Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 13 MARS 2007

Le Parti Socialiste et le libre-échange/protectionnisme.

Avec Liêm Hoang Ngoc, maître de conférences à l’université Paris I, délégué national à l’économie au Parti Socialiste

 

Pascale Fourier : Notre invité aujourd'hui sera Liêm Hoang Ngoc, maître de conférences à l’université de Paris I et délégué national à l’économie au Parti Socialiste.

Alors justement aujourd’hui, on est là pour parler du Parti Socialiste, de ses positions sur le libre-échange ou le protectionnisme, suivant l'angle que l'on choisit. On n’entend pas beaucoup parler d’une remise en cause du libre-échange, ou d’une proposition protectionniste de la part du PS: pourquoi ?

Liêm Hoang Ngoc : On en a entendu parler. Il y a eu un débat interne au moment du référendum sur la Constitution européenne, où c’était à peu près moitié-moitié quand même, au moment où les partisans du Non ont attiré l’attention sur les dangers d’un libre-échange incontrôlé, notamment à travers le phénomène des délocalisations. Ce thème a été également abordé dans les débats du congrès. Après la victoire du Non au référendum, l’ensemble des socialistes a choisi de se rassembler plutôt que de se diviser... Cette division aurait, par exemple, abouti à deux candidatures socialistes, ce qui aurait encore ajouté la division à la division. Et j’ai plutôt le sentiment qu’on n’en a pas besoin, de cette division, à l’heure actuelle où le camp d’en face fait quand même bloc pour un candidat néo- conservateur qui risque de gagner, à fortiori en cas de division.

On a donc choisi de se rassembler et on n’a pas pour autant évacué ce thème puisque, si vous prenez le projet qui est le socle de ce rassemblement, est inclus l’idée d’un tarif extérieur commun, c’est-à-dire d’un tarif douanier à l’échelle européenne qui doit nous permettre de ralentir le mouvement des délocalisations, puisque les délocalisations, c’est un aller-retour consistant à aller exploiter les travailleurs chinois ou indiens dont les salaires sont 25 fois plus bas que les nôtres, et à re-importer les biens fabriqués là-bas, en bénéficiant de surcroît d’une monnaie sous-évaluée, puisque les monnaies asiatiques sont arrimées au dollar qui, on le sait, est sous-évalué. Et, bénéficiant de ce double avantage compétitif, ces marchandises produites de façon délocalisée pénètrent naturellement, comme dans du beurre, les marchés européens.

Le tarif extérieur a pour but de ralentir ces mouvements, en considérant que désormais les transferts technologiques et financiers sont massifs en direction de ces pays. Ce n’est pas xénophobe comme démarche. On considère que les Chinois aujourd’hui bénéficient de transferts financiers. Il y a une bourse, on le voit, sur laquelle tout le monde a l’oeil rivé dans le monde entier. Les Chinois bénéficient également de transferts technologiques. Aujourd'hui, ils fabriquent des ordinateurs, ils fabriquent du high-tech, et pas seulement des parasols et du textile.

Si on veut égaliser les conditions de la concurrence à l’échelle mondiale et lutter, comme tout le monde le souhaite dans les discours, contre le dumping social, ce tarif extérieur commun se justifie. Et d’ailleurs, les plus libéraux d’entre les libéraux ont conscience du problème. C’est quand même quelqu’un de Démocratie Libérale - je veux parler de l’entourage de Jean-Pierre Raffarin - qui a relancé ce débat dans les colonnes du Monde, un de ses conseillers qui, récemment, a lancé l’idée d’un protectionnisme européen, provoquant la levée de boucliers de tous les bien-pensants, de tous les experts sociaux libéraux de la pensée unique.

Pascale Fourier : Et pourquoi dans la campagne cette thématique n'est-elle pas mise en avant, alors que je pense qu’elle pourrait être entendue par les Français, justement ?

