Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 13 FEVRIER 2007

Libre-échange: quand la troisième mondialisation s'en mêle...

Avec Hakim El Karoui, auteur de « L'avenir d'une exception » aux éditions Flammarion.

 

Pascale Fourier : Et notre invité sera Hakim El Karoui , auteur de « L'avenir d'une exception » aux éditions Flammarion.
Imaginez-vous que nous allons écouter Hakim El Karoui pendant trois semaines. C’est qu'il a écrit un livre riche, novateur dans les mises en relation qu'il fait, un livre dense, mais dans le bon sens du terme. Hakim El Karoui se présente lui-même comme celui qui a été la plume de Jean-Pierre Raffarin -et ça pourrait faire grincer les dents de certains... Mais qu'importe! Ce qu'il dit, ce qu'il propose, est plus qu'intéressant. Et vous constaterez comme moi, que quoiqu'investi dans la politique, jamais il ne perd de vue ceux qu'on pourrait appeler "les humbles" et la nécessité que tous puissent vivre dignement. Mais, plus intéressant peut-être que le fait qu'il ait été la plume de Raffarin, il est ancien élève de l'École Normale Supérieure et agrégé de géographie. Pas économiste, géographe! Et c'est sans doute ce qui lui permet de mieux penser le monde en tant qu'ensemble géopolitique divers, ce qui est essentiel pour comprendre la mondialisation, et ce dont il va témoigner dans la première plage d'intervention.
Je lui avais dit que je laissais parler mes invités sans les interrompre. Il en a profité au maximum: c'est parti pour dix minutes de réflexion.

Vous êtes un de ceux qui permettent l'émergence dans le débat de la thématique du néo- protectionnisme, en opposition au libre-échange intégral. Qu'est-ce qui justifie pour vous la nécessité du protectionnisme à l'heure actuelle ?

Hakim El Karoui : Vaste question! Je crois que la première chose à voir, c'est l’évolution des rapports de force internationaux, parce que c'est vraiment là que se situe le cœur du sujet. Et c'est aussi par cet intermédiaire, je pense, qu'on peut avoir une approche qui n'est pas idéologique - même si je ne réfute pas du tout l’idéologie, idéologie ce n'est jamais qu'une façon de mettre en forme le monde: tout le monde à une idéologie. Mais moi, je ne suis pas favorable ou défavorable au libre-échange en tant que tel. Je pense que ce n'est pas le sujet.


La question, c’est : "Est-ce que ça marche ?". Dans une réflexion politique, la première question qu'on se pose, c'est: " Est-ce qu'on a la bonne solution face à la réalité ?". Et donc, il faut partir de la réalité. Et la réalité aujourd'hui, je pense qu'en Occident on a un peu du mal à l'admettre; je crois qu'on la voit, mais on n'admet pas ses conséquences et ses fins dernières. Je crois qu'on est entré dans une nouvelle phase de la mondialisation, qui est d'une certaine manière une troisième mondialisation , si on considère que la mondialisation britannique au XIX° et puis la mondialisation américaine dans la seconde partie du XXe siècle et surtout à la fin du XXe siècle se sont achevées avec en fait un rééquilibrage des puissances au niveau mondial. Jusqu'en 2003 - à mon avis, la césure, c'est la guerre en Irak, et évidement pas le 11 septembre -, on a l'idée que le monde est organisé autour des États-Unis, avec une image que j’aime bien, qui est celle du système solaire, avec un soleil américain, d'une certaine manière, et des planètes qui tournent autour, avec une positivité ou une négativité vis-à-vis des États-Unis, mais qui en tout cas tournent autour, et qui se positionnent par rapport à eux, en "pour" ou "contre" eux.


