Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 14 Février 2006

Les entreprises françaises gagnent des marchés à l'étranger: faut-il s'en réjouir?

Avec Gérard Duménil,Directeur de recherche au CNRS.

 

Pascale Fourier : I y a quelques temps, j'étais allé voir Gérard Duménil chez lui pour lui demander si le libéralisme mis en œuvre avait déjà existé avant la phase néolibérale que nous connaissons et j'en ai profité pour lui poser une petite question qui me taraudais. Quand j'écoute les médias, j'ai l'impression qu'il y a une certaine injonction au fait de me réjouir qu'un certain nombre de grandes entreprises françaises aient réussi à décrocher des marchés dans des pays tiers, et en particulier dans des pays du Tiers-Monde, des contrats du type contrat d'eau ou d'électricité. Or, je ne vois pas du tout en quoi cela peut apporter quelque chose aux "français de base", à vous et moi...

Gérard Duménil : D'abord il faut dire que c’est un grand débat historique. Parce que ce dont on est en train de parler là, c'est de la puissance française qu'on peut qualifier en l'occurrence d' "impérialiste" . "Impérialiste" dans le sens d'aller chercher à travers des méthodes qui sont des méthodes violentes, qu'il s'agisse de violence économique pure et simple ou de la violence directe comme la corruption la subversion, d'aller chercher des revenus, du capital, essentiellement, dans le reste du monde, dans une périphérie disons par rapport aux pays. C'est ça dont on parle. Et la question qui est posée, c’est : "Ah oui, mais la population française va bénéficier de cela parce que l'on aura des bons capitalistes, on aura de bonnes entreprises puissantes; il va donc y avoir des retombées". Ca, c'est quelque chose qui a été très discuté historiquement, pour savoir si effectivement les classes populaires du centre allaient bénéficier des avancées de leur classe dominante et de leurs grandes entreprises dans le monde, qu'il y aurait des retombées. Et même dans le débat politique, la question était posée de la façon suivante : est-ce que finalement à travers ces supposées retombées elles ne se trouvent pas corrompues du point de vue de leur capacité de lutte politique, parce que comme "ils vivent bien" entre guillemets, elles vont se trouver corrompues par cela. A l'aide de cette domination de pays moins avancés, les classes dirigeantes des pays du centre auraient la capacité de faire vivre mieux leurs couches populaires, et donc ces couches populaires ne percevraient plus leur position de classe exploitée...Ça, ça a été un débat dans dans la gauche révolutionnaire, qui a été un débat extrêmement important. Donc le problème est posé.

 

Il ne faut pas nier que oui, peut-être, d'une certaine façon, les couches populaires vont dans un sens tirer certains avantages de cette domination. Je vais prendre un exemple. Tout le monde connaît la marque Gap. Celle-ci fait fabriquer ses chemises au Guatemala. Il y a là ce qu'on appelle la "maquiladora", c'est-à-dire ses usines horribles où sont exécutés des travaux qui sont en général des travaux simples, qui ne mettent pas en jeu les technologies fondamentales. Les femmes fabriquent là des chemises pour des salaires de misère que je ne vous décris pas! Ensuite ses chemises arrivent dans nos pays. Pour nous, c'est formidable parce qu'on peut se payer une nouvelle chemise vraiment pas chère!! Et donc on bénéficie finalement des conditions d'exploitation de ces femmes. Parce qu'elles travaillent pour les salaires ridicules! Donc quels que soient les profits qui sont faits entre les deux par ces sociétés, elles ont quand même la capacité d'arriver à Boston (je dis ça parce que il est y a eu un mouvement d'opposition aux des États-Unis contre Gap justement, qui était beaucoup centrée à Boston), elles arrivent, on a ça, superbe dans les boutiques, et les gens achètent ça pour quelque dollars... C'est pareil en France.

