Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 3 JUIN 2008

Hôpital 2007, franchises et déremboursements... : la logique d'une réforme

Avec Christian Lehmann, médecin généraliste en banlieue, auteur des Fossoyeurs aux Editions Privé

 

Pascale Fourier  : Et notre invité aujourd'hui sera Christian Lehmann, médecin généraliste en banlieue, auteur des "Fossoyeurs" aux Editions Privé et co-animateur du site : .http://www.appelcontrelafranchise.org/

Alors, en fait, cette émission, je la dois à Patricia, une infirmière rencontrée pendant les vacances. Elle m'avait parlé des pôles dans les hôpitaux, quelque chose de nouveau qui faisait qu'elle changeait sans arrêt de service. Ça m'a redonné envie d'y voir plus clair dans cette réforme hôpital 2007 à laquelle je ne comprenais pas grand chose malgré les beaux documents prétendument pédagogiques que l'on trouve aisément sur le net, sur le site du Ministère de la Santé. Une pétition qui arrive sur mon ordinateur, le nom de Christian Lehmann que je suivais du coin de l'œil depuis déjà plusieurs années, et voilà ! Rendez-vous pris au Flore, entre une visite à son éditeur et un rendez-vous avec un journaliste ami. Il n'avait pas la forme du tout. On était serré au niveau temps. 2 fois 10 minutes d'entretien donc, mais intense. Vous verrez. Il me dit tu, alors que je ne le connaissais pas. Une façon sans doute à lui, de reconnaître l'humain dans chaque personne.

Le dossier de ce qui concerne la médecine est un peu difficile à suivre. Moi, ce que j'en ai compris, c'est que le gouvernement, finalement, cherchait à sauver la Sécurité Sociale: deux pôles de réformes ont déjà engagées, d'une part l'affaire des franchises médicales, et d'autre part ce qu'on a appelé le "plan hôpital 2007". Ce sont effectivement des réformes qui ont déjà été mises en œuvre et dont on commence à voir les effets positifs ?

Christian Lehmann: On commence à en voir les effets. Qu'ils soient positifs est une autre question ! On va peut-être commencer par le plus ancien, le plan hôpital 2007. Ensuite, on verra quelle est la cohérence de ces plans et quelle est leur finalité. J'avoue, hélas, ne pas imaginer un instant que leur finalité soit de sauver la Sécurité Sociale, sinon je n'aurais pas écrit à l'arrache pendant un an et demi un livre qui s'appelle Les Fossoyeurs qui est paru l'année dernière et qui explique comment la doxa libérale est en train de détruire le pacte de 1945 et quelque chose à laquelle les Français tiennent énormément, qui est l'assurance-maladie solidaire.

Je partirai d'un proverbe qui est "quand on veut noyer son chien, on l'accuse d'avoir la rage". Le seul moyen de faire en sorte que les Français abandonnent la Sécurité Sociale, c'est de réussir peu à peu à les convaincre qu'elle ne peut plus fonctionner, qu'elle est moribonde, qu'elle est aujourd'hui l'objet de tant d'erreurs, d'incompétences et de fraudes qu'il faut faire table rase, et se donner pieds et poings liés aux assurances privées.

Le plan hôpital 2007 est difficile à comprendre mais ce n'est pas étonnant puisqu'il a été fait pour être incompréhensible. Incompréhensible, parce que quand vous voulez détruire quelque chose et que vous ne pouvez évidement pas l'annoncer, vous êtes obligés de faire des arguties en disant : « C'est la nouvelle gouvernance, etc ». Je vais essayer de le décrypter rapidement. On va faire une autopsie rapide, comme dans les séries télévisées NCIS et autres, on va essayer de voir de quoi est en train de mourir, de pourrir, le malade.

Il y a deux choses.