A partir de 2003, en fait avec l'émergence de la Chine plus qu'avec les événements au Proche-Orient, on se rend compte que les États-Unis se rendent compte -et ça Emanuel Todd l'avait bien montré dans « Aprés l'Empire »- , que eux qui se croyaient indispensables sont devenus dépendants sur le plan économique, que eux qui se croyaient invincibles sur le plan militaire sont devenus vulnérables. En Irak évidemment, mais aussi en Afghanistan, on l’oublie trop , où il y a eu cette guerre suivie d'une "nation building" américain, qui échoue, avec des Américains qui se désengagent aujourd'hui, qui se sont désengagés au fil du temps, et qui ne réussissent plus à tenir leur vieille doctrine militaire qui était celle des deux théâtres. À l'époque, c'était un théâtre européen et un théâtre asiatique face à l'Union soviétique; ça s’était transformé en l'occurrence en un théâtre afghan et un théâtre irakien d’ intervention militaire. Donc, aujourd'hui on se rend compte qu’en Afghanistan, ils se sont désengagés, en Irak, tout le monde connaît la situation, et que donc, même sur le plan militaire, même avec le plus gros budget militaire américain depuis 1945, c'est-à-dire vraiment en état de guerre, les Américains n'ont plus la capacité stratégique d'intervention absolue.

Un autre enjeu, je pense, est moral. L'Amérique était la patrie de la liberté et devenue d'une certaine manière la patrie de l'oppression, avec des événements comme ceux de Guatanamo, qui à mon avis sont graves pour l'image de l'Amérique, mais qui sont surtout graves pour l'image que l'Amérique a d'elle-même: on peut le voir aussi sur l'évolution de la criminalité, l’évolution du nombre de condamnés à mort... Crise morale américaine qui ne se traduit pas par un délitement américain? Ca, je n'y crois pas, parce qu'il y a toujours une capacité politique, une capacité à "faire nation" importante, qui est une vraie puissance, mais qui en tout cas dit bien que c'est la fin de l'hyper puissance américaine donc parlait Bendrim. Donc ça, c'est l'Amérique.

La deuxième chose, c’est la Chine. Je prends la Chine parce que c'est le pays emblématique, c'est le plus important, et c'est celui avec qui l'imbrication avec les États-Unis est la plus importante. Mais, en fait, c'est la Chine, c'est l'Inde, c'est le Brésil, c'est bientôt le Vietnam, etc. C'est l'idée que les nouveaux pays émergents sont en train de construire un nouveau rapport de forces internationales, dont la meilleure scène est à mon avis l’OMC, pour une raison simple, c’est qu’à l’OMC un pays égal une voix. Et on se rend compte qu'à l’OMC l'alliance entre l'Amérique et l'Europe ne permet plus aujourd'hui de faire passer des décisions. Les pays émergents alliés entre eux, alliés avec les pays occidentaux ou industrialisés, réussissent à bloquer les décisions. Et, quand on voit après, plus dans le détail, l'imbrication financière entre les États-Unis et la Chine, le fait que 20 % des biens de consommation consommés aux États-Unis sont importés de Chine, le fait que la Chine a aujourd'hui 1100 milliards, ou 1200 milliards de dollars de réserves dans les caisses de sa banque centrale, le fait que les États-Unis ont un déficit commercial d'à peu près 200 milliards de dollars vis-à-vis de la Chine - tout cela dit qu'en fait les Américains peuvent envoyer Paulson, le secrétaire au Trésor, peuvent envoyer Bush pour dire le chinois aux Chinois: "Réévaluez votre monnaie, etc", les Chinois ne font pas parce que tout simplement ce sont eux qui tiennent le dollar aujourd'hui. Et comme, en plus, ils ont beaucoup d'actifs en dollars, ce n’est doublement pas leur intérêt de réévaluer leur monnaie.

Donc, on a ce rééquilibrage entre l'ancien Sud et l'ancien Nord. Et on a un schéma, si je reprends l'image du système solaire, où on passe d’un seul soleil à plusieurs soleils qui vont être plus petits, qui vont être régionaux à l'échelle de la planète: autour des Etats-Unis, autour de l'Europe, autour de l'ensemble sino-japonais (qui a vocation à se rapprocher même s'il y a des vraies tensions politiques et stratégiques internes), et puis peut-être autour d’un ensemble indien ou brésilien. Tout cela va continuer à se reconstruire.