Alors d'un certain point de vue, on en bénéficie. Le système capitalisme évidemment en bénéficie, parce que le problème, c'est celui de la négociation salarial: les salaires réels se sont bloqués pour ainsi dire dans le néolibéralisme. Si on arrive à fabriquer des chemises qui ne sont pas chères comme ça, c'est bien évidemment pour les couches qui vivent des profits du capital parce que ça leur permet de maintenir entre guillemets « le niveau de vie ». Mais en même temps, ça se fait dans des conditions de plus en plus avantageuses, c'est donc très bien pour la rentabilité du capital. De ce côté, c'est facile à comprendre... Historiquement, oui, peut-être que dans les années d'après-guerre la population française a pu bénéficier, d'une certaine façon, des conditions d'exploitation dans le reste du monde. Il n'y a pas à nier ca. Ça, c'est le premier point. Donc est-ce que c'est bon pour nous que les nos entreprises fassent bien, selon votre question. Réponse : peut-être dans une certaine mesure, oui, il peut y avoir certaines retombées de ce type, mais il faut bien comprendre qu’elles s’insèrent dans un cadre de fonctionnement beaucoup plus général du système où on retrouve tous les rapports de domination qu'on veut.

 

Mais il faut quand même dire ceci, c’est que nous entrons actuellement dans une nouvelle phase aussi du capitalisme de ce point de vue-là. Et que bien entendu, le grand enjeu maintenant, c'est la mise en concurrence des travailleurs du "centre" et de la "périphérie". Et donc toujours la menace, pas simplement de la délocalisation comme on dit, mais la menace de l'investissement étranger, qui est une réalité. Le travail est cher: on va mettre nos usines en Chine! Pourquoi ? Parce qu'un salaire chinois, c’est rien du tout, et en plus le taux de change de la Chine est ridicule, le cinquième de sa valeur! Donc une heure de travail chinois pour un américain, ça va coûter une cigarette ou deux. Donc il y a une menace qui est utilisée, qui est un chantage en réalité, par rapport aux classes de ces pays. Il y a une tentative actuellement, qui n'est pas simplement une tentative mais qui est une réalité, d'utiliser cette menace permanente. Il y a une firme aux Etats-Unis, dont le nom ne me vient pas tout de suite, - j'ai vu ça il y a une semaine, aux des États-Unis - , qui menace de licencier l'ensemble de son personnel, et de le réembaucher à un salaire divisé par trois! Et c'est sérieux! Alors ça n'est pas encore représentatif, mais pourquoi cette menace? Eh bien parce que si vous ne voulez pas ça, nous, on se met ailleurs!! Ce chantage, dont je donne l'exemple caricatural, est permanent, et il est partout.Il y a une espèce de polarisation.

 

Actuellement dans le mouvement altermondialiste, il y a un espèce d'internationalisme qui se développe. On n'est plus au temps où qui vous savez disait: " Produisons français! ". Ce n'est plus cela maintenant, l'opposition au capitalisme à l'échelle mondiale, et c'est un très grand progrès. Il y a donc un sentiment de solidarité d'une certaine façon qui se développe. Et je crois que, plus ce mouvement s'affirme historiquement, cette espèce de mise en concurrence, plus il est très important évidemment que les couches qui sont prises dans cette espèce de mâchoire, qui sont broyées dans cette mâchoire, ne se cabrent pas dans un réflexe nationaliste, mais comprennent bien qu’ils sont pris dans une machine avec un système de chantage qui les met en concurrence, évidemment, avec les travailleurs et les autres pays.

Et finalement, quelle est la logique de cela ? Eh bien c'est la détérioration des conditions de vie de tout le monde. J'ai travaillé sur l'Argentine.... mais vous comprenez bien que c'est terrible! Je pourrais vous montrer les courbes.... Eh bien vous verriez que dans les années 90 les salaires réels sont revenus au niveau des années 50! Une crise a commencé en 1998. Mais après l'effondrement de 2001, maintenant, ils sont encore plus bas, ils sont au niveau de 45 en termes de pouvoir d'achat! Eh bien cette histoire-là, si nous ne sommes pas capables de nous battre, ça nous pend au bout du nez! C'est ainsi, c'est la logique du système! Évidemment dans un pays comme celui-là, ça revêt des formes qui, pour nous, sont jugées caricaturales. En France, évidemment, c’est toujours plus compliqué, mais considérons les choses assez globalement: on a l'impression d'une stagnation des pouvoirs d'achat plus ou moins, plus les attaques contre les systèmes de protection, etc. Mais la logique qui se met en place à l'échelle mondiale, à travers ce gigantesque chantage, qui est transformé bien entendu en réalité, c'est une logique d'étouffement, constamment. Et on dit : "Mais ce n'est pas possible que cela arrive chez nous! ". Ce n'est peut-être pas encore possible chez nous, mais dans le reste du monde, -j'ai donné l'exemple de l'Argentine-, ça se fait! Alors attention!! Parce qu'on ne sait jamais...