 

-Il y a la « nouvelle gouvernance » - c'est le grand délire, c'est comme quand on appelle réforme une régression sociale. La nouvelle gouvernance, c'est modifier les statuts des professionnels de santé qui travaillent dans les hôpitaux et les rapprocher des statuts du privé. On ne voit pas en quoi le fait de fragiliser le statut des praticiens hospitaliers va les rendre plus performants, mais c'est ce grand délire qui veut que le privé fonctionne mieux que le public, parce que tout le monde sait que les fonctionnaires sont des branleurs. Donc on modifie les statuts, on fragilise les gens, on met des primes à la compétence, des primes à la rapidité. Mais la compétence, c'est quoi, en soins ? C'est la compétence humaine de tenir la main d'une dame âgée qui va mourir, ou c'est la compétence d'avoir fait le plus de fibroscopies gastriques de la journée pour que ça fasse tourner l'hosto?

- Par ailleurs, il y a la création de pôles. On parle de la « création de pôles », mais avant, je suis désolé, il y avait des services. Il y avait le service de gynécologie obstétrique, le service de cardiologie, le service de chirurgie. Là, on fait des « pôles » dans les hôpitaux. Vous pouvez avoir dans un même pôle, les maladies du rein, les femmes qui accouchent, les cancers et les maladies des glandes endocriniennes. Il n'y a aucune cohérence médicale là-dedans ! Simplement, ça permet de faire un pôle avec une espèce de directeur médico-administratif de tout ça, et de pouvoir dispatcher les infirmières au sein de ce pôle d'un jour à l'autre sans avoir besoin de nouvelles embauches. Donc vous avez une femme qui est habituée à s'occuper des femmes qui viennent d'accoucher qui, le lendemain, se trouve dans le service de cancéro et puis, parce qu'il y a un blocage, elle se retrouve à l'endroit ou on fait les électrocardiogrammes d'efforts le lendemain. C'est comment gérer la pénurie de personnel en disant, en fait, que tout le monde est hyper compétent sur tout, ce qui évidemment est une perte de chance pour le patient.

Mais au-delà de ces modifications qui impactent surtout les personnels, je voudrais parler de quelque chose qui impacte les patients: c'est la tarification à l'activité.

La tarification à l'activité part d'une fausse bonne idée - comme souvent les idées libérales - qui est qu'on sait qu'il y a des services où on travaille beaucoup, où on s'occupe des patients, où on va vite, où il y a beaucoup d'entrées et de sorties, et puis il y a des services un peu plan-plan où les patients restent hospitalisés plus longtemps. Donc, disent les libéraux, ce qu'on va faire, c'est qu'on va évaluer pour chaque patient en fonction de sa pathologie: quel est vraiment le temps nécessaire d'hospitalisation, quel est le temps-médecin, quel est le temps-anesthésiste... Et puis, une fois qu'on aura fait ça, on donnera un prix à chaque pathologie.

Donc, pendant des années, on a emmerdé les médecins, les cadres infirmiers, etc., à noter tout ce qu'ils faisaient. Parfois, dans la chambre, il y avait deux personnes qui travaillaient, et puis il y avait deux personnes qui notaient ce qu'il y avait à faire. On a évalué alors qu'on a déjà une pénurie de professionnels. Une fois que ça a été évalué, on a passé ça à la grande moulinette de la nouvelle gouvernance et on a dit que, par exemple, là où auparavant on pouvait, pour quelqu'un qui avait une hémorragie digestive à 40 ans, considérer qu'il y en a un qui était hospitalisé pendant 6 jours, mais l'autre pendant 12 jours, et que c'était les aléas de la médecine (ils ne sont pas tous pareils, c'est pas des boîtes, c'est pas de l'informatique, c'est des êtres humains), là, on va dire - c'est une caricature mais… - que l'hémorragie digestive de l'homme de 40ans, c'est tant pour le service qui l'accueille. Quels que soient le nombre de fibro, la manière dont ça se passe, vous vous débrouillez pour être dans ce cadre. Et puis, le col du fémur brisé de la dame de 72 ans, c'est tant.