Et puis enfin, il y a un événement qui occupe beaucoup l'actualité, mais qui me semble, moi d'un point de vue géopolitique assez mineur, mais qui est important pour les consciences et pour la façon dont l'Occident se voit, qui est la crise de transition des sociétés arabes, qui se traduit par un anti-occidentalisme extrêmement virulent, sur lequel on pourra revenir plus tard. Mais, puisque j’essaie de parler de protectionnisme, je crois que ce n'est vraiment cela l’enjeu...

Donc, rééquilibrage entre le Nord et le Sud d'un point de vue notamment économique... Et sur le plan de la régulation économique, ça a une conséquence majeure qui est celle que la vieille idée, qui n'a jamais été théorisé en tant que telle, mais qui me semble moi assez juste, ce qu'on appelle "l'inégalité protectrice", à savoir l'idée qu'en fait on a à gagner à l'inégalité entre le Nord et le Sud, via les avantages comparatifs, donc la spécialisation, la division internationale du travail, cette idée ne fonctionne plus.


Si on prend la Chine, on se rend compte que, en théorie, les salaires devraient monter en Chine. Sauf que avec la quantité de travailleurs peu qualifiés, le fait qu’il y ait 130 millions de travailleurs migrants, etc, il y a un stock considérable qui permet aux industriels chinois de garder un salaire peu qualifié extrêmement bas. Et quand on regarde les chiffres, ce salaire-là n’augmente pas. Du coup, ça pèse sur les salaires européens. Ensuite, normalement un nouveau marché devrait émerger en Chine. Il y a un nouveau marché, clairement pour les produits de luxe, parce qu’il y a vraiment une nouvelle classe, via l’hyper-capitalisme chinois, importante. Je voyais un dirigeant d'Hermès récemment qui disait: "On vend beaucoup de cravates en Chine". Les gens d'Hermès, c'est sûr! Mais la classe moyenne ne se développe pas. Pour une raison simple, c'est qu'il y a 50 % de taux d'épargne, ce qui est lié au choix du système hyper-capitalisme chinois, au sens où il n'y a pas de protection sociale, il n'y a pas de retraite, il n'y a pas de couverture maladie, et donc les gens épargnent considérablement pour leur avenir, pour leurs familles etc. Donc la classe moyenne évidemment se développe, mais elle ne se développe pas à la vitesse à laquelle elle devrait se développer. Du coup, le nouveau marché chinois, d'une certaine manière, se fait attendre.


Ensuite, il n'y a pas de spécialisation des Chinois dans la faible valeur ajoutée. Tout ce qu'on entend sur la Chine, "l'usine du monde", c’est très bien, mais ce ne sont pas les usines du XIX° siècle, ce sont les usines du XXIe siècle. Il y a des usines du XIXe siècle, avec les conditions de travail, etc, qu'on connaît, mais il y a aussi les usines du XXIe siècle. Et ça, c'est le quatrième point vraiment important: les Chinois remontent pas à pas toutes les marches de la valeur ajoutée. Et par conséquent l'Occident, - encore une fois je parle de dans cinq ans, dans dix ans -, l'Occident ne va pas avoir, contrairement à ce qu'il croit encore aujourd'hui, le monopole en gros de "l'intelligence". Cette vieille division du monde entre "nous, on est les gens du Nord, on est intelligents, et puis il y a les gens du Sud qui sont à la traîne, pour ne pas dire qu'ils sont bêtes et idiots", cette division-là ne marche plus.

Les partisans du libre-échange vont dire que les consommateurs y gagnent. Il est clair que dans certains domaines les consommateurs y gagnent. mais il est vrai aussi que, si on regarde le domaine du textile, en 2005, année de la fin des quotas, les prix du textile en France ont moins baissé qu'en 2004...parce que l'essentiel des marges a été chez les distributeurs, chez les marques !