Liêm Hoang Ngoc : A qui le dites-vous! ... C’est comme les impôts... La question fiscale est paraît-il tabou. François Hollande l’avait mise sur le tapis, mais là, de la même façon il y a un tabou sur le protectionnisme. Parce que, pendant 20 ans, beaucoup d’experts, dits de gauche parfois, ont expliqué, dans des clubs de réflexion, des tribunes de journaux, que la mondialisation était heureuse, qu’elle ne pouvait être régulée, et que le protectionnisme serait un choix conservateur. De la même façon, pendant des années on a expliqué qu’on ne gagnerait pas une élection sans baisser les impôts. Et tout ça reste dans l’inconscient du militant moyen. Certains pensent encore aujourd’hui qu'on ne peut pas augmenter le SMIC. J’ai parfois des discussions sévères dans la commission économique avec certains des experts, de mes collègues économistes - je ne parle pas des dirigeants du parti, je parle des experts, des experts qui n’ont pas toujours leur carte - qui viennent nous expliquer qu’il y a un problème de coût du travail dans ce pays, qu’il y a un problème de concurrence fiscale. Donc, la bataille idéologique reste à mener chez les intellectuels. Il faudra la mener, et ne pas s’étonner qu’un certain lobbying ait été effectué qui reste encore vivace dans l’inconscient collectif. J’observe sur le terrain qu’il y a plein de salariés qui nous regardent avec des gros yeux quand nous faisons la proposition du SMIC à 1500 €, et qui ont intériorisé l’idée que, si on met un SMIC à 1500 € aujourd’hui, il y aura des délocalisations. Donc, tant qu’on n’explique pas que, pour préserver notre modèle social face à la concurrence déloyale qui est pratiquée par ailleurs, il faut se protéger, tant qu’on n’a pas installé ça dans les têtes, on va avoir un problème pour pouvoir appliquer notre programme.

Pascale Fourier : Des Sous Et Des Hommes, sur Aligre FM, toujours en compagnie de Liêm Hoang Ngoc. En réalité, j'étais pleine d’interrogations pendant le temps de la musique, parce que je me disais, ce n'est pas l’image que j’ai des socialistes, cette idée d’un tarif extérieur commun, de volonté de mettre en place des formes de protectionnisme. J’ai notamment cette image-là, parce que je pense à Pascal Lamy qui, au niveau de l’OMC ne tient pas forcément des discours qui laissent à penser qu’il est opposé au libre-échange...

Liêm Hoang Ngoc : Il y a plusieurs catégories de socialistes. Ce n’est absolument pas contradictoire d’être socialiste et libéral. D’ailleurs, Léon Walras, un des fondateurs de la pensée néoclassique libérale, était socialiste. Alors que Keynes, un des pères fondateurs de la pensée interventionniste moderne, était anti-travailliste au possible; il était membre du parti libéral-démocrate, le parti centriste britannique. Donc ce n’est pas forcément le critère de démarcation. Les travaillistes britanniques dans les années 80 ont défendu le protectionnisme. Vous aviez un économiste post-keynesien, malheureusement décédé depuis, qui s’appelait Nicolas Kaldor, qui ferraillait contre Milton Friedman à l’époque sur cette question comme sur d’autres. Mais, lui, il militait en faveur du maintien d’un modèle social britannique, avec un État important, des accords collectifs et des augmentations de salaires, mesures qui, selon lui, dans le contexte de l’époque, n’étaient possibles que si l’on protégeait l’industrie face à la concurrence étrangère. Et il le justifiait en disant qu’il y a deux solutions :

- Soit vous prenez la voie néo-conservatrice prônée par Friedman et Thatcher, dans ce cas-là vous allez mener une politique, qui contrairement à ce que pensent les néolibéraux, va plomber complètement l’industrie.

- Soit on préserve un modèle où il y a une forte dose de politique industrielle - et l’Angleterre avait une politique industrielle à une certaine époque, moins puissante que la nôtre, mais quand même, elle avait un fort secteur public -, et dans ce cas-là, le taux de croissance de l’économie britannique serait plus important que si on appliquait les recettes néo-libérales.
D’ailleurs, les recettes néo-libérales, contrairement à ce que l’on pense, ont été abandonnées au Royaume-Uni à partir de 1985, où le Royaume-Uni est devenu extrêmement keynésien. Les taux d’intérêt baissent fréquemment, les dévaluations de la Livre ont pu servir à stimuler la croissance, le déficit budgétaire a été utilisé, et la Grande-Bretagne n’est toujours pas dans l’euro, et peut se permettre d’utiliser ces marges de manoeuvre, tout en bénéficiant de l’ouverture des marchés européens.

