Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne
EMISSION DU 13 FEVRIER
2007
Libre-échange: quand la troisième mondialisation s'en mêle...
Avec Hakim El Karoui,
auteur de « L'avenir d'une exception » aux éditions
Flammarion. |
Pascale
Fourier
: Et notre invité sera Hakim El Karoui , auteur de «
L'avenir d'une exception » aux éditions Flammarion. Vous êtes un de ceux qui permettent l'émergence dans le débat de la thématique du néo- protectionnisme, en opposition au libre-échange intégral. Qu'est-ce qui justifie pour vous la nécessité du protectionnisme à l'heure actuelle ? Hakim El Karoui : Vaste question! Je crois que la première chose à voir, c'est l’évolution des rapports de force internationaux, parce que c'est vraiment là que se situe le cœur du sujet. Et c'est aussi par cet intermédiaire, je pense, qu'on peut avoir une approche qui n'est pas idéologique - même si je ne réfute pas du tout l’idéologie, idéologie ce n'est jamais qu'une façon de mettre en forme le monde: tout le monde à une idéologie. Mais moi, je ne suis pas favorable ou défavorable au libre-échange en tant que tel. Je pense que ce n'est pas le sujet.
Un autre enjeu, je pense, est moral. L'Amérique était la patrie de la liberté et devenue d'une certaine manière la patrie de l'oppression, avec des événements comme ceux de Guatanamo, qui à mon avis sont graves pour l'image de l'Amérique, mais qui sont surtout graves pour l'image que l'Amérique a d'elle-même: on peut le voir aussi sur l'évolution de la criminalité, l’évolution du nombre de condamnés à mort... Crise morale américaine qui ne se traduit pas par un délitement américain? Ca, je n'y crois pas, parce qu'il y a toujours une capacité politique, une capacité à "faire nation" importante, qui est une vraie puissance, mais qui en tout cas dit bien que c'est la fin de l'hyper puissance américaine donc parlait Bendrim. Donc ça, c'est l'Amérique. La deuxième chose, c’est la Chine. Je prends la Chine parce que c'est le pays emblématique, c'est le plus important, et c'est celui avec qui l'imbrication avec les États-Unis est la plus importante. Mais, en fait, c'est la Chine, c'est l'Inde, c'est le Brésil, c'est bientôt le Vietnam, etc. C'est l'idée que les nouveaux pays émergents sont en train de construire un nouveau rapport de forces internationales, dont la meilleure scène est à mon avis l’OMC, pour une raison simple, c’est qu’à l’OMC un pays égal une voix. Et on se rend compte qu'à l’OMC l'alliance entre l'Amérique et l'Europe ne permet plus aujourd'hui de faire passer des décisions. Les pays émergents alliés entre eux, alliés avec les pays occidentaux ou industrialisés, réussissent à bloquer les décisions. Et, quand on voit après, plus dans le détail, l'imbrication financière entre les États-Unis et la Chine, le fait que 20 % des biens de consommation consommés aux États-Unis sont importés de Chine, le fait que la Chine a aujourd'hui 1100 milliards, ou 1200 milliards de dollars de réserves dans les caisses de sa banque centrale, le fait que les États-Unis ont un déficit commercial d'à peu près 200 milliards de dollars vis-à-vis de la Chine - tout cela dit qu'en fait les Américains peuvent envoyer Paulson, le secrétaire au Trésor, peuvent envoyer Bush pour dire le chinois aux Chinois: "Réévaluez votre monnaie, etc", les Chinois ne font pas parce que tout simplement ce sont eux qui tiennent le dollar aujourd'hui. Et comme, en plus, ils ont beaucoup d'actifs en dollars, ce n’est doublement pas leur intérêt de réévaluer leur monnaie. Donc, on a ce rééquilibrage entre l'ancien Sud et l'ancien Nord. Et on a un schéma, si je reprends l'image du système solaire, où on passe d’un seul soleil à plusieurs soleils qui vont être plus petits, qui vont être régionaux à l'échelle de la planète: autour des Etats-Unis, autour de l'Europe, autour de l'ensemble sino-japonais (qui a vocation à se rapprocher même s'il y a des vraies tensions politiques et stratégiques internes), et puis peut-être autour d’un ensemble indien ou brésilien. Tout cela va continuer à se reconstruire.