Et ce qu'on n'a pas comptabilisé, probablement exprès, c'est que, au-delà du temps médecin, il y a le temps humain: la dame de 72 ans qui s'est cassé le col du fémur, mais qui, étant seule chez elle, est restée allongée un moment, a des problèmes musculaires, de rééducation, qui s'est aussi blessée au poignet, qui ne peut donc pas se laver, qui ne peut pas se laver les dents, qu'il faut aider à manger..., cette dame demande, parce qu'elle est fragilisée, parce que moralement, psychiquement, physiquement etc., des soins de nursing, infirmiers, etc... Elle est excédentaire, c'est un mauvais plan pour le service !

Autrement dit, la tarification à l'activité a aggravé quelque chose qui existait déjà dans les services. Moi, en 82-83, quand j'étais à l'hosto, mon patron disait : "Christian, tu es gentil, mais tu étais de garde la nuit dernière, c'est bien gentil de nous avoir fait rentrer cinq mamies qui ont eu un col du fémur et tout, mais moi j'espérais avoir un bon infarctus !". Alors, bien sûr, les gens disaient ça sans inhumanité, mais parce qu'ils savaient que c'étaient parfois des patients difficiles à gérer, des patients âgés, qu'il faudrait leur trouver des soins de suite. Or il n'y a pas de maison de convalescence, donc ils allaient rester dans un lit et tout. Et les « bons malades », comme certains médecins appellent ça, je n'ai jamais compris ce que ça voulait dire. Les « bons malades », c'est des gens qui ont des maladies intéressantes et graves? Mais moi je préfère à ce moment-là avoir des malades qui sont pas bons ! Les bons malades étaient plus intéressants..... Mais bon an, mal an, il y avait une certaine humanité du corps médical.

Aujourd'hui, si tu vois Patrick Pelloux qui râle au téléphone en cherchant un lit, il ne cherche pas un lit pour une femme de 30 ans, il cherche un lit pour les gens qui encombrent le couloir derrière lui, qui ont plus de 70 ans et qui sont maintenant de « mauvais risques ». C'est ce que j'appelle "le crépuscule des vieux". Aujourd'hui, on ne va pas vouloir prendre ces gens parce que, au-delà du fait qu'ils ne sont peut-être pas très intéressants et stimulants sur le plan médical par rapport à une belle maladie, ils vont grever le budget du service et le patron va dire à ses internes : "Ecoutez, vous êtes gentils, mais moi, j'ai besoin de patients qui soient plus rentables !".

Et on est arrivé à ça, un système qui est d'une profonde obscénité.

Et tu parlais tout à l'heure de ce que ça conditionne au niveau financier. C'est catastrophique. Parce que certains établissements - en particulier certaines cliniques privées - se sont bien rendu compte du fait qu'avec cette nouvelle tarification on pouvait avoir des patients bien intéressants financièrement, d'autres moins, et qu'on pouvait se concentrer sur eux, et que l'hôpital, qui a une mission de permanence des soins, d'accueillir tout le monde - y compris la misère du monde - se retrouve donc forcément de moins en moins rentable, puisque son but, ce n'est pas d'être rentable, c'est de sauver des vies.

Quand la tarification à l'activité a été mise en place, six mois plus tard, Xavier Bertrand avait sur son bureau ( je pèse mes mots, c'est dans les Fossoyeurs, il avait un rapport de l'IGAS disant que c'était une catastrophe, que certaines cliniques privées étaient en train d'augmenter leur chiffre d'affaire - sans avoir forcément augmenté ce qu'elles faisaient - de 15 à 35 %, puisqu'elles utilisaient au mieux le truc. Il s'est assis sur le dossier pendant six mois, jusqu'à ce qu'on vote le prochain plan de loi de financement de la Sécurité Sociale avant de le sortir en douce. C'est-à-dire que ces gens savent très bien que ce qu'ils mettent en place est en train de tuer le système, mais le but, c'est de le cacher le plus longtemps possible et, ensuite, de dire : «  Vous voyez que ce système ne tient plus, puisque financièrement il n'est pas viable ».

