Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 27 FEVRIER 2007

Libre-échange et "inégalité protectrice"...

Avec Hakim El Karoui, auteur de « L'avenir d'une exception » aux éditions Flammarion.

 

Pascale Fourier : Et notre invité, comme les deux semaines précédentes, sera Hakim El Karoui, auteur de « l'avenir une exception », aux éditions Flammarion.

Voilà donc deux semaines que nous sommes en compagnied'Hakim El Karoui. Il nous a explicité pourquoi l'émergence d'une troisième mondialisation faisait que le libre-échange ne pouvait plus fonctionner et qu'introduire des éléments de protectionnisme était absolument nécessaire. Nous avons essayé de voir les arguments de ceux qui s'opposaient au protectionnisme et ce qui faisait que et les politiques et les médias étaient plus ou moins imperméables à cette idée. Mais il me restait dans la tête un des arguments qu'avancent ceux qui prônent le libre-échange. Je l'ai donc dit à Hakim El Karoui et, vous verrez: en introduisant la première émission, je vous disais qu'Hakim El Karoui, ancienne plume de Raffarin, ce qui pouvait faire grincer des dents, était vraiment attentif aux humbles, et à la volonté du peuple....; vous allez en avoir la preuve évidente.

Moi, ce que j'entends dans les propos de ceux qui soutiennent ce le libre-échange, c'est que, de toutes façons, il y a des secteurs qui n'ont plus validité à exister dans notre pays, et qu'effectivement le progrès technique veut que cela soit fait autre part, que c'est très bien, et que les gens qui travaillaient dans ces la secteur-là, grâce à la formation, vont trouver à se réemployer ailleurs... Donc il n'y a pas de problème...

Hakim El Karoui : Oui. Ces gens-là, ils ont jamais vu un électeur. Et ils n'ont jamais discuté avec un ouvrier qui avait été licencié. Je voyais sur le site du Monde, en réaction à plusieurs tribunes sur le protectionnisme, quelqu'un qui signait "ex-salarié du textile" : Je préfère payer mes chaussettes plus cher et avoir moins de voisins au chômage". C'est un peu schématique, mais je trouvais que le débat était extrêmement bien résumé.

Encore une fois, c'est une question d'équilibre. Il faut trouver le bon équilibre. Je ne crois pas qu'en Europe on puisse considérer qu'on va faire de l'industrie textile classique, qu'on puisse être compétitif aujourd'hui. On peut dire tout ce qu'on veut, ce n'est plus le cas. Alors, on va faire du textile à très forte valeur ajoutée, on peut faire ce qu'on veut -les autres font aussi-, mais pour des raisons de coût de la manoeuvre, pour des raisons de disponibilité, pour des raisons de baisse des coûts de transports, etc, il est normal qu'il y ait une relocalisation de l'industrie ou des activités en général.

Donc, il ne s'agit pas de dire : on fige le monde dans une réalité passée, on va embellir le passé, etc. Je crois vraiment qu'il faut regarder l'économie, et son évolution, de façon tendancielle, en regardant l'avenir et pas le passé. Donc, il va y avoir des re-spécialisations, etc.

Mais la question est de savoir comment on les gère, à quel rythme et avec quelle idée de notre industrie à nous. "Comment on les gère", c'est très important, parce que la requalification des salariés, c'est clairement une des clés du système. Mais, d'abord il faut avoir la bonne analyse. Donc, pas considérer que les pays du tiers-monde, ce sont des idiots, des analphabètes, et qu'ils pourront faire des T-shirts pendant que nous nous faisons des Airbus. Ça ne marche pas. Donc ça veut dire qu'il faut être capable de requalifier extrêmement vite, et vraiment à un bon niveau. Donc il faut mettre les moyens - aujourd'hui on n' a pas les moyens : on a un système de formation professionnelle qui fonctionne extrêmement mal; on a un système de redistribution qui aujourd'hui explose, parce que on voit bien la dette publique, etc. On subventionne les salaires des salariés peu qualifiés: les 21 milliards d'allégements de charges, ce sont des subventions aux emplois peu qualifiés. Donc, on voit bien qu'on arrive au bout du système. Qu'on n'y arrive plus. D'où l'idée de dire, "on prend un peu de temps". On prend un peu de temps, non pas pour se reposer sur nos lauriers passés, mais pour dire aux gens qu'on va essayer de débloquer un petit peu la société française - en fait, plus le système pèse, plus la société française se bloque, moins on peut faire de choses - et de mieux allouer les ressources, de mieux faire en sorte et que ceux qui n'ont pas accès au système de formation, aujourd'hui, y aient accès. Et ça, ca veut dire faire des arbitrages. Aujourd'hui, on n'est plus capable de faire des les arbitrages. Donc, ça c'est une chose.