Donc, rééquilibrage entre le Nord et le Sud d'un point de vue notamment économique... Et sur le plan de la régulation économique, ça a une conséquence majeure qui est celle que la vieille idée, qui n'a jamais été théorisé en tant que telle, mais qui me semble moi assez juste, ce qu'on appelle "l'inégalité protectrice", à savoir l'idée qu'en fait on a à gagner à l'inégalité entre le Nord et le Sud, via les avantages comparatifs, donc la spécialisation, la division internationale du travail, cette idée ne fonctionne plus.
Les partisans du libre-échange vont dire que les consommateurs y gagnent. Il est clair que dans certains domaines les consommateurs y gagnent. mais il est vrai aussi que, si on regarde le domaine du textile, en 2005, année de la fin des quotas, les prix du textile en France ont moins baissé qu'en 2004...parce que l'essentiel des marges a été chez les distributeurs, chez les marques !
Pascale Fourier: Et donc, face à tout cela, vous préconisez à un protectionnisme européen…C’est un vilain mot, ça… Hakim El Karoui : Oui. "Protectionnisme", c'est effectivement un très vilain mot ! Xénophobe, fasciste... en fait, en gros xénophobe... ce qui est assez extraordinaire s'agissant d'une façon de régler les échanges commerciaux internationaux! En fait, il y a évidemment des vraies raisons, historiques, et surtout des contresens historiques majeurs. D'abord, on confond le protectionnisme et l'autarcie. Moi, l'image que j'emploie, ce n'est pas celle d'une muraille de Chine, d'une barrière, c'est l'image d'une écluse. Une écluse, c'est quoi ? C'est un instrument par lequel on régule, et finalement on joue sur le temps. Il ne s'agit pas de dire qu'on ne va plus échanger avec la Chine ou avec l’Inde: il s'agit de dire qu'on va juste réguler ces échanges-là, et faire en sorte que, d'une façon ou d'une autre, on puisse redonner un petit peu de compétitivité aux salariés européens et pourquoi pas américains,et puis en même temps peut-être inciter les Chinois, indirectement, à développer plus leur marché intérieur, quitte à faire de la protection sociale. Mais, mon idée n'est vraiment pas qu'il faut dire aux Chinois quel est le bon mode de développement à suivre. Là aussi, les Européens sont très forts pour donner des leçons.... Il ne s'agit pas de donner des leçons. Il s'agit de le dire : "On a des gens qu'on veut protéger, pas parce qu'on est frileux et qu'on veut créer des rentes, mais effectivement parce que, derrière, il y a la cohésion des sociétés, l'avenir quand même d'un certain nombre de millions de personnes. Vu le rythme où ça va, ça ne marche plus, et c'est ce qu'ils disent". Donc en fait, c'est juste démocratique. Donc, je crois que derrière l'idée du protectionnisme, il y a l’idée que le dernier à avoir fait du protectionnisme, c'était Hitler. On oublie juste que les États-Unis ont été protectionnistes de leur naissance à peu près jusqu'aux des années 1970, que l'Europe s'est construite dans un grand marché de plus en plus construit à l'intérieur - ou de plus en plus libéré si vous voulez - avec des frontières commerciales extérieures très claires. L'Europe de 56 à 73, c'était ça: on construit petit à petit un grand marché intérieur, donc on lève les barrières internes, et donc on garde des barrières externes. En 73, ça a été cassé pour deux raisons: l'entrée de la Grande-Bretagne dans l'Europe et surtout les efforts des États-Unis via différents round du GATT, qui au fur et à mesure que l’Europe construisait sont marché intérieur, demandaient la levée des barrières extérieures. Il y a d'autres idées reçues sur le protectionnisme, mais je ne vais pas toutes les passer en revue... Il y a l'idée que ça a créé la crise de 29, alors que c'est exactement l'inverse: c'est la crise de 29 qui a créé une renationalisation des politiques commerciales. Et la dernière idée qui est vraiment très importante, c'est que le libre échange créerait de la croissance alors que le protectionnisme créerait la dépression. Quand on regarde l'histoire économique, on se rend compte que c'est exactement l'inverse. Lors de la première mondialisation, entre 1870 et 1914, il y avait un taux d'exposition aux échanges internationaux extrêmement important, encore plus important qu'aujourd'hui; et il y a eu plus de croissance quand il y a eu plus de protectionnisme. Pour une raison simple, c'est que le protectionnisme permet le développement du marché intérieur. Et le libre-échange casse le marché intérieur. Donc, il faut trouver un équilibre. Encore une fois, c'est une question de régulation. Et si on ne veut pas trouver cet équilibre, on crée un système qui polarise les économies, qui polarise les sociétés, qui est à mon avis aujourd'hui est porteur de délitement social et vraiment de risques politiques majeurs.