Mais pour revenir à Pascal Lamy, oui, c’est un partisan du libre échangisme, mais il n’est quand même pas intégriste. Aujourd’hui, qu’est-ce qui bloque à ses yeux le développement du libre-échangisme à l’OMC ? C’est le fait que les États-Unis, contrairement à ce que l’on pense, sont interventionnistes: ils subventionnent leurs exportations et ils appliquent des tarifs douaniers. Donc, dans ces conditions, il y a un certain statut quo, et l’ouverture du commerce, notamment en direction des pays du Sud, se fait de façon déloyale pour les pays du Sud, et Pascal Lamy n’est pas intégriste et n’y pousse pas, dans ces conditions. Ce sont quand même des gens réalistes. Mais, effectivement il y a un débat entre ceux qui pensent que la mondialisation libérale peut être une mondialisation heureuse, et ceux qui pensent que, aujourd’hui nous ne sommes plus du temps de Ricardo, et que cette mondialisation-là, contrairement à ce que l’on pense, produit des effets économiques et sociaux négatifs.

Pascale Fourier : Mondialisation heureuse... Je ne vois pas comment, intellectuellement, ils peuvent justifier une telle idée.... Je ne vois pas quel est leur raisonnement...

Liêm Hoang Ngoc : Le raisonnement traditionnel, c’est la fameuse théorie des avantages comparatifs de Ricardo, qui est vieille de deux siècles, qui consiste à dire que chaque pays va se spécialiser dans la production où il a la meilleure productivité par rapport aux autres productions qu’il serait susceptible de réaliser. Donc il va se spécialiser, et, dans l'échange, chacun va y gagner parce que le revenu auquel chaque pays peut accéder par l’échange sera supérieur au revenu qu’il obtiendrait s’il produisait lui-même tous les biens. C’est la vieille théorie des avantages comparatifs.

Le problème, c’est que cette théorie s’appliquait lorsque le capital était immobile, et qu’on estimait que, grosso modo, l’Europe fabriquerait des ordinateurs, que les machines pour fabriquer les ordinateurs ne déménageraient pas d’Europe, et que les Chinois fabriqueraient des parasols, avec des machines fabriquant des parasols qui resteraient en Chine et qui n’iraient pas ailleurs. Mais depuis, avec la mondialisation, le capital est devenu mobile, et tout le monde aujourd’hui fabrique des parasols et des ordinateurs. Dans ces conditions, la théorie des avantages comparatifs ne peut plus fonctionner, puisque les Chinois vont bénéficier des mêmes avantages techniques que l’Europe, mais avec des coûts de production beaucoup plus faibles. Et, du coup, il est naturel que le mouvement des délocalisations soit amené à s’accélérer si l’on ne met pas en place des coopérations à l’échelle internationale, et, en attendant ces coopérations, pour faire converger vers le haut les normes sociales, des barrières pour empêcher la concurrence déloyale et inciter les Chinois à développer leur marché intérieur. Parce que quand même -je suis bien placé pour le dire : les auditeurs ne me voient pas, mais mon nom, a priori ne m’incite pas à jouer contre l’Asie... -, l’Asie dispose d’un énorme marché intérieur et d'un énorme potentiel de développement interne et autonome.

Pascale Fourier : Des Sous Et Des Hommes, toujours en compagnie de Liêm Hoang Ngoc, sur Aligre FM. Tout à l’heure, vous avez dit que les socialistes préconisaient l’idée d’un tarif extérieur commun à l’échelle européenne. Et moi, c’est toujours ma petite question rituelle : oui, d’accord, mais avec qui au niveau de Europe ? Qui serait d’accord pour le faire ?

Liêm Hoang Ngoc : L’Europe est enlisée, depuis, non pas ce que l’on pense c’est-à-dire le Non, mais bien avant, depuis l’élargissement. On a choisi de faire l’élargissement avant de faire l’approfondissement, c’est-à-dire avant de créer des institutions politiques avec le noyau dur de l’Europe, les 15, ou mieux les 12 (puisque dans les 15, il y en a trois qui ne sont pas dans l’euro). Si on voulait vraiment faire un noyau dur, on prenait les 12 de l’euro, on mettait en commun les règles politiques, un projet constitutionnel obtenant l’adhésion de tous les citoyens, et, sur cette base-là, on demandait à ceux qui souhaitaient adhérer à ce projet solide, avec des règles aux frontières, etc. de venir s’y associer.

Au lieu de ça, qu’est-ce qu’on a fait ? On a fait l’élargissement avant, et après, on a essayé de scotcher une constitution dessus, une constitution qui n’a satisfait personne. Et pour cause, puisque, si vous faites l’élargissement, vous avez des pays avec des niveaux de développement tellement différents que le premier problème qui se trouve posé, c’est de les faire converger vers le niveau de développement des pays de l’Ouest.