Aux États-Unis, il y a des menaces très sérieuses... C'est commencé! Le niveau des salaires réels d'un travailleur dit "de production" dans ce pays, est actuellement au niveau de 1970! Evidemment, les hauts salaires, eux, sont hauts; ils ont continué à progresser. Mais, pour le travailleur de base, travailleurs de production aux États-Unis, ça veut dire 80 % des travailleurs, les salaires sont au niveau de pouvoir d'achat de 70! Nous, en France, on continue à se bercer de cette idée : " Mais ce n'est pas possible, mais ce n'est pas possible !" .Très bien, sauf que ça se fait ailleurs... À des degrés divers. Et dans les pays de la périphérie, eh bien ça se fait à des degrés qui sont caricaturaux. Donc, faisons attention. Certes nous bénéficions de l'installation de nos entreprises d'eau dans certains pays, par exemple l'Amérique latine.... Si les gens croient ça, je crois qu’ils s'illusionnent complètement!


Pascale Fourier : Finalement, avec l'exemple que vous avez pris de Gap en particulier, c'était des biens matériels, des chemises qu'on faisait quelque part puis qu'on ramenait dans le pays. Ça j'arrive éventuellement avoir quel intérêt je pourrais en tirer, moi, du moins si je m'envisage en tant que consommatrice, et pas en tant que salariée. Mais pour l'eau ? Ils ne vont pas me rapporter de l'eau ici.... Quel est l'intérêt que Vivendi finalement réussissent à prendre le marché de l'eau dans un pays d'Amérique latine par exemple? En quoi, moi, je devrais m'en réjouir ?


Gérard Duménil : Là, le seul raisonnement qui pourrait supporter cette idée que ça nous bénéficierait, c'est un raisonnement de retombées: des profits sont faits là-bas; ces profits vont être en grande partie d'ailleurs rapatriés, et donc nous allons bénéficier des retombées... En anglais, littéralement, le mot qui est utilisé pour dire ça, ça veut dire "dégouliner". Ça veut dire que ça va nous retomber dessus. C'est la logique du système: il y a des gens riches et c'est formidable qu'il y ait des gens riches, parce que les gens riches emploient des femmes de ménage, achètent des biens de luxe… Alors, nous, nous pourrons trouver un emploi dans une boutique de luxe, etc. Heureusement qu'il y a tous ces gens riches, vous comprenez!!! Là, il ne faut pas rêver: ça n'a absolument aucun sens!

Pascale Fourier  : L'idée c'est ça : ces entreprises vont faire des profits; ces profits vont être ensuite redistribués sous forme de dividendes, intérêts; les personnes qui avaient placé leur argent dans Vivendi vont gagner des sous; et comme ils ont gagné des sous, ils vont pouvoir avoir du menu personnel, ou des objets de luxe…

Gérard Duménil : Ils vont surtout pouvoir consommer en général. J'ai dit "domestique", parce que c'est un aspect aussi important des choses, mais je veux dire qu'ils vont pouvoir dépenser, qu'ils vont pouvoir consommer en général. Le raisonnement est le suivant : c'est bien qu’ils consomment, parce que s' ils consomment, ça fait de la demande, donc l'économie va croître. Mais ces raisonnements là, ils ne tiennent pas une minute! Parce que si on veut que l'argent intervienne à des endroits où cet argent va se transformer en consommation, - je dis "argent", je devrais dire "revenu" - , va se transformer en consommation, eh bien ce n'est pas dur!! Parce qu’évidemment, les plus gros consommateurs, c'est ceux qui ont très peu. Et ça, on le sait très bien!! Il suffit de donner à ceux qui ont très peu, et ils vont consommer. Mais ce n’est pas ça le problème dans le capitalisme, ce n’est pas ça du tout, le problème. Donc ce sont des raisonnements qui ne tiennent pas la route une seconde!