Donc, il ne s'agit pas de dire que tout cela est bien en général ou que c'est mal en général: il s'agit de reconnaître que déjà avant ça ne marchait pas - on reviendra peut-être sur le vrai chiffres du chômage... - mais qu'en en tout cas aujourd'hui et tendanciellement, il est clair que ça ne peut plus fonctionner.


Et moi, il me semble que c'est ce qu'ont dit que les Français en 2005. Jétais à Matignon, j'ai voté Oui, pour des raisons techniques, parce que le traité donnait plus de poids à la France.... Mais je pense qu'il faut entendre ce qu'ils nous ont dit, ce qu'ils ont dit, et ce qu'ils vont dire bientôt à l'élection. Là, on est toujours dans un système fermé où moi je sais qu'il va y avoir des surprises colossales à l'élection présidentielle et aux législatives: on peut très bien se retrouver avec une cohabitation; on peut très bien se retrouver avec des phénomènes complètement inattendus, un Le Pen qui continue de monter, un Bayrou qui est aujourd'hui sur le positionnement de Le Pen d'une certaine manière, etc. Le système est en crise, et comme dirait Chirac, la maison brûle et nous regardons ailleurs....

Pascale Fourier: Et donc, face à tout cela, vous préconisez à un protectionnisme européen…C’est un vilain mot, ça…

Hakim El Karoui : Oui. "Protectionnisme", c'est effectivement un très vilain mot ! Xénophobe, fasciste... en fait, en gros xénophobe... ce qui est assez extraordinaire s'agissant d'une façon de régler les échanges commerciaux internationaux!

En fait, il y a évidemment des vraies raisons, historiques, et surtout des contresens historiques majeurs. D'abord, on confond le protectionnisme et l'autarcie. Moi, l'image que j'emploie, ce n'est pas celle d'une muraille de Chine, d'une barrière, c'est l'image d'une écluse. Une écluse, c'est quoi ? C'est un instrument par lequel on régule, et finalement on joue sur le temps. Il ne s'agit pas de dire qu'on ne va plus échanger avec la Chine ou avec l’Inde: il s'agit de dire qu'on va juste réguler ces échanges-là, et faire en sorte que, d'une façon ou d'une autre, on puisse redonner un petit peu de compétitivité aux salariés européens et pourquoi pas américains,et puis en même temps peut-être inciter les Chinois, indirectement, à développer plus leur marché intérieur, quitte à faire de la protection sociale. Mais, mon idée n'est vraiment pas qu'il faut dire aux Chinois quel est le bon mode de développement à suivre. Là aussi, les Européens sont très forts pour donner des leçons.... Il ne s'agit pas de donner des leçons. Il s'agit de le dire : "On a des gens qu'on veut protéger, pas parce qu'on est frileux et qu'on veut créer des rentes, mais effectivement parce que, derrière, il y a la cohésion des sociétés, l'avenir quand même d'un certain nombre de millions de personnes. Vu le rythme où ça va, ça ne marche plus, et c'est ce qu'ils disent". Donc en fait, c'est juste démocratique.

Donc, je crois que derrière l'idée du protectionnisme, il y a l’idée que le dernier à avoir fait du protectionnisme, c'était Hitler. On oublie juste que les États-Unis ont été protectionnistes de leur naissance à peu près jusqu'aux des années 1970, que l'Europe s'est construite dans un grand marché de plus en plus construit à l'intérieur - ou de plus en plus libéré si vous voulez - avec des frontières commerciales extérieures très claires. L'Europe de 56 à 73, c'était ça: on construit petit à petit un grand marché intérieur, donc on lève les barrières internes, et donc on garde des barrières externes. En 73, ça a été cassé pour deux raisons: l'entrée de la Grande-Bretagne dans l'Europe et surtout les efforts des États-Unis via différents round du GATT, qui au fur et à mesure que l’Europe construisait sont marché intérieur, demandaient la levée des barrières extérieures.