Et vous avez deux solutions pour ça. Et il y a deux projets :

-Il y a le projet libéral, qui consiste à dire : ok, on fait un grand marché, avec une concurrence libre et non faussée pour que, sur la base des mécanismes concurrentiels, la convergence s'opère. Et cela suppose que les pays les moins performants puissent disposer d’une flexibilité de leur législation sociale, de leur fiscalité, de leur marché du travail, etc., pour converger vers le haut. Mais, pour que les mécanismes concurrentiels fonctionnent, naturellement, il faut que la concurrence soit libre et non faussée. Donc, il ne faut pas qu'on puisse fausser la concurrence par des subventions publiques, par des règles qui contraindraient le libre-échange à l’intérieur des pays communautaires ...

-Et puis, l’autre projet, qui aurait permis de faire converger les pays vers le haut, c’est un projet interventionniste, qui consistait à harmoniser les normes sociales et fiscales vers le haut. Et pour que ça soit rendu possible, il fallait financer l’élargissement, tout comme l’Allemagne a financé sa réunification pour que les régions en retard convergent vers les régions les plus en avance. Ça supposait, comme dans l’Allemagne à l’époque, un budget communautaire à l’échelle de l’Europe, un budget suffisamment conséquent, avec des sources de financement, par exemple par l’emprunt, pour lever les sommes nécessaires à faire converger les pays de l’Est vers le haut. La Grande-Bretagne s’est montrée opposée à ce projet. Elle a défendu le projet plutôt libéral, avec précisément non harmonisation de la fiscalité. Tony blair est intervenu pour justement enlever du projet constitutionnel l'article qui proposait d’harmoniser la fiscalité. Les Britanniques tenaient également à leur rabais, à leur ristourne et ont tout fait pour que le budget communautaire ne soit pas accru. Et, par conséquent, sans budget communautaire et sans harmonisation fiscale, il est évident que l’Europe ne peut s’engager que vers une Europe avec des mécanismes néo-libéraux d'ajustement, avec les méfaits sociaux que l’on connaît, montée des inégalités etc. sans pour autant que l'efficacité économique - on n’a pas le temps d’en parler - soit forcément assurée.

Pascale Fourier : Oui, mais d’un certain côté, vous n’avez pas vraiment répondu à ma question. C’est possible comment ?

Liêm Hoang Ngoc : J’ai répondu indirectement. Moi, je pense qu’on aurait dû prendre la perche tendue par Joschka Fischer lorsque, avant l’élargissement, il proposé la création d'un noyau dur, France, Italie, Allemagne.... enfin les 12, autour d'un projet de constitution. Tant que le noyau dur de l’euro ne se sera pas mis d’accord sur des règles communes claires, pour savoir comment on finance cette Europe économique et sociale, l’Europe restera un grand marché ...

Pascale Fourier : On a le droit actuellement de faire des noyaux durs ? On a le droit de s’allier à quelques-uns en Europe?

Liêm Hoang Ngoc : J’observe qu’il y a un certain nombre de pays qui se sont réunis, il n’y a pas longtemps, sans nous demander notre avis. Ce sont ceux qui ont voté Oui. En matière de politique tout se fait, c'est comme en cuisine. Je crois que Lénine disait que les lois sont l’expression d’un rapport de forces. La France a la présidence en 2009, il n’est pas trop tard pour remettre sur l’établi les termes du débat. Parce que je ne vois pas comment cette Europe-là, sans budget, sans harmonisation sociale, peut fonctionner. Parce que quand vous avez une monnaie unique qui fait que les pays en difficulté ne peuvent plus dévaluer pour ajuster les déséquilibres, quand vous n’avez pas de budget pour financer les rattrapages, le seul instrument qui reste c’est le dumping fiscal et social, avec les effets que l’on connaît en termes de délocalisations, avec les effets sociaux que l’on connaît, avec la montée de la xénophobie, parce que cela va revenir à opposer les travailleurs les uns aux autres. Et, moi je peux vous parier que, dans ces conditions, dans moins de 10 ans, l’Europe économique et encore plus l’Europe sociale est vouée à une perte quasi inéluctable du fait que le retour aux monnaies nationales sera pris en charge par des forces populistes. Et, à ce moment-là, si on n’est pas préparé au débat auparavant, ça risque de s’avérer explosif!

Pascale Fourier : C’était Des Sous Et Des Hommes, en compagnie de Liêm Hoang Ngoc, qui a écrit, je vous le rappelle un petit livre, qui s'appelle “Vive l’impôt !” aux éditions Grasset dont je vous conseille la lecture.
Voilà. A la semaine prochaine !

 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 13 Mars 2007 sur AligreFM. Merci d'avance.