marché qui est ultra-libérale, et d'autres modes d'insertion de l'État dans la mondialisation. Et aujourd'hui, on constate qu'il existe déjà des modes de coopération étatique qui ne sont pas sur le mode de l'Europe d'aujourd'hui, hyper-intégrée et hyper-économiste, et qui marchent. Regardez EADS, Airbus, c'est de l'Europe intergouvernementale, c'est l'Europe des États-Nations du général De Gaulle, ce n'est pas l'Europe intégrée ! Donc l'Europe alternative, elle existe déjà, et d'ailleurs elle marche. Et d'ailleurs on pourrait même pousser l'image jusqu'au bout, cette Europe intergouvernementale donc qui est faite entre les États-nations, elle réussit, elle fait des avions, elle envoie des fusées dans l'espace... Et qui c'est qui lui met des bâtons dans les roues? C'est l'Europe intégrée de Bruxelles aujourd'hui, qui l'oblige à délocaliser aux États-Unis et en Chine. C'est ça le paradoxe: l'efficacité n'est pas du coté aujourd'hui - du moins l'efficacité sociale et du côté de la lutte contre le chômage - de l'Europe actuelle de Bruxelles. Elle est plutôt dans d'autres choses.
Donc les Etats ont tout un tas de moyens de s'insérer dans la mondialisation et de coopérer les uns avec les autres sans disparaître. Et au fond, on est face à une bifurcation là aussi.

L'Europe d'aujourd'hui, l'Europe réellement existante, elle a choisi ce qu'on appelle le « mondialisme », c'est-à-dire la dilution des Etats, la dilution des peuples, au service du marché.

Il y a une autre branche, que le monde ouvrier et le camp progressiste connaissent depuis longtemps, c'est l'internationalisme, c'est-à-dire la coopération des nations, coopération de nations libres qui choisissent de s'associer au service de projets. Et ça, c'est à réactiver. Parce que là, les peuples peuvent conserver la maîtrise de ces processus et ils peuvent les orienter éventuellement par des élections, par des débats nationaux. Donc l'un des enjeux aujourd'hui, c'est de quitter cette voie mondialiste, qui ne fait que renforcer le marché et les gens les plus riches, pour revenir à des formes d'internationalisme, où on verrait les Etats non pas repliés derrière leurs frontières, mais coopérer les uns avec les autres, pour faire de l'industrie, des transports, lutter pour une meilleure santé, lutter contre les maladies endémiques, faire des grands travaux publics pour créer des emplois. On pourrait avoir une Europe des grands projets comme ça, qui ne serait pas une Europe intégrée qui s'occupe de tout, depuis la taille du saucisson jusqu'au cours de l'€uro.

Pascale Fourier   : Des Sous... et des Hommes sur Aligre FM et on est avec Anne-Cécile Robert, rédactrice en chef adjointe du Monde Diplomatique.

À un moment vous disiez que visiblement les partis politiques qui sont actuellement les plus importants dans les différents pays européens ne représentent pas les peuples. Pourquoi ?

Anne-Cécile Robert : C'est vrai, il faudrait faire la généalogie de ça. Pourquoi est-ce qu'on est arrivé à cette situation qu'on constate tous, de cette caste de gens qui se cooptent au pouvoir et qui ne représentent plus les peuples ? Alors il y a différentes explications.

Il y a des explications idéologiques. D'abord l'explication idéologique, c'est que depuis les années 50, vous avez eu une entreprise de colonisation idéologique, qui est partie des États-Unis, qui a été menée par des gens comme Hayek, au service des idées libérales, et qui ont consciemment colonisé les universités, les séminaires, les colloques, qui sont allés démarcher un par un les partis politiques, les syndicats, et qui petit à petit ont décervelé les syndicats. Et ça, c'est intéressant de le voir. C'est très bien analysé dans le livre de Serge Halimi, « Le grand bond en arrière. » C'est intéressant de voir - pour nous qui voulons renverser la vapeur - comment un petit groupe de gens décidés peuvent renverser des rapports de force idéologiques. A la limite, nous pourrions essayer d'avoir nous-mêmes une stratégie inverse pour revenir à d'autres idées. Donc il y a une dimension idéologique très forte.