Et la grande entourloupe des fossoyeurs, qui est à mon avis un crime moral, c'est d'être en train de détruire un système dans lequel chacun pouvait être soigné indépendamment de ce qu'il gagnait, en faisant désespérer les gens de l'assurance-maladie solidaire, à l'hôpital, et si tu le veux nous le verrons, en ville.

Pascale Fourier  : Mais là vous dites : « Le but, c'est de tuer le système ». Tuer l'hôpital, ça n'a strictement aucun intérêt...

Christian Lehmann: Qui a racheté récemment la plupart des cliniques privées en France ? Les fonds de pension américains, ou italiens, ou autres, qui espèrent bien faire du bénéfice avec. Et il ne sera plus question à ce moment-là d'être déficitaire. Et pour ne pas être déficitaire, il faudra augmenter le coût de la maladie comme aux États-Unis.

Pascale Fourier  : Mais la maladie grave, pénible, qui dure, n'intéressera jamais la clinique privée...

Christian Lehmann: Elle intéressera. La maladie fait peur. Quand les gens ont peur, ils paient. Et quand ils sont très malades, ils s'endettent. C'est tout. C'est une niche formidable, la santé, si on arrête de la traiter de manière solidaire. Parce que moi, si je pense que demain je vais crever, je vide mon compte en banque !

Pascale Fourier   : Au tout début, ma première question portait sur deux choses. D'une part, certes, l'hôpital, mais aussi la médecine de ville, notamment avec les franchises médicales. On en est où, actuellement?

Christian Lehmann: Les franchises médicales, il ne faut pas oublier qu'elles ont eu un précédent. La première fois qu'on en a entendu parler, c'était en 2004-2005. Philippe Douste-Blazy est venu faire le camelot à la télévision, en expliquant qu'il mettait en place un forfait de remboursement sur les consultations, c'est-à-dire qu'il y avait une participation qui restait à la charge de l'assuré de 1 €uro par consultation, et qu'on faisait ça parce qu'en 2007, grâce à ça, les comptes de la Sécurité Sociale seraient à l'équilibre et qu'on ne serait pas obligé de faire des franchises qui seraient un truc horrible, qui tueraient la sécurité sociale. Moyennant quoi, on voit qu'à chaque fois, ils essaient de nous enfiler un petit peu plus, en disant : « Ne vous inquiétez pas, ça ne va pas faire mal »....

Quand on a eu le forfait Douste-Blazy, contre lequel moi, Martin Winkler, d'autres, on avait mené un premier combat qui était le Manifeste contre les réformes, contre les mensonges de la Contre-Réforme, on disait clairement que ce n'était pas du tout fait pour améliorer l'accès aux soins des patients et que ça ne règlerait pas les comptes. Ça a été un deal qui a été fait entre le gouvernement de droite de l'époque et les syndicats de médecins les plus conservateurs, les plus réactionnaires, qui ont engrangé la possibilité d'augmenter nettement leur capacité de dépassement d'honoraires tout en faisant peser toutes les vexations sur les médecins généralistes qu'on n'augmentait pas à l'époque, et puis sur les patients qui étaient pénalisés financièrement. Et on mettait les généralistes dans l'obligation de faire fonctionner un système de parcours de soins, alors qu'ils ne peuvent même pas se payer une secrétaire. Et le but, c'était : si vous êtes hors du parcours de soin, vous allez payer les dépassements.

Et ce qui est encore pire, c'est qu'on disait aux spécialistes : « Vous, vous étiez à 22, vous allez monter à 27 ou à 32 €uros. Et vous, les généralistes, vous étiez à 20, vous restez à 20, mais si vous allez chercher dans la poche des assurés, si vous leur serrez la vis sur les arrêts de travail... etc., on vous donnera un petit quelque chose ».