La deuxième chose, c'est que les Français, à mon avis, sont dans une vision du monde qui est une vision noire: il n'y a pas d'horizon. Il n'y a pas d'horizon à la compétitivité toujours plus importante, puisqu'on se dit : "De toutes façons, ils seront toujours plus compétitifs". Donc, là aussi, il faut pouvoir donner des limites. Et dire qu'on va réguler les flux commerciaux, c'est dire : " Il y a une limite, on ne va pas vous demander de travailler 50 heures par semaine, on va pas vous demander de baisser les salaires comme ça s'est fait en Allemagne. On va essayer de garder une certaine forme de.... on va appeler ça "modèle social", ou je sais pas quoi, peu importe à la limite. Mais on ne va pas vous demander de faire des sacrifices qui n'ont pas de sens ou que vous ne voulez pas accepter". Et puis après tout, c'est quand même la majorité de la population qui décide en démocratie. Ça, c'est un deuxième point.

Et puis, je pense qu'il y a une idée vraiment dont il faut sortir. C'est qu'il y a le nord, et puis il y a le Sud. Aujourd'hui les intérêts dans ce débat-là, sont les mêmes pour les élites du Nord et les élites du Sud. La nouvelle classe chinoise, qui s'enrichit, qui n'a pas besoin de payer, de répercuter l'augmentation de productivité de ses salariés, parce qu'il y en a tellement, et puis qu'ils les tiennent tellement via le régime autoritaire..., cette nouvelle classe a les mêmes intérêts que l'élite qui souvent est le pleine de bonne volonté, européenne ou américaine. Donc, il faut sortir de cette idée qu'il y a le Nord et le Sud. Et je crois qu'il faut reconsidérer les rapports de force, encore une fois internationaux, mais aussi internes aux sociétés.

Pascale Fourier : Des Sous Et Des Hommes, en compagnie de Hakim El Karoui, pour son livre “L'avenir d'une exception”.
Il se trouve que j'avais une question depuis longtemps dans la tête, celle de savoir comment les partisans du libre-échange qui cause les dégâts, les inégalités évidentes que nous voyons, pouvaient se justifier moralement, à leurs propres yeux, leur soutien à ce système, à cette idéologie. Et, dans le livre de Hakim El Karoui, il y avait des réponses. Alors, je l'ai lançé sur cette piste...

Tout à l'heure, ça remonte à loin dans l'interview, vous avez dit que , derrière cette conception économique, protectionnisme ou libre- échange, il y avait une vraie vision de la société. Vous vouliez dire quoi ?

Hakim El Karoui : Je voulais dire qu'il y avait une vision qui était fondée sur les inégalités, les "inégalités protectrices". L'idée est que d'abord il y a une différence entre le Nord et le Sud, et que l'on gagne dans la division internationale du travail, puisqu on est du bon côté, que ça se traduit par le choix du libre-échange qui s'appuie sur les avantages comparatifs qui sont toujours favorable au nord au détriment du Sud. Comme on sait très bien que ça crée des inégalités, en fait on crée de la redistribution : c'est l'idée de John Ross sur la justice, qui dit que tout le monde en profite; c'était une idée de Clinton: " La mer monte, mais tous les bateaux en profitent" et aucun ne reste de côté ou ne reste sur le quai. Je crois que c'était vraiment ça, l'idée d'"inégalités protectrices" : on va jouer sur le système mondial, on va jouer sur la spécialisation économiqu, et via l'augmentation des richesses d'abord, via la redistribution, en fait tout le monde va en profiter.

Je crois que cette idée-là ne marche plus. D'abord, parce que, comme je le disais, la spécialisation entre le Nord et le Sud ne fonctionne pas, que les avantages comparatifs ne fonctionnent pas, et que la redistribution, eh bien on est arrivé au bout du système parce que le système coûte trop cher.

Alors, on peut dire, il suffit de faire comme les Anglais ou les Américains et baisser le coût du travail peu qualifié, baisser énormément le SMIC par rapport à la réalité française, mais ça les Français n'en veulent pas. On peut aussi considérer qu'il faut faire ce qu'on fait les Allemands, faire énormément de gains de compétitivité, en travaillant plus, en remboursant moins les prestations sociales, en baissant énormément les impôts etc., en mettant un peu l'économie et la société sous tension. Moi, je crois que les Français ont déjà dit qu'ils n'en voulaient pas, même si, moi je trouve que c'est cohérent avec le système. Donc, je crois que l'inégalité ne marche pas.