Il y a une dimension sociale aussi, au sens où la politique en Europe s'est professionnalisée. Aujourd'hui, la politique est un métier et non plus un mandat. Donc, ça, c'est une perversion. Normalement, vous êtes élus, vous représentez les gens. Aujourd'hui, vous avez des professionnels de la politique. Et ça, ça favorise des classes plutôt aisées, des gens qui ont les moyens. D'ailleurs la politique est un métier risqué: si vous perdez votre mandat vous n'avez plus rien. Donc on a structurellement la promotion de gens qui appartiennent aux catégories aisées. Et l'une des solutions serait d'ailleurs de réfléchir à un statut de l'élu, qui permettrait à des gens des classes populaires d'être élus sans prendre le risque, si jamais ils ne sont pas réélus, de ne pas retrouver d'emploi après.

Troisième élément, ce sont les institutions. On a globalement depuis la guerre, des institutions de plus en plus autoritaires. C'est une évolution - je dis depuis la guerre, mais ça remonte même avant -... : on a l'idée qu'il faut des institutions efficaces. Alors, je ne sais pas, il y en a qui disent que c'est justement l'économie de guerre qui a militarisé les institutions. Je ne sais pas, il faudrait regarder. En tout cas, c'est un fait que nos institutions sont de plus en plus autoritaires, c'est-à-dire que les parlements, les instances collectives sont phagocytées, n'ont pas de pouvoir, et ce sont des individus - comme chez nous le président de la République - qui concentrent tous les pouvoirs. Et ça, c'est extrêmement pervers, parce que, comment un seul homme ou une seule femme peut-il représenter une collectivité? C'est insensé ! C'était extrêmement rare. On a vu dans l'histoire le général De Gaulle, à un moment donné il a été en phase avec toute la nation, il a embarqué la nation. Mais c'est extrêmement rare. Or on a basé notre système institutionnel sur cette idée qu'il peut y avoir un homme ou une femme providentiel. Et quand on y pense, c'est complètement absurde, parce que c'est vraiment le cas le plus rare.

Donc ces institutions autoritaires, il faut les remettre en cause et revenir à des formes collectives de pouvoir. Il y a toute une propagande depuis les années 50 contre les parlements, disant que les parlements ça prend du temps, qu'ils n'arrêtent pas de se renverser, que c'est instable, que c'est un peu le cirque, etc. Ça, c'est de la propagande. Si vous regardez les grands régimes parlementaires en France, la troisième république et la quatrième sont dits des régimes bâtisseurs. La IIIe République a construit l'école, elle a construit la sécurité sociale, le ministère du travail sous Clemenceau, etc. La IVème république, c'est elle qui a lancé, on est pour ou contre, le programme nucléaire, c'est elle qui a lancé l'industrialisation... Donc le parlementarisme n'est pas synonyme d'inefficacité. Contrairement à la propagande.

Et on pourrait avoir aujourd'hui - on en aurait besoin - des institutions qui font plus confiance à des instances collectives. Et ce d'autant plus que, comme on est dans une phase de recomposition idéologique, on a besoin d'une représentation diverse, plurielle. On ne pourra pas, encore moins aujourd'hui qu'il y a quelques années, avoir une personne, ou même une seule formation politique, qui va incarner la diversité politique. Parce qu'on est dans une recherche, le monde a tellement changé, qu'on est dans une pluralité de points de vues. Et c'est dans l'expression de cette pluralité de points de vues qu'on aura la solution. Et c'est pour ça d'ailleurs, entre parenthèses, que les candidats du Non ont échoué à l'élection présidentielle. L'élection présidentielle était totalement inadaptée à la représentation du Non, parce que le Non au traité constitutionnel européen de 2005, il n'était ni de gauche, ni de droite, c'était un Non populaire. C'était le Non de la souveraineté nationale. Donc il ne pouvait pas s'incarner en une seule personne, il ne pouvait pas s'incarner dans un camp. À la limite, on aurait dû demander, après le Non, la dissolution de l'Assemblée Nationale ou, comme je le disais tout à l'heure, l'élection d'une assemblée constituante, pour remettre en cause le jeu politique. Donc la question institutionnelle aujourd'hui, elle est devenue fondamentale, parce que les institutions sont des verrous. Et les partis politiques sont embarqués là-dedans. Ils sont composés de gens très honnêtes, ce n'est pas la question, ils ne sont pas pourris comme dans d'autres pays. Mais ils sont embarqués dans un système qui ne peut plus nous représenter. Et la seule façon, c'est de remettre les dés dans le gobelet et de recommencer une nouvelle partie. Et pour ça, c'est changer de constitution. Et ça ne peut se faire qu'en demandant l'avis du peuple. Parce que si ce sont les partis politiques actuels, UMP et PS qui rédigent la nouvelle constitution, on va reproduire les mêmes schémas. Donc il faut absolument avoir un processus ouvert de redéfinition de la constitution, et que, à minima, la révision actuelle de la constitution française soit soumise à un référendum et, à maxima, qu'on obtienne l'élection d'une assemblée constituante au suffrage universel, pour que, enfin, le peuple soit représenté dans sa diversité.

Pascale Fourier   : Des Sous... et des Hommes, toujours en compagnie d'Anne-Cécile Robert, rédactrice en chef adjointe du Monde Diplomatique.

Moi, ce qui m'apparaît, c'est que certains mots sont devenus tabous, en particulier dans les partis de gauche - dont je me sentirais moi par exemple plus proche - comme ceux de « nation ». Visiblement les partis de gauche avalisent tous, enfin du moins ceux qui visent à obtenir le pouvoir, l'idée de mondialisation sans en faire du tout d'analyse. On n'a pas le droit de parler de protection douanière, et tous sujets justement qui pourtant traînent encore dans le cœur des gens, des simples gens. Comment se fait-il justement que ces partis de gauche - qui normalement ont validité à représenter le peuple - n'entendent plus cela ?

Anne-Cécile Robert : L'un des problèmes est complètement idéologique, c'est-à-dire que les partis, les syndicats ont été colonisés idéologiquement par cette pensée qui dit que la nation, ce n'est pas bien, que les droits de douanes, ce n'est pas bien, etc. C'est une bataille idéologique qui a été menée à partir des années 50, mais très renforcée dans les années 80 et que, nous, en France, on a vécu sous Mitterrand paradoxalement, qui s'est fait le relais de ça. Donc on a un problème idéologique. La pensée dominante, dans les gens qui sont dans les universités, qui écrivent les livres, qui sont dans les médias - parce que les médias jouent un rôle très négatif là-dedans - la pensée dominante est une pensée hostile à la souveraineté populaire, hostile à la démocratie, très favorable au libéralisme, à la mondialisation, etc. Et ça, c'est un phénomène important.

Et ensuite les syndicats, les partis, mais même un certain nombre de grandes associations vivent une panne de représentation, elles aussi. Par la logique de l'efficacité institutionnelle, par la logique de la personnalisation, elles sont embarquées dans le plus petit dénominateur commun, c'est-à-dire qu'elles favorisent par la personnalisation, par l'idée qu'il faut être efficace - on ne va pas se perdre dans des débats qui fâchent ! -, le consensus mou, le plus petit dénominateur commun, et on valorise finalement l'esprit de soumission, le conformisme intellectuel. C'est l'une des grandes maladies du siècle que l'esprit critique, aujourd'hui, soit dénigré. On valorise les gens qui pensent comme les autres. Et du coup, le système se reproduit.

Donc il y a deux choses à faire. La déconstruction idéologique est déjà bien entamée :moi je constate, par les conférences que je fais, que les gens sont vraiment extrêmement au courant et affûtés par rapport à cela. C'est l'encadrement qui est, j'allais dire, contaminé par la pensée libérale et qu'il faut donc remettre en cause. Je sais que dans des syndicats il y a eu des scissions par exemple. Mais on s'aperçoit que dans le système politique, la logique de l'élection présidentielle fait qui n'y a jamais de scission. Vous avez à l'UMP et au PS des gens qui pensent mais complètement le contraire, mais ils restent ensemble. C'est complètement aberrant, il n'y a aucune raison quand on voit qu'ils pensent des choses complètement opposées. Mais pourquoi ils restent ensemble ? Parce qu'il faut conquérir le pouvoir, il faut devenir président. Ces institutions sont liberticides, elles entraînent des logiques d'embrigadement, d'enrégimentement des gens, qui favorisent le conformisme, la peopolisation, la dérive médiatique et l'étouffement de la diversité intellectuelle et de l'esprit critique.

Pascale Fourier   : J'ai une question idiote... : comment est-il possible pour quelqu'un de gauche de continuer d'avaliser des politiques qui amènent ce dont on entend parler tous les jours actuellement dans les médias - les « difficultés de pouvoir d'achat » comme ils disent, c'est-à-dire simplement le fait de ne pas réussir à s'acheter à manger éventuellement.. ? Comment ça se fait qu'ils arrivent intellectuellement à supporter ça ?

Anne-Cécile Robert : Il faudrait faire la généalogie de cet esprit de renoncement effectivement, qui affecte une partie des gens de gauche. Il y a plusieurs éléments, mais il faudrait une réflexion approfondie là-dessus.

Le premier, c'est, je pense, qu'on n'a pas fait l'analyse assez de ce qui s'est passé en Union soviétique. C'est-à-dire que, de l'échec de l'Union soviétique, on en a tiré la conclusion que toute pensée alternative au capitalisme conduisait au totalitarisme. Or c'est complètement faux, pour la simple et bonne raison déjà que la gauche ne s'est jamais réduite au parti communiste. Il y a toujours eu à gauche la social-démocratie, la démocratie chrétienne, le mouvement mutualiste, le syndicalisme, l'anarchisme, il y a toujours eu une pluralité de tendances. Mais on nous a englobés tous dans l'échec de l'Union soviétique. Et donc il faut qu'on arrive à dire: « Ce n'est pas notre histoire ! « . Au congrès de Tours, en 1920, il y a quand même plus de la moitié des gens qui refusent de marcher dans l'embrigadement soviétique et qui vont créer un autre parti: ça va devenir la social-démocratie, etc. Plus le mouvement anarchiste, etc. Donc on n'a jamais été englobé là-dedans. Mais il faut absolument se défaire de ça.

Après, il y a ce qu'on disait tout à l'heure, le fait que les institutions favorisent des gens qui ont des parcours qui vont en fait transformer au niveau politique leurs propres échecs ou leurs propres reniements. C'est-à-dire qu'on va avoir comme représentant des gens qui étaient peut-être de gauche il y a 20 ans qui, pour des raisons personnelles, ont bifurqué à droite, mais qui restent dans l'appareillage et qui se disent représentants de la gauche. Et le système a intérêt - on pourrait citer des noms mais, là, ça serait très méchant-, le système a intérêt à favoriser ces gens qui vont venir à la télévision raconter comment, quand ils étaient petits, ils étaient révolutionnaires et que ce n'était pas bien, et qu'ils brandissaient le poing, qu'ils voulaient transformer la société et que, franchement, ce n'est pas raisonnable. Et qui deviennent des personnages médiatiques... Il y a des figures du PS, il y en a plein, il y en a à la pelle – allez, disons des noms, de Michel Rocard à Julien Dray - qui viennent battre leur coulpe, et simplement ils nous racontent leur vie, ces gens ! Ils nous racontent simplement qu'ils se sont embourgeoisés, qu'ils ont renié leurs convictions. Et ils voudraient qu'on fasse tous pareils ! Voilà.

Donc il y a besoin de foutre un coup de pied dans cette fourmilière, et ça implique des choix douloureux. Notamment de rompre avec le jeu politique. Et là, je mets les pieds dans le plat, si on veut refonder la gauche, à un moment donné, il faudra se poser la question de la relation avec le PS. Qu'est-ce que font les gens qui veulent refonder la gauche au deuxième tour ? S'ils vont à nouveau avec le PS, ça veut dire qu'on recommence ! Donc il faut inclure dans le logiciel de refondation idéologique de la gauche, la refondation des institutions et du jeu politique. Sinon, immanquablement, on sera coincés dans des jeux à la con: avec qui je m'allie au deuxième tour, avec qui je vais parce qu'il faut bien avoir des places, etc. Donc les deux doivent être liés, la refondation idéologie de la gauche, la reconstitution de la lutte des classes sociales et la remise en cause du jeu politique. Sinon on est foutus : refonder la gauche, ça voudra dire recommencer comme avant.

Pascale Fourier   : Eh oui ! C'était donc Des Sous ... et des Hommes, avec Anne-Cécile Robert, rédactrice en chef adjointe du Monde Diplomatique.

Comme il faut que je me dépêche, je n'ai que le temps de vous dire que pour la dernière de Des Sous, on retrouvera la semaine prochaine Liêm Hoang Ngoc qui me fait l'honneur de venir dans cette dernière émission. Voilà. A La semaine prochaine.


 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 24 Juin 2008 sur AligreFM. Merci d'avance.