Autrement dit, ceux qui essayent de défendre un accès aux soins solidaire, les médecins généralistes qui sont conventionnés secteur 1, c'est eux qu'on montre à la population, en disant : « Regardez c'est eux qui vont grever le budget. Donc s'ils veulent quelque chose, il faudra qu'ils le prennent dans votre poche ».

Un petit élément qui me semble très important : jusqu'en 2004, toutes les études de la Caisse Primaire d'Assurance Maladie parlent de 6 % d'arrêts de travail litigieux. Moi, je veux dire, un système qui fonctionne comme ça à 94 %, j'achète des parts tout de suite parce que c'est plutôt bien. Je ne connais rien qui fonctionne à 94 %. A partir du moment où Frédéric van Roekeghem - qui vient directement d'Axa, il ne faut pas l'oublier - est placé à la tête des assurances-maladie en France par Jacques Chirac, on découvre, dans les mois qui suivent, le chiffre de 17 % d'arrêts injustifiés. En fait, ce chiffre, il est totalement gonflé artificiellement, comme me l'ont expliqué en douce des taupes à l'intérieur de l'Assurance- Maladie, qui m'expliquent les moyens de trafiquer un peu les chiffres.
Un certain ministre de l'Intérieur a fait sa carrière en trafiquant les chiffres de la sécurité. On peut aussi trafiquer les chiffres de la Sécu. Parce que si vous entendez, si les gens - qui nous entendent à la radio - entendent qu'il y a 6 % d'arrêts litigieux, ils se disent que c'est un système qui, bon an, mal an, marche. Mais si, dans leur radio, ils entendent qu'il y a 17% d'arrêts injustifiés, ils se disent : "Ce n'est pas vrai, il y a plein de salauds qui trichent et les médecins sont complices. Donc il faut vraiment qu'on aille vers un autre système ».

Donc, comment tuer le système solidaire ? En faisant désespérer les gens quitte à leur raconter des mensonges.
On a eu le forfait, qui n'a rien réglé, qui a rendu plus difficile l'accès aux soins. On a cassé - c'est un truc important à savoir -, on a cassé l'option médecin-référent : c'était des médecins généralistes qui étaient payés en partie au forfait par le patient, et pas à l'acte. En échange, ils se formaient indépendamment de l'industrie pharmaceutique, donc ils avaient des dépenses de médicaments qui étaient moindres. En échange, ils avaient un dossier informatisé. En échange, ils avaient une formation médicale continue indépendante de l'industrie pharmaceutique, et ils faisaient le tiers-payant donc leurs patients ne payaient pas.

En cassant ce système, on a renvoyé plein de gens qui sont très limite vers les urgences hospitalières où ils n'ont rien à foutre, et on a explosé les coûts de l'hôpital. Donc, c'est tout bénef' pour les fossoyeurs de l'assurance-maladie. Casser le travail de ceux qui sont le plus en pointe dans une amélioration du système et ensuite dire : « Vous voyez bien que ça marche pas ! ». Mais moi, si je descends sur le parking, que je prends votre bagnole, que je lui crève les pneus, que je pète les vitres, après je vais vous dire qu'elle ne marche pas, il faut en changer, c'est sûr. Le problème c'est que si je pète la voiture de nuit, vous ne saurez pas que c'est moi qui ai fait le coup. Il y a un couteau dans le dos des patients et de la médecine générale et il y a des empreintes sur le manche. Donc les fossoyeurs, depuis la réforme Douste-Blazy jusqu'à maintenant, on peut les suivre à la trace.

Les franchises, c'est une idée totalement ridicule, immorale et obscène. C'est l'idée de Nicolas Sarkozy que j'entends le 27 juin 2006, un an avant l'élection, à la tribune de l'Assemblée Nationale, expliquer que c'est la seule façon de responsabiliser les assurés et que, si le trou de la Sécu baisse, on baissera la franchise, s'il augmente, on augmentera la franchise.