Il y a d'autres idées reçues sur le protectionnisme, mais je ne vais pas toutes les passer en revue... Il y a l'idée que ça a créé la crise de 29, alors que c'est exactement l'inverse: c'est la crise de 29 qui a créé une renationalisation des politiques commerciales. Et la dernière idée qui est vraiment très importante, c'est que le libre échange créerait de la croissance alors que le protectionnisme créerait la dépression. Quand on regarde l'histoire économique, on se rend compte que c'est exactement l'inverse. Lors de la première mondialisation, entre 1870 et 1914, il y avait un taux d'exposition aux échanges internationaux extrêmement important, encore plus important qu'aujourd'hui; et il y a eu plus de croissance quand il y a eu plus de protectionnisme. Pour une raison simple, c'est que le protectionnisme permet le développement du marché intérieur. Et le libre-échange casse le marché intérieur.

Donc, il faut trouver un équilibre. Encore une fois, c'est une question de régulation. Et si on ne veut pas trouver cet équilibre, on crée un système qui polarise les économies, qui polarise les sociétés, qui est à mon avis aujourd'hui est porteur de délitement social et vraiment de risques politiques majeurs.


Pascale Fourier : Mais pourquoi choisir l'Europe… ?

Hakim El Karoui : L'Europe, pour plusieurs raisons. Il y a une raison économique, il y a une raison politique.

La raison économique, c'est que le risque du protectionnisme, c'est de créer des rentes. Et quand on fait du protectionnisme sur des marchés qui sont trop petits on créés des rentes, en fait assez rapidement, parce qu’il n'y a plus de concurrence. Et évidemment l'idée du protectionnisme s'inscrit dans l'économie de marché, elle ne s'inscrit pas contre l'économie de marché ou même contre l'économie libérale (on peut être libéral libre-échangiste et libéral protectionniste). Donc il y a une question de taille. Ensuite, - et c'est lié à la taille- , quand on a un marché comme aujourd'hui l'Europe de 500 millions d'habitants, le premier marché du monde, on peut considérer que le risque de la rente est faible parce qu' il y a une concurrence interne très forte et en même temps, même s'il y aurait beaucoup à dire sur les nouveaux adhérents, il y a quand même une forme de régulation qui se fait par les législations sociales, fiscales, qui ne sont évidemment pas les mêmes, mais qui sont quand même en voie de convergence, en tout cas qui sont plus proches à l'intérieur de l'Europe qu'à l'extérieur de l'Europe. Et puis il y a aussi de la redistribution, via des aides européennes. Ce qui manque, c'est notamment les mouvements de personnes. Donc, il y a une vraie raison économique.


Et puis, la raison politique, qui est encore à mon avis plus importante, c'est qu'aujourd'hui l'Europe s'est inscrite dans un schéma où en fait tous les Etats se font concurrence entre eux. On voit très bien la concurrence fiscale en ce moment, mais ce qu'on voit moins, c'est le choix de l'Allemagne de la compétitivité à tout prix, qui est très cohérent avec le système. C'est l'agenda 2010 de Schröder qui rentre maintenant en application. Ca a redonné de la compétitivité aux entreprises allemandes à l'exportation, mais le problème, c'est que ça s'est fait au détriment du marché intérieur, et donc au détriment de la consommation allemande de produits importés en Allemagne, notamment européens. Et une bonne partie du déficit commercial français et italien aujourd'hui, c'est la sous-consommation allemande. Donc, le protectionnisme, ça a un intérêt, c’est que ça crée un intérêt général commun. Et le cas de l'Allemagne est très intéressant. Au XIXe siècle, en 1834, les Etats allemands, les principautés allemandes, ont fait le Zollverein, et quarante ans après, elles ont fait l'union qui n’avait pas été possible parce que jusque là il y avait des intérêts divergents. À partir du moment où on crée un grand marché intérieur, avec des frontières commerciales extérieures, on crée en fait un espace d'intérêt commun. Et le vrai problème de l'Europe aujourd'hui, c'est de recréer cet espace d'intérêt commun qui a complètement disparu. Et, vu la taille des ensembles avec lesquels il faut dialoguer, l'ensemble américain, l'ensemble chinois, l'ensemble indien… il faut le faire à la même taille. Et cette taille ne peut être qu’européenne - ce qui pose un autre problème qui est celui de la mise en oeuvre...