Ensuite, pourquoi c'est une vision de la société ? Parce que, dans le libre-échange et dans la mondialisation, en fait, il y a des gagnants et des perdants. Les gagnants, c'est ceux qui sont toujours plus compétitifs dans le marché qui est de plus en plus mondial. Quand vous avez une qualification très importante, quand vous êtes un très grand chercheur, quand vous vous êtes un très grand financier, quand vous vous avez des capacités industrielles, à la limite peu importe, une capacité qui vous situe sur le marché mondial où du coup vous avait une capacité qui est rare, du coup comme elle est sur un très très grand marché, elle va être payée très cher. Donc, vous allez y gagner. Et en fait, on se rend compte que l'élite française est très nombreuse à y gagner parce qu'il y a de très grandes entreprises, parce qu'il y a des gens de très haut niveau, contrairement à ce qu'on croit et à ce qu'on dit. Et du coup, cette élite, qui est encore une fois souvent pleine de bonne volonté, dit : "Mais enfin, nous, on a réussi, on est quelques-uns, on n'est pas 1 %, on est 10, 15 %, 6,7, 8, 10 millions de la population, il faut que les autres puissent y aller. Donc, ce qui est possible pour nous, est possible pour les autres. Et la preuve, regardez l'école! Il y a eu un mouvement ascendant de connaissances, d'alphabétisation d'abord, de connaissances, d'accès au baccalauréat. Entre 86 et 95, on est passé de 35 % d'une classe d'âge à 60 % d'une classe d'âge qui a eu le baccalauréat. Donc la vieille idée des Lumières, du progrès de l'esprit humain, qui a vraiment connu une accélération extraordinaire, le problème, c'est qu'aujourd'hui, ce dont on se rend compte, c'est, à mon avis que le problème de l'école, c'est qu'eh bien on plafonne ! Si on prend les chiffres du bac, depuis 10 ans, on plafonne à 60 %. Alors, les profs disent : "C'est parce que il n'y a pas assez de moyens". Les gouvernements disent : "Mais ne rigolez pas: il y a 300 000 élèves en moins, le budget a augmenté de 20 %, on ne peut pas mettre plus de moyens. On peut peut-être mieux organiser le système, mais ce n'est pas un problème de moyens. Et je crois qu'en fait les gens derrièrese disent qu'il y a les moyens, il y a toutes les inégalités du monde, qui sont une réalité, mais enfin globalement le système permet quand même - et je pense que ce n'est pas totalement faux - de repérer les gens qui sont bons ! Ceux qui n'y arrivent pas, c'est tout simplement parce qu'ils sont inégaux : ils sont moins intelligents...". Et je crois que cette idée participe à cette montée de cette justification de l'idée d'inégalités dans la grande élite française.

Et puis donc, si on reprend la mondialisation, on se rend compte qu'il y a les autres, ceux qui n'ont pas une capacité mondiale. Il y a les milieux peu qualifiés, les milieux ouvriers, etc., à qui on a dit depuis franchement assez longtemps qu'on avait fait une croix sur eux. D'ailleurs, on les met dans des cités. Comme il en a beaucoup d'origine étrangère, finalement ça ne dérangeait pas parce qu'en fait ils ne votaient pas. Mais ce qui est en train de se passer aujourd'hui, c'est que la classe moyenne se rend compte qu'elle ne bénéficie du système. Ses salaires n'augmentent pas. Il y a une polarisation entre le haut et le bas de la société de plus en plus importante. Et la classe moyenne a peur. Alors, ça se manifeste différemment, beaucoup par des votes extrêmes, puisqu'on se dit finalement que les ouvriers, ce sont les étrangers et qu'on va voter Le Pen en disant qu'il y a quelqu'un en-dessous de nous: ça rassure de se dire qu'il y a quelqu'un en-dessous de nous... Il y a de plus en plus de gens comme ça qui disent qu'ls sont hors-système, qu'ils ne sont pas entendus. Et c'est dangereux sur un plan strictement politique.

Et donc je pense qu'il faut réguler aussi cette évolution de la société en redonnant du temps, en redonnant un peu de perspectives à la classe moyenne et, si on peut, aux milieux populaires, pour dire : "Vous avez toujours votre place". Aujourd'hui, on leur dit : "Vous n'avez plus votre place".

Pascale Fourier : Des Sous Et Des Hommes, et on est toujours en compagnie de Hakim El Karoui, auteur de “L'avenir d'une exception”. Quelque chose m'étonne dans ce que vous avez dit. A un moment, vous disiez que l'inégalité protectrice fonctionnait parce qu'il y avait de la redistribution. Il y a de l'inégalité, mais de toute façon, ça va être redistribué, donc ça va protéger un peu tout le monde... Cela suppose que certaines personnes pensent que l'on peut se satisfaire de l'idée de bénéficier de la redistribution, c'est-à-dire de pas gagner légitimement sa vie...