Il faut être d'une stupidité économique totale pour imaginer que c'est la faute des assurés, et uniquement d'eux, si le trou augmente. Le trou augmente aussi si le chômage augmente, comme on le sait. Il augmente aussi si on décide de ne pas taxer les stock-options, alors que Philippe Séguin avait dit : "Si on taxe les stock-options comme les salaires, on récupère 3.5 milliards par an", alors que les franchises c'est 850 millions d'€uros pris dans la poche des pauvres. Alors, évidemment, le gouvernement de Nicolas Sarkozy avait un choix à faire : entre ses copains et puis les pauvres, il a préféré taxer les pauvres, ce n'est pas une nouveauté.
Les franchises ont été mises en place, et elles ont l'effet qu'on pouvait attendre. Elles reculent l'accès aux soins de certains patients, certains patients renoncent à des soins. Moi, c'est la première fois de ma vie que je vois des patients, des femmes âgées avec des pensions de reversion de veuves, me dire : « Je ne peux pas faire cet examen, parce que, sinon, je ne pourrai pas manger ».
Comme Sarkozy sait que ce n'est pas très populaire, il invente brusquement - alors que tout le temps il a dit que c'était pour responsabiliser -, il invente que ça va servir l'Alzheimer. Et le 31 juillet, avant de partir en vacances en Amérique, il va à Dax et il s'entoure de patients âgés dépendants qui ont Alzheimer, en disant : "Mais c'est pour eux qu'on le fait", avec vraiment la larme à l'œil...

Qu'il arrête de nous prendre pour des cons et qu'il arrête de se faire passer pour un humaniste, puisqu'il s'entoure de patients qui vont être les premiers à payer plein pot les franchises, parce qu'ils sont âgés, qu'ils sont dépendants, qu'ils ont des soins infirmiers, qu'ils ont des soins de kinésithérapie, qu'ils ont des transports ambulanciers, qu'ils ont des médicaments !

Donc on invente une nouvelle solidarité entre les malades. Les malades payent pour eux. Et puis les riches bien portants, les winners à Rollex, eux, ils gardent leurs stock-options, et ils ne s'emmerdent pas.

C'est un décalque de ce que j'appelle le pari thatchérien des années 80. Qu'a dit Thatcher ? Comment Thatcher a-t-elle gagné son pari vis-à-vis de l'Angleterre qui était quand même plutôt travailliste ? Elle a dit : "Ecoutez, vous la middle-class, la classe moyenne, si vous n'y arrivez pas, c'est parce que le wagon de queue nous ralentit". Dans ce wagon de queue, il y avait des immigrés, des étrangers en situation régulière, des malades, des mères célibataires. Les Anglais de la middle-class ont décroché le wagon de queue. Le train a pris peut-être un tout petit peu d'allure, même si moralement le pays avait perdu. Et à ce moment-là, ils se sont rendu compte, mais trop tard, que, quand tu décroches le wagon de queue, ceux qui sont dans le wagon d'avant deviennent le wagon de queue. Et un jour, tu te retrouves avec juste la locomotive et le train des puissants.

Et c'est exactement ce que Sarkozy est en train de nous faire. Et moi, j'ai une dame de 72 ans, commerçante, qui a voté à droite tout sa vie, qui, quand elle a vu les franchises, m'a dit : "Mais Christian on a voté pour lui, mais pas pour ça !". Je dis : « Si ! Tu as voté pour lui et tu as voté pour ça, parce que tu n'avais pas lu les petites notes. Tu croyais que c'était bon pour les pauvres; tu croyais que c'était bon pour les Arabes; tu croyais que c'était bon pour les blacks; tu croyais que c'était bon pour les filles mères; tu croyais que c'était bon pour les homosexuels qui ont le sida; Tu croyais que c'était bon... Tu ne pensais pas que toi, toi, tu n'intéressais pas le camp des puissants. Là, tu viens de découvrir qu'entre les discours de Nicolas Sarkozy et les actes, il y a vraiment une grosse différence ».