Pascale Fourier : Moi, j'aurais tendance à vous dire : " Ce ne sera jamais possible de mettre en place un protectionnisme au niveau européen, parce que les forces politiques ne sont pas prêtes à ça dans les différents pays..."...

Hakim El Karoui : J'aurais tendance à vous dire que vous n'avez pas complètement tort. Je ne devrais pas. Mais quand on analyse les forces politiques en présence au niveau européen, on voit bien qu'à l'intérieur de l'Europe, c'est une idée qui d'une certaine manière n'existe pas, mais qui pourtant, à mon avis, peut s'appuyer sur des soutiens à l'échelle d'un quiquennat... à commence, parmi les fondateurs de l'Europe, par les Luxembourgeois, qui n’ont pas de problèmes commerciaux, puisqu'ils n'ont pas d'industrie manufacturière, mais qui ont une certaine idée de l'Europe. Juncker par exemple n'est pas du tout hostile à ce genre d'idée.


Je pense que l'Italie économiquement a toutes les raisons du monde de se rallier à ce genre d'idée. Il se trouve que Prodi veut être dans le dogme et dans la norme, donc il y aura une certaine difficulté intellectuelle, mais je ne pense pas politique.

Ensuite, il y a les pays de l'Est, qui aujourd'hui profitent à plein des délocalisations allemandes, puisque la croissance de l'Allemagne se fait via les pays de l'Est. Et on peut, je pense, leur expliquer à hauteur de 3-4 ans que la production est partie chez eux, mais que demain ce qui est parti chez eux partira au plus près des marchés, donc en Asie etc.

Et puis, il y a les pays du Nord. Les pays du Nord, il n'y a aucune chance avec eux. Ils sont dans une logique qui est complètement différente, évidemment à commencer par l'Angleterre.

En fait, il y a le vrai débat avec l'Allemagne, qui est le noeud du sujet. Moi je pense que les Allemands ont fait un choix qui est vraiment clairement totalement opposé. Ils ont un rendez-vous politique en 2008-2009 et on verra bien si ça fonctionne en 2008-2009. Ça a marché cette année parce qu'il y avait un effet de rattrapage, parce qu’il y avait la peur de la TVA. Moi je pense que ça ne marchera pas en 2008-2009. Les profits allemands aujourd'hui vont aux grandes entreprises, à certaines PME importantes qui exportent, mais ne vont pas du tout aux salariés, mais alors là pas du tout ! Donc, la question c'est : "Est-ce que les salariés allemands vont se révolter contre ce système? " .

Quant aux français, il y a quand même une légitimité démocratique à poser une question sur la réorientation de l'Europe, c'est le référendum de 2005. Moi, ma volonté c'était que ce que ce débat-là soit dans la présidentielle de 2007, qu'il soit porté par un candidat, et à mon avis il gagnait l'élection avec ça, ce qui permettait d'avoir une légitimité démocratique pour en discuter avec nos partenaires européens, même si a priori ils sont idéologiquement contre.


Pascale Fourier : C'était donc Des sous Et Des Hommes, en compagnie de Hakim El Karoui, auteur de " L'avenir d'une exception » aux éditions Flammarion: dans la première partie de son livre, il développe très finement la notion de "troisième mondialisation", qu’il a explicitée en première partie de cette émission. Je ne peux que vous conseiller la lecture de son livre, vraiment absolument passionnant. Vous pouvez aussi visiter le site qu'il l’anime www.protectionnisme.eu . Vous y retrouverez des textes d'invités de Des Sous, des invités que pour ma part j'avais trouvés particulièrement remarquables: Jacques Sapir et Jean-Luc Gréau.

Voilà. À la semaine prochaine, avec Hakim El Karoui et pour deux semaines encore.

 


 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 13 Février 2007 sur AligreFM. Merci d'avance.