Pascale Fourier : Auxquels croient cependant des libéraux? Quelle est la logique pour un libéral ? Il faut donner de l'argent aux riches pour qu’ils consomment…

Gérard Duménil : Là nous sommes en train de faire un parallèle entre cette idée que des multinationales françaises fortes, qui purifient de l'eau quelque part dans le reste du monde, c'est bon pour nous, et puis c'est idée qu'il faut donner de l'argent aux riches. L'économie dominante, l’idéologie dominante, tout un ensemble de raisonnements. Ce raisonnement des retombées, c'est un raisonnement que l'on retrouve partout. En particulier, du temps de Reagan aux États-Unis, il y avait partout ce mot "dégouliner". Alors ça va nous "dégouliner" dessus ... A l'époque de Reagan, c'était ca, c'était le néolibéralisme : de très hauts revenus pour les riches. Et cela était censé retomber sur les autres... Aujourd'hui, c'est toujours la même idée. Qu'est-ce que c'est, cette idée-là ? C'est finalement l'idée que les avantages sont interdépendants, qu'il y a une espèce de « solidarité » entre guillemets qui se forme. Le fait qu'il y ait des très riches est bien pour ceux qui sont moins riches et qui vont devenir plus riches...

Or l'exemple de l'histoire du néolibéralisme est l'exemple de la vanité de cette question! Et quand je dis "vanité", je suis poli. Parce que ça ne tient pas debout une seconde! Pourquoi ? Eh bien parce que cela fait vingt-cinq ans que les revenus du capital augmentent. En France, par exemple, cela fait vingt-cinq ans! Cela fait vingt-cinq ans que les très hauts salaires augmentent! Je ne parle pas des États-Unis parce que là c'est véritablement caricatural!! Et les niveaux de vie de base, qu'est-ce qu'ils font ? ht bien ils stagnent! Ou bien comme je le disais, ils dégringolent dans d'autres parties du monde, et pour une très large fraction de la population aux États-Unis. C'est comme ça! Et il faut bien le comprendre, c'est permanent!!
Le néolibéralisme a été vendu comme modèle de croissance! Les pays de l'Amérique latine, du reste du monde, vont s'ouvrir, ils vont exporter, ils vont ceci, ils vont cela, ça va être formidable!!! Réponse : regardez les données!! Regardez ce qui se passe!! Il n'y a pas, à part un ou deux pays comme le Chili et encore, un pays qui s'en tirent. Prenons le Mexique, le "meilleur", le petit frère des États-Unis, celui qui est venu s'agglutiner comme ça... Eh bien ils avaient des taux de croissance jusqu'en 80 de 7 %; maintenant ils ont des taux de croissance de 2 % ou 2,5 % !! Attention ne croyez pas que dans les années 90, c'est mieux que dans les années 80.

Mais il faut bien comprendre l'incroyable puissance, l'incroyable puissance… l'incroyable culot…l'incroyable culot, disons de la propagande ! Quand on a un ministre vient nous dire : " Il y a du chômage en France parce que les Français ne veulent pas travailler", non mais vraiment, ce sont des informations éhontées, au sens étymologique du terme, impudiques, véritablement!! Mais c'est ce qu’est la propagande des classes dirigeantes, et de leurs représentants! Parce qu' il suffit de connaître un tout petit peu l'économie, il suffit de connaître un tout petit peu l'histoire sociale pour savoir que c'est complètement faux! Prenons l'exemple de la France. Nous avons le chômage, nous avons une croissance faible, les pouvoirs d'achat ne progressent pas. Mais la réponse est toujours la même : ce n’est pas parce que le néolibéralisme, ce n’est pas bien, c’est parce que on n'est pas encore assez néolibéral. Comme le disent certains aux Etats-Unis, l'extrême droite : "la France socialiste".... C'est ce qu'on appelle se foutre du monde!!!

Pascale Fourier : Et oui, c'était donc Des sous de des hommes, en compagnie de Gérard Duménil, dont vous pouvez retrouver les travaux à l'adresse suivante: http://www.jourdan.ens.fr/~levy/. Je ne peux par ailleurs à nouveau que vous conseiller la lecture de « Crise de sortie de crise », livre publié aux PUF et écrit par Gérard Duménil et Dominique Lévy. Vous pouvez aussi réécouter les émissions que Des sous a faites avec Gérard Duménil, sur le site www.des-sous-et-des-hommes.org: ce sont les émissions 69, 70, 71 et 128...À la semaine prochaine.


 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 14 Février 2006 sur AligreFM. Merci d'avance.