Donc, les franchises sont immorales parce qu'elles pèsent plus lourdement éventuellement sur les plus faibles, économiquement. Elles sont ridicules, elles sont obscènes, elles sont dangereuses sanitairement, parce qu'elles amènent des gens à se soigner plus tard.
Mais elles ne sont que le hors d'œuvre de la destruction, puisque dans les projets à venir, il y a ce qu'on appelle pudiquement la « redéfinition des affections de longue durée ». En gros, ça veut dire que la Haute Autorité de Santé n'a pas eu honte de plancher, parmi d'autres projets, sur la possibilité de ne prendre en charge à 100% les maladies graves qu'une fois que les complications sont faites. Vous avez quelqu'un qui a une angine de poitrine, qui risque de faire un infarctus, vous ne le prenez pas en charge jusqu'à son infarctus. Alors, évidemment, le type qui a de l'argent, il va acheter les médicaments. Le type qui en a moins, l'ouvrier, le SDF, il ne va pas les acheter, et donc il va faire son infarctus; il va être pris en charge, il va vivre moins longtemps, il va avoir une mortalité, une morbidité plus grande. Au bout du compte, il coûtera probablement plus cher à la collectivité, mais on aura bien cassé le système.
De la même manière, le diabétique, quand il sera aveugle d'un oeil, quand il aura perdu deux orteils qu'on lui aura coupés parce qu'il a une gangrène, là, on va le prendre en charge !

Est-ce qu'il n'y a pas quelque chose de profondément choquant et obscène à dire ça, alors que nous généralistes, on nous dit tout le temps : « Vous n'êtes pas bons parce que vous ne faites pas de prévention » ? Mais, Ducon, il faudrait que nos patients, ils puissent se la payer, la prévention !

Pascale Fourier  : Il y en a certains qui pourraient sans doute vous dire que, je ne sais pas.., que vous êtes extrémiste, que vous êtes isolé, que vous devez être un gars franchement de gauche de longue date, un crypto-communiste, un trotskiste, quelque chose dans ce goût-là, pour parler comme ça...

Christian Lehmann: Mes parents ont toujours voté à droite, ils font partie de la droite classique. Je suis arrivé à la médecine générale sans idées politiques bien avancées, bien préconçues, et puis je me suis coltiné au réel. Et donc, depuis 25 ans, il y a entre 20 et 30 personnes qui viennent chez moi. Et la différence avec ceux qui pérorent depuis leurs chaires d'économistes, c'est que je les vois et que je vois tout le monde, je vois le patron, je vois l'élu UMP, je vois les gens qui ne finissent pas leurs mois, je vois les jeunes qui n'ont pas eu accès à une contraception... Je ne crois plus. Je ne crois plus, mais j'ai rencontré des pasteurs, des prêtres, etc., et j'adore que les fossoyeurs d'extrême-droite ou les fossoyeurs de la droite capitaliste m'accusent d'être cryptocommuniste, parce que ce que je dis, c'est ce que dirait un chrétien au début du siècle dernier, de la même manière, mais qu'ils ne peuvent plus entendre.

Pascale Fourier  : Voilà donc, c'étaient Des Sous...et des Hommes, en compagnie de Christian Lehmann qui est médecin généraliste et auteur des Fossoyeurs aux Editions Privé. C'est un livre dans lequel il développe tout ce qu'il a dit ici, et dont je ne peux que vous recommander la lecture. Il a écrit également Patients si vous saviez et va bientôt sortir un livre qui s'appelle Sarkolangue sur le détournement du langage de notre Président. Je tenais par ailleurs à vous signaler que Christian Lehmann écrit des romans pour enfants et adolescents, dont le plus célèbre est No pasaran, le jeu, qui se poursuit par Andreas, le retour que je viens de finir avec délices. Il écrit aussi des romans pour adultes, que je vais découvrir bientôt...

A la semaine prochaine !

 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 3 Juin 2008 sur AligreFM. Merci d'avance.