Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 18 MARS 2008

L'Europe...(suite des émissions 189-190)

Avec Liêm Hoang Ngoc, maître de conférences à l’université Paris I, délégué national à l’économie au Parti Socialiste

 

Pascale Fourier  : Notre invité aujourd’hui sera Liêm Hoang Ngoc, délégué national à l'économie au Parti Socialiste. Je vous rappelle le contexte : en fait, cette émission est la troisième d'une série de trois que j'ai disjointe des deux précédentes parce que son thème est plus précisément l'Europe, alors que les deux précédentes parlaient essentiellement du Parti Socialiste.

Le malheureux Liêm était venu faire en studio et en direct une émission sur le rapport Attali, le 12 février, et il avait accepté de rester avec moi après et de parler à bâtons rompus. 1 h 30 d'enregistrement non stop, dont voici le troisième volet. Souvenez-vous à la fin de la deuxième émission, il tenait des propos très pessimistes sur l'Europe, en soulignant qu'elle allait dans le mur: avec une monnaie unique et pas de budget, sans harmonisation sociale et fiscale, on risquait une situation de déflation généralisée qui ne présageait rien de bon, disait-il, ni économiquement, ni socialement, ni politiquement.
Alors je lui ai posé la question qui tue :

Alors que faire ? on sort de l'Europe ?

Liêm Hoang Ngoc : Que faire ?... Le plan B serait de partir de l'Eurogroupe - en laissant ceux qui n'y sont pas gérer leur propres monnaies ou préparer la convergence vers l'Eurogroupe - mais l'Eurogroupe montrerait l'exemple.

Mais en l'absence d'un tel plan B, qui ne peut voir le jour que si les gouvernements des pays de l'Eurogroupe prennent conscience de la gravité de la situation, en l'absence de cela, il y aura nécessairement un jour, un ou des pays qui seront tentés de revenir à des monnaies nationales pour pouvoir se libérer des marges de manœuvre que leur interdit aujourd'hui le régime de monnaie unique. Mais ils vont hésiter parce que la crise financière fait que, si aujourd'hui vous n'aviez pas la monnaie unique, il y aurait sans doute eu un risque de décrochage d'une ou plusieurs monnaies. À supposer que l'on soit en régime de francs et que la Société Générale ait provoqué une vague de spéculation contre les valeurs françaises, vous auriez très bien pu avoir un décrochage du franc par rapport aux autres monnaies.

Mais, si vous voulez, ça n'épuise pas le fait que le débat soit ouvert dans les années qui viennent, si la monnaie unique gérée de façon trop restrictive par la Banque Centrale Européenne conduit à une monnaie surévaluée qui plombe complètement le fonctionnement des économies européennes, qui sont dès lors condamnées dans la compétition à baisser les salaires.

Pascale Fourier  : Comment ceux qui sont pro-européens peuvent-ils justement valider cette idée de la compétition permanente qu'il faudrait avoir au niveau mondial ? C'est ce que dit aussi Attali dans son rapport... Vous êtes en train de dire globalement que les choses actuellement ne peuvent fonctionner que par la baisse des salaires, effectivement, notamment pour être compétitif vis-à-vis de l'extérieur...

Liêm Hoang Ngoc : Alors moi, je dis que, d'un point de vue purement théorique, quand vous considérez des économies en concurrence, en cas de déséquilibre, quand une économie par exemple subit un déficit commercial par rapport aux autres, vous avez en théorie trois façons d'ajuster le déséquilibre.

-La première c'est de dévaluer, si vous avez une autonomie de votre taux de change.
-La deuxième c'est que l'État, par le budget, finance les industries en difficulté pour qu'elles rattrapent leur déficit de compétitivité: c'est ce qu'on l'on appelle le jeu des fonds structurels en Europe.
-Et troisième façon, si vous ne jouez pas sur les deux premiers instruments, c'est de baisser les salaires pour gagner de la compétitivité « prix », parce que si vous baissez les salaires, vous pouvez baisser les prix sur le marché intérieur comme sur le marché extérieur.

Voilà, il y a trois mécanismes d'ajustement.

Dès lors que vous avez une monnaie unique, vous ne pouvez plus dévaluer. Dès lors que vous avez un pacte de stabilité et peu de budget communautaire, vous ne pouvez pas financer par le budget. Donc le seul instrument qui reste, en théorie, c'est le dumping social et fiscal. Donc vous