Hakim El Karoui : L'Europe, pour plusieurs raisons. Il y a une raison économique, il y a une raison politique. La raison économique, c'est que le risque du protectionnisme, c'est de créer des rentes. Et quand on fait du protectionnisme sur des marchés qui sont trop petits on créés des rentes, en fait assez rapidement, parce qu’il n'y a plus de concurrence. Et évidemment l'idée du protectionnisme s'inscrit dans l'économie de marché, elle ne s'inscrit pas contre l'économie de marché ou même contre l'économie libérale (on peut être libéral libre-échangiste et libéral protectionniste). Donc il y a une question de taille. Ensuite, - et c'est lié à la taille- , quand on a un marché comme aujourd'hui l'Europe de 500 millions d'habitants, le premier marché du monde, on peut considérer que le risque de la rente est faible parce qu' il y a une concurrence interne très forte et en même temps, même s'il y aurait beaucoup à dire sur les nouveaux adhérents, il y a quand même une forme de régulation qui se fait par les législations sociales, fiscales, qui ne sont évidemment pas les mêmes, mais qui sont quand même en voie de convergence, en tout cas qui sont plus proches à l'intérieur de l'Europe qu'à l'extérieur de l'Europe. Et puis il y a aussi de la redistribution, via des aides européennes. Ce qui manque, c'est notamment les mouvements de personnes. Donc, il y a une vraie raison économique.
Hakim El Karoui : J'aurais tendance à vous dire que vous n'avez pas complètement tort. Je ne devrais pas. Mais quand on analyse les forces politiques en présence au niveau européen, on voit bien qu'à l'intérieur de l'Europe, c'est une idée qui d'une certaine manière n'existe pas, mais qui pourtant, à mon avis, peut s'appuyer sur des soutiens à l'échelle d'un quiquennat... à commence, parmi les fondateurs de l'Europe, par les Luxembourgeois, qui n’ont pas de problèmes commerciaux, puisqu'ils n'ont pas d'industrie manufacturière, mais qui ont une certaine idée de l'Europe. Juncker par exemple n'est pas du tout hostile à ce genre d'idée.
Ensuite, il y a les pays de l'Est, qui aujourd'hui profitent à plein des délocalisations allemandes, puisque la croissance de l'Allemagne se fait via les pays de l'Est. Et on peut, je pense, leur expliquer à hauteur de 3-4 ans que la production est partie chez eux, mais que demain ce qui est parti chez eux partira au plus près des marchés, donc en Asie etc. Et puis, il y a les pays du Nord. Les pays du Nord, il n'y a aucune chance avec eux. Ils sont dans une logique qui est complètement différente, évidemment à commencer par l'Angleterre. En fait, il y a le vrai débat avec l'Allemagne, qui est le noeud du sujet. Moi je pense que les Allemands ont fait un choix qui est vraiment clairement totalement opposé. Ils ont un rendez-vous politique en 2008-2009 et on verra bien si ça fonctionne en 2008-2009. Ça a marché cette année parce qu'il y avait un effet de rattrapage, parce qu’il y avait la peur de la TVA. Moi je pense que ça ne marchera pas en 2008-2009. Les profits allemands aujourd'hui vont aux grandes entreprises, à certaines PME importantes qui exportent, mais ne vont pas du tout aux salariés, mais alors là pas du tout ! Donc, la question c'est : "Est-ce que les salariés allemands vont se révolter contre ce système? " . Quant aux français, il y a quand même une légitimité démocratique à poser une question sur la réorientation de l'Europe, c'est le référendum de 2005. Moi, ma volonté c'était que ce que ce débat-là soit dans la présidentielle de 2007, qu'il soit porté par un candidat, et à mon avis il gagnait l'élection avec ça, ce qui permettait d'avoir une légitimité démocratique pour en discuter avec nos partenaires européens, même si a priori ils sont idéologiquement contre.
Voilà. À la semaine prochaine, avec Hakim El Karoui et pour deux semaines encore.
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Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 13 Février 2007 sur AligreFM. Merci d'avance. |