Hakim El Karoui : Non. Pas tout à fait. Parmi les électeurs de droite, il y a clairementl' idée qu'il y a ceux qui profitent du système. Quand vous lisez le Point - Le Point, c'est vraiment devenu l'hebdomadaire poujadiste -, vous rendez compte qu'il y a une Une sur deux entre ceux qui profitent du système et ceux qui payent pour les autres, ceux qui se lèvent tôt. Et c'est un peu l'idée de Sarkozy. En gros, il y a toujours deux France. Il faut organiser le conflit entre les deux France, et c'est comme ça qu'on avance. Certes, les profiteurs existent. Mais la question, comme d'habitude, c'est de quantifier : s'il y a 1 % de la population ou si c'est 10 %, ça n'a pas le même sens. Moi je crois qu'il y a peut-être 1 %, en tout cas pas 10 % : c'est une évidence absolue.

Les socialistes, eux, vont tous vous dire que oui, il y a des problèmes, mais pour les régler, il faut faire de la redistribution, et que donc on va augmenter les impôts, etc. A gauche, il ya cette idée que l'idée que la redistribution suffit. Enfin, je crois que la réalité a suffi à montrer que la redistribution ne suffit pas ! Il n'y a qu'à être allé une fois dans sa vie dans une cité pour savoir que la redistribution ne suffit pas.

Un autre positionnement consiste à dire qu'il faut aller à fond dans le système, en se disant qu'il va y avoir des inégalités, mais qu'après tout elles sont justifiées, et qu'il faut faire de la compétitivité et essayer d'améliorer l'offre. Ça, c'est plutôt la droite. La gauche, elle, va dire qu'elle va faire de la redistribution, mais elle reste dans le système. La droite et la gauche sont donc complémentaires, d'où les alternances, d'où les cohabitations, etc, parce que les gens disent non pas qu'il n'y a pas de différence, mais qu'il y a une vraie complémentarité : la droite essaie d'améliorer la compétitivité, et la gauche fait l'accompagnement social. En gros, c'est ça, la répartition des roles.

Aujourd'hui, les gens disent qu'ils ne veulent ni de l'un - la redistribution, on n'a plus les moyens - , ni de l'autre - la productivité, ça va trop loin, et puis ça ne nous donne pas de perspectives : donc on cherche autre chose. Sauf qu'en fait le logiciel est tellement implanté dans les têtes des décideurs, des journalistes de droite, comme de gauches, qu'on n'arrive pas à se dire qu'il y a vraiement autre chose. Moi, je crois que la redistribution, clairement, ça ne marche plus,et que surtout, c'est extrêmement dangereux de dire qu'on peut y arriver avec la redistribution. Ça ne veut pas dire qu'il ne faut pas en faire ! Mais je crois qu'il faut non pas se dire qu'on va améliorer les systèmes, mais se direqu'il faut changer, un petit peu en tout cas, le système.

Pascale Fourier : Par le protectionnisme... ?

Hakim El Karoui : Oui. Par le protectionnisme. Qui, encore une fois, ne va pas régler le problème, mais va introduire un phénomène nouveau, un élément de régulation nouveau, qui est très largement le temps. Et qui va dire aux gens: "On va piloter l'évolution de vos métiers, on va piloter l'évolution de vos formations, on va mettre l'État là pour faire ce pilotage, et ne plus faire de l'État qu'un instrument qui va faire de la redistribution". Vous savez, 4 % du budget national, c'est le régalien; 24%, c'est les prestations sociales. Alors on voit bien comment fonctionne l'État aujourd'hui. Et moi je pense que l'État est archi- légitime pour faire cette politique industrielle, au sens vraiment le plus noble du terme, qui ne consiste pas à dire qu'on va nationaliser les entreprises, mais à dire qu'il y a une stratégie à avoir pour les hommes, pour les entreprises, pour la formation, pour les jeunes etc.. Et cette stratégie aujourd'hui, on ne la voit pas, parce qu'on ne se donne pas les moyens de la piloter.

Pascale Fourier : Et oui donc, c'était la fin de la troisième émission faite avec Hakim El Karoui, qui a écrit « L'avenir d'une exception » aux des éditions Flammarion. Ce que j'aime chez Hakim El Karoui, outre la pertinence de ses propos, c'est qu'il donne lui, et contrairement à bien des commentateurs divers, économistes, politiques et sociologues, une image positive des Français et des valeurs dont nous sommes porteurs. Son livre est un beau livre, passionnant, plein d'espoir, si du moins les politiques savent un jour être plus les attentifs aux arguments protectionnistes. Je ne peux que vous conseiller à nouveau la lecture de son livre, à nouveau que vous inviter à aller sur le site qu'il anime www.protectionnisme.eu.


À la semaine prochaine!

 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 20 Février 2007 sur AligreFM. Merci d'avance.