Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 24 OCTOBRE 2003

A propos de l’Europe… 1/2

Avec Anne-Cécile Robert, docteur en Droit, spécialiste de l'Union Européenne,et journaliste au Monde Diplomatique.

 

Pascale Fourier : Convention puis constitution européenne, référendum ou pas référendum ?... Je suis donc allée voir Anne-Cécile Robert au Monde Diplo, pour parler avec elle de l'Europe. Alors je dois être un peu comme tout le monde, en fin de compte je ne sais pas comment ça marche, l'Europe. Alors c'est par là que j'ai commencé et c'est la première question que je lui ai posée : "l'Europe, ça marche comment ?"

Anne-Cécile Robert : « L'Europe, comment ça marche ?? ». Vaste débat ! C’'est vrai que la construction européenne apparaît comme une construction loin des peuples, et c'est vrai qu'elle l'est puisque, historiquement, son fonctionnement est géré entre, d'une part, les représentants des gouvernements nationaux, et d'autre part des technocrates ou des techniciens qui sont notamment rassemblés au sein de la Commission Européenne. Ce n'est qu'après qu'on a construit un Parlement Européen, qui n'est pas pour l'instant un véritable Parlement tel qu'on peut les connaître chez nous, dans nos démocraties nationales, mais qui existe quand même et qui joue un certain rôle. Donc l'Europe fonctionne encore largement entre des politiques, des gouvernements, et tout le problème c'est de savoir quel contrôle on a sur nos gouvernements lorsqu'ils agissent à Bruxelles, souvent on ne sait pas, d'ailleurs, quand un de nos ministres va voter au conseil des ministres, s'il vote oui, s'il vote non, s'il est d'accord avec la Directive Européenne ou pas, donc il y a un problème de transparence. Et puis d'autre part il y a la Commission Européenne avec ses Commissaires qui sont supposés agir au nom de l'intérêt général de la Communauté Européenne, c'est-à-dire au dessus des intérêts nationaux, c'est leur mission fondamentale, ils doivent définir, au-delà des intérêts particuliers, quelque chose qui serait l'intérêt général de tous les européens. Alors le problème, c'est que, pour l'instant, la construction européenne étant une construction essentiellement économique, leur activité, c'est surtout de promouvoir les règles du marché, les règles économiques, et pas les règles sociales, pas les règles en matière de culture.

Pascale Fourier : Mais les commissaires européens, ce sont des technocrates ? Ils ne sont pas élus, d'où sortent-ils ? Combien sont-ils ?

Anne-Cécile Robert : Les Commissaires Européens sont choisis conjointement par les gouvernements des 15 pays membres de l'Union Européenne, et par le Parlement Européen. C'est un pouvoir intéressant du Parlement Européen, il approuve, par un vote, la composition de la Commission Européenne. Alors c'est sans doute abusif de dire des technocrates, parce que, disons que ce sont des fonctionnaires européens. Certains sont d'anciens ministres : vous avez eu, souvenez-vous, Madame Edith Cresson pour la France, qui avait été Premier Ministre ; vous avez Madame Papandreou, qui avait été Ministre en Grèce… Donc ce sont des fonctionnaires qui sont indépendants des gouvernements, qui prêtent serment, d'ailleurs, et qui sont supposés agir sans recevoir de consignes de leur Etat d'origine, et agir au nom de l'intérêt de la Communauté Européenne.

Pascale Fourier : Et eux, ils font des Directives… Mais qu'est-ce que c'est, une Directive ?

Anne-Cécile Robert : Alors ils font des propositions de Directives et de Règlements qui sont ensuite adoptées par le Parlement Européen et par les Ministres des 15 pays membres. Les Directives et les Règlements Européens, c'est un peu l'équivalent des lois nationales, c'est-à-dire que ce sont des textes de Droit, qui sont adoptés par les institutions de Bruxelles, et qui, une fois adoptées, s'appliquent directement dans les Etats membres. Et c'est la spécificité, d'ailleurs, de l'Union Européenne par rapport, par exemple, aux Nations Unies, c'est que les règles de l'Union Européenne s'appliquent avec la même force que des Lois nationales. Alors vous voyez bien le problème pour les Nations Unies… : quand les Nations Unies adoptent une résolution il n'y a aucun moyen de la faire appliquer ; sauf si un pays décide d'envoyer une force armée, il n'y a pas de force réelle des textes des Nations Unies. Pour l'Union Européenne, c'est exactement le contraire, vous avez des Règlements et des Directives qui sont l'équivalent de Lois, et c'est pour ça que la construction européenne a une si grande force, et s'est construite avec autant d'efficacité, c'est parce qu'on a prévu l'adoption de textes juridiques aussi puissants que des Lois.

Pascale Fourier : C'est la Commission qui a l'initiative de ces lois, pour ainsi dire ?

Anne-Cécile Robert : Oui, c'est la Commission qui fabrique les textes, et ensuite elle les propose au Parlement Européen et au Conseil des Ministres qui les adoptent.

Pascale Fourier : Et qu'est-ce qui prévaut dans leurs choix ? Enfin, ce sont des fonctionnaires qui sont à l'initiative de lois…, ça me paraît un peu étrange…

Anne-Cécile Robert : Comme la Commission Européenne est chargée de l'intérêt général de l'Union Européenne, on avait prévu que c'est elle qui devait en quelque sorte penser les textes de loi qui devaient s'appliquer à tous les européens. C'est pour ça qu'on lui a attribué ce pouvoir de rédiger des propositions de textes. Mais on ne lui a pas accordé le pouvoir de les adopter ( sauf dans le domaine de la concurrence, l'adoption relève des Ministres, et du Parlement Européen), la Commission Européenne étant obligée, lorsqu'elle fait une proposition de Directive ou de Règlement, de la faire conformément à ce qui est écrit dans les traités, c'est-à-dire qu'elle ne peut pas inventer, du jour au lendemain, et faire un texte, par exemple, dans le domaine de la protection des animaux si ce n'est pas écrit dans le traité. Donc elle est contrainte par le traité, et si jamais elle outrepasse ses pouvoirs, elle peut être condamnée par la Cour de Luxembourg.

Pascale Fourier : Quand vous dites "sauf dans le domaine de la concurrence" ? Là elle a les mains libres ???

Anne-Cécile Robert : Tout à fait. Elle a reçu un pouvoir autonome dans le domaine de la concurrence, et c'est pour ça qu'on entend souvent parler d'elle lorsqu'elle sanctionne une entreprise ou lorsqu'elle condamne un Etat, comme c'est le cas du gouvernement français, pour non-respect des règles de la concurrence ou des règles budgétaires. C'est qu'elle a reçu ces pouvoirs-là en propre.

Pascale Fourier : Et pourquoi ?

Anne-Cécile Robert : Alors ça, ça fait partie de la mythologie européenne, c'est parce qu'on a estimé la concurrence faisait partie du socle de la construction européenne, et que donc on pouvait l'attribuer à la Commission toute seule. Ceci dit, elle n'est pas non plus la bride sur le cou. Comme je le disais tout à l'heure, si elle outrepasse ses droits, elle peut être condamnée par la Cour de Luxembourg. Donc elle est tenue de respecter ce que disent les traités. Mais elle est un petit peu le gendarme du marché commun. Elle a des pouvoirs de police, qui lui permettent de sanctionner un Etat ou une entreprise qui n'agirait pas conformément aux règles du marché commun.

Pascale Fourier : Et le Parlement Européen, finalement, quel est son pouvoir, parce que parfois j'ai l'impression que j'élis quelqu'un mais je ne vois pas ce qu'il peut faire, le pauvre…

Anne-Cécile Robert : C'est vrai que c'est un peu le parent pauvre de la construction européenne. Au départ, quand on a fait l'Europe, on ne s'est pas du tout préoccupé de démocratie. On était simplement préoccupé de savoir si les Etats conserveraient leur souveraineté, donc l'idée d'un Parlement, on s'en fichait. Et c'est pour ça qu'historiquement le Parlement n'a que le pouvoir de donner un avis. Donc il donne un avis sur un texte, mais à la limite, les autres institutions peuvent s'en moquer. Et ce n'est que progressivement qu'on va lui donner un pouvoir d'influence, qui va s'agrandir. Ce n'est toujours pas le pouvoir de voter lui-même les lois Européennes, c'est ça qui est étonnant : c'est que c'est un Parlement qui ne fait pas la loi au sens où un Parlement national le fait. C'est un Parlement qui peut faire des amendements aux Directives et aux Règlements proposés par la Commission ; il peut faire des propositions de modifications de textes, et le maximum qu'il puisse faire, si vraiment il n'est pas d'accord avec le texte, c'est de l'empêcher d'être adopté, mais ce n'est pas lui qui peut le fabriquer. Le pouvoir traditionnel d'un Parlement national, c'est de fabriquer une loi : vous avez une commission qui se réunit, qui rédige une proposition de loi, souvent conjointement avec le gouvernement, et ensuite le Parlement, s'il est d'accord, adopte la loi. Dans le système européen c'est différent, le Parlement contribue à l'élaboration de la loi européenne, en faisant des amendements et des modifications, mais ce n'est pas lui qui a le dernier mot sur le texte ; il est obligé de partager ce pouvoir avec le Conseil des Ministres, qui, au bout du compte, adopte le texte.

Pascale Fourier : Ce que vous me dites là ne me semble pas toujours rassurant, mais pourtant il me semble qu'au départ la construction européenne s'était faite dans un bel esprit, pour favoriser la paix notamment…

Anne-Cécile Robert : Tout à fait, c'est dans les années 45 – 50 qu'on a pensé la construction européenne pour empêcher les guerres, et c'est vrai qu'on sortait de la 2e guerre mondiale avec ses millions de morts. L'Europe était complètement détruite, donc l'idée des "pères fondateurs" comme on dit dans la mythologie européenne, c'est-à-dire Jean Monnet et Robert Schumann principalement, deux français, c'était d'assurer la paix entre les européens. Et même très précisément dans l'idée de quelqu'un comme Jean Monnet, qui était un économiste, un fédéraliste convaincu, son idée, c'était de créer une construction européenne qui serait irréversible. Et il a pensé la construction européenne comme quelque chose de progressif qui s'approfondirait sans arrêt, de manière à ce que, au bout du compte, les européens ne puissent plus se séparer les uns des autres. Et il a dit qu'on allait commencer par faire l'économie ; donc au départ, c'était la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier ; ensuite on ferait un marché commun général, ça a été le cas de la Communauté Economique Européenne ; ensuite on passerait à la monnaie, et ensuite on devait passer à l'Europe politique, faire une Europe fédérale, une Europe des citoyens. Et son système a fonctionné jusque dans le domaine économique, c'est-à-dire qu'on est très lié dans le domaine économique, effectivement, on a même fait l'euro, mais on n'a pas réussi à franchir l'étape politique, c'est-à-dire à faire une Europe politique qui soit proche des citoyens et à faire une Europe démocratique et sociale. Et là, il y a une espèce de blocage. Dès qu'on sort du champ économique, les Etats-membres ne sont plus d'accord et on n'arrive plus à approfondir la construction européenne. Ce qui explique le déséquilibre dans lequel on est aujourd'hui, entre une superstructure économique très puissante et un petit nain démocratique et social.

Pascale Fourier : Parce que les Etats ont peur de perdre leurs prérogatives ?

Anne-Cécile Robert : C'est vrai, mais en même temps, dans le domaine économique, ils n'ont pas peur de les perdre, c'est ça qui est étonnant. Remettre en cause sa monnaie, c'est quand même quelque chose de très grave pour la souveraineté. Et il y a un décalage, puisque les Etats sont prêts à remettre en cause leur souveraineté quand il s'agit de l'économique, mais quand il s'agit du social ou d'autres champs, ils n'osent plus le faire. Et c'est certainement là un problème tout à fait politique, c'est-à-dire qu'on est prêt à faire une construction économique, pour l'instant libérale, mais on n’est pas prêt à faire une construction sociale et démocratique. Et ce blocage-là, à mon sens, ce seront les citoyens qui le dépasseront en l'imposant à leurs gouvernements.

Pascale Fourier : Pour le volet économique, il y avait une nécessité de faire l'Union, notamment pour empêcher la spéculation contre les monnaies…, c'est du moins ce que j'avais cru comprendre …

Anne-Cécile Robert : Au départ, il y avait dans les années 50 l'idée de reconstruire l'Europe détruite par la guerre ; il y avait l'idée d'assurer la sécurité alimentaire et c'est pour ça qu'on a fait la Politique Agricole Commune, qui est quasiment une politique soviétique à l'origine, pas du tout libérale pour le coup puisqu'on contrôlait tout, les prix, les marchés, … Et puis après, effectivement, la question de la monnaie a émergé parce que dans les années 70, le système monétaire international a été perturbé lorsque les Etats-Unis ont unilatéralement décidé de décrocher le dollar de l'or. Avant le dollar était accroché à l'or, ce qui faisait qu'il était stable, et à partir des années 70, il s'est décroché, ce qui a fait que les monnaies ont flotté, et on a abouti à une système très instable où en plus les monnaies européennes se faisaient concurrence les unes aux autres. Donc il est apparu l'idée de faire une monnaie unique qui assurerait la stabilité monétaire de l'Europe. Alors il faut quand-même rappeler qu'on a longtemps débattu de savoir s'il fallait faire une monnaie unique ou une monnaie commune. Ca paraît anecdotique comme ça, mais c'est très important, parce que la monnaie unique dans laquelle nous sommes aujourd'hui impliquait la suppression des monnaies nationales. D'où les fameux critères de convergence : il fallait que tous les pays se soumettent aux mêmes règles économiques, ce qui était d'une brutalité sans nom, puisqu'on demandait à un pays, comme par exemple le Portugal ou la Grèce, de se soumettre aux mêmes règles qu'un pays puissant comme l'Allemagne ou le Royaume-Uni. Ce qui explique l'addition sociale terrible qu'on a payée dans les années 90 ! La monnaie commune présentait l'avantage de conserver les monnaies nationales, donc on évitait le scénario uniformisateur précédent, et on avait une monnaie commune qui permettait à l'Europe de gérer ses échanges avec les Etats-Unis ou le Japon, et éventuellement de régler les échanges entre pays européens. Et on a choisi la monnaie unique pour des raisons complètement idéologiques parce qu'à l'époque c'était l'idéologie monétariste qui dominait, mais on aurait très bien pu faire la monnaie commune.

Pascale Fourier : On essaie, ces derniers temps, et on a essayé par Maastricht, de nous faire passer l'idée qu'il est important de faire l'Europe pour faire contre-poids aux Etats-Unis. Qu'est-ce qu'on peut dire sur ce sujet ?

Anne-Cécile Robert : C'est vrai que c'est ce qu'on nous avait dit au moment de Maastricht, mais malheureusement on constate que ce n'est absolument pas le cas. D'ailleurs, c'est ça qui est terrible, c'est qu'on a effectivement des instruments de puissance, l'Europe est très puissante, elle est riche, elle est la première puissance commerciale du monde, l'euro est la première monnaie du monde, mais tout ça ne donne pas une pensée politique, une vision politique. Et on constate que l'Europe est politiquement désunie, c'est-à-dire qu'elle ne sait pas quoi faire de son beau jouet, de ses belles institutions, de sa puissance économique, parce qu'elle n'a pas de vision politique. Et ce n'est pas en multipliant les instruments, en faisant une Constitution, en faisant de nouveaux instruments économiques, qu'on aura cette vision politique. Une vision politique, ça se construit. Et l'un des problèmes de l'Europe aujourd'hui, c'est qu'on n’a jamais de débat politique de fond sur pourquoi on veut faire l'Europe, pourquoi on est ensemble, quelles sont les valeurs de l'Europe qui la distingueraient par exemple des Etats-Unis, quel est le grand projet européen qui permettrait aux citoyens de tous les pays de s'y reconnaître, et qui justifieraient finalement tous les sacrifices qu'on nous fait faire depuis longtemps.

Pascale Fourier : Finalement, quelles que soient les personnes que j'entends, les journalistes, les hommes politiques quelle que soit leur couleur politique, tout le monde se dit, d'une façon ou d'une autre, européen, que ça soit pour défendre un espace économique ou pour s'opposer aux Etats-Unis, certains prônent un modèle social qui serait européen, et je n'arrive pas bien à comprendre ce qui pourrait me pousser, moi, à devenir européenne.

Anne-Cécile Robert : C'est vrai que c'est devenu un petit peu un discours obligé. On se proclame européen comme on se proclame républicain, mais finalement comme on ne sait pas de quoi on parle, tout ça n'est pas très précis. On pourrait dire que les européens ont de la chance d'avoir l'Union Européenne, paradoxalement. Parce quand on voit la jungle de la mondialisation libérale, actuellement, avec tous ces pays, toutes ces populations qui sont jetés en pâture aux marchés, quand on pense à l'Asie, à l'Afrique, à l'Amérique Latine, on peut dire que nous, en Europe, on a construit des règles communes, des institutions qui pourraient nous permettre de construire un îlot de protection au milieu de la jungle de la mondialisation libérale. Le problème, c'est que nos institutions européennes ne sont pas pour l'instant mises au service de ça. Elles sont, au contraire, mises au service d'un approfondissement de la jungle du libéralisme et des marchés. Mais le sens de l'Histoire serait de faire exactement le contraire, c'est-à-dire de mettre les institutions européennes au service de la promotion sociale, au service de la promotion de règles permettant de réguler le système économique qui aujourd'hui fonctionne contre les intérêts des peuples. Et ça, visiblement, ça n'est pas, pour l'instant, l'intention des gouvernements des pays européens qui sont tous, qu'ils se disent de droite ou de gauche, ralliés à l'idéologie du libéralisme économique le plus bête qui soit, et donc ce que nous devons faire, nous, en tant que citoyens, c'est de nous battre pour imposer d'autres choix de manière à ce que la construction européenne soit mise véritablement au service des peuples. Et c'est pour ça qu'il faut qu'on obtienne, absolument, un référendum sur la constitution européenne, parce que ce sera notre manière à nous de dire : « Faites une vraie Europe, une Europe sociale, une Europe démocratique », qui ne sera pas forcément une Europe fédérale, - on peut tout imaginer, ça peut très bien être une Europe des Etats-Nations comme disait le général De Gaulle, mais en tout cas, il faut que l'Europe mette sa puissance au service de la promotion sociale, au service de la démocratie comme ça a été son sens historiquement. Si on prend l'histoire de l'Europe depuis le XVIIIe siècle, elle a construit, petit à petit, l'Etat-providence, la protection sociale, les règles de solidarité, eh bien il faut qu'elle retrouve le sens de son histoire parce qu'aujourd'hui elle fait exactement le contraire de sa mission historique !

Pascale Fourier : Mais est-ce qu'il y a un réel pouvoir possible des citoyens au sein de cette Europe-là ? J'ai l'impression qu'en permanence les choses nous tombent sur la tête d'en haut, de la Commission, et qu'en plus de ça on nous prend un peu pour des imbéciles.. On ne peut pas comprendre le grand dessein qu'est l'Europe…, on nous dit qu'on ne peut pas décider de ce qui va se passer par rapport à la Constitution … ; j'ai l'impression d'une Europe qui nous méprise royalement !

Anne-Cécile Robert : Malheureusement, c'est comme ça que ça fonctionne ! On fait tout pour que les citoyens restent chez eux, et qu'ils laissent les gouvernements gouverner entre gens sérieux. C'est inadmissible parce que d'abord la démocratie ne fonctionne pas comme ça, et à un moment donné, on ne peut pas construire des institutions et un pouvoir si on n'a pas l'assentiment des peuples ! Donc il ne faut pas se laisser impressionner par ce discours qui a un but politique, qui est tout simplement de laisser gagner l'idéologie libérale au service des intérêts des marchés et des entreprises. Donc on nous fait du terrorisme intellectuel, du terrorisme politique pour nous empêcher de penser librement en tant que citoyens. Mais il n'y a aucune raison de se laisser impressionner par ça. La démocratie ne vit d'ailleurs, il faut se le rappeler, que si tout le monde peut s'exprimer. Personne n'a à priori raison, c'est quand tous les points de vue, de toutes les catégories sociales, de tous les corps de métier, de toutes les professions, et quand toutes les couches de la société s'expriment, qu'on a une véritable démocratie. Et aujourd'hui il faut absolument que le débat sur l'Europe se construise, avec un vrai débat, non pas comme on a eu sur Maastricht, ou "si vous ne votez pas pour ce texte, c'est le chaos". Il faut prendre le temps de débattre, et éventuellement si on dit « non » au prochain traité européen sur la constitution, ce ne sera absolument pas une catastrophe, simplement parce que les institutions européennes existent depuis 50 ans, elles sont solides, et si ce texte-là n'est pas adopté, on en fera un autre ! Donc il ne faut pas du tout se laisser impressionner par ça ! Si la Constitution européenne n'est pas adoptée, on adoptera un autre texte tout simplement.

Pascale Fourier : Comment pourrait-on faire une démocratie européenne ? Je vais vraiment sembler être quelqu'un de très fortement « nationaliste », mais j'arrive difficilement à le comprendre, parce que, si j'ai de l'intérêt pour cette démocratie, c'est parce que je peux me reconnaître dans l'histoire de la France et son histoire sociale en particulier, parce que je suis capable de débattre avec les personnes qui sont en face de moi, parce que j'ai la même langue, la même culture, pas forcément les mêmes référents mais une histoire commune, plutôt à gauche personnellement. Comment ce serait possible pour l'Europe ?

Anne-Cécile Robert : C'est vrai que la démocratie est liée historiquement à la nation. Parce qu'effectivement, on a un sentiment de vivre ensemble, et d'avoir des intérêts communs. Et une démocratie internationale, pour l'instant, on ne sait pas ce que c'est. Et en particulier la difficulté de l'Europe, c'est qu'il n'est pas évident pour un portugais ou un français de penser avoir les mêmes intérêts, le même avenir qu'un autrichien ou un suédois. Et effectivement, il manque ce qu'on appelle un « espace public européen », où l'Europe donnerait le sentiment d'avoir des intérêts communs, une vision commune. Alors, est-ce qu'il faut tirer la conclusion que l'Europe n'est pas possible ou que l'Europe n'est pas nécessaire ? Pas forcément, en tout cas il ne faut pas forcément voir l'Europe sur le modèle fédéral, c'est-à-dire selon l'idée qu'il faille faire de l'Union Européenne un Etat. Il faut peut-être faire une association d'Etats. Peut-être que l'un des problèmes, c'est qu'on veut calquer sur l'Europe le modèle étatique, et donc imposer aux citoyens européens une espèce d'Etat artificiel dans lequel ils ne se reconnaîtraient pas. C'est peut-être une erreur. Il faut peut-être penser l'Europe comme une association d'Etats-Nations. Et dans un 2e temps, il faut sans doute que l'Europe fasse un travail sur elle-même, c'est-à-dire qu'elle définisse, effectivement, ses points communs et ses intérêts. Cela aurait pu être le cas de la guerre en Irak, où par exemple la France et l'Allemagne ont défendu une vision du droit international. Ca pourrait être la mission de l'Europe de dire : "Nous sommes les amis du droit international des Nations-Unies" ; l'Europe pourrait dire : "Nos valeurs, c'est le soutien aux pays du sud, c'est la solidarité internationale et pas le marché" ; l'Europe pourrait dire : "Notre identité c'est le progrès social, pas la jungle des marchés". Mais tout ça se définit de manière concrète, au-delà des incantations. Donc il y a sans doute un débat à faire sur les valeurs européennes devant les citoyens…


 

 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 24 Octobre 2003 sur AligreFM. Merci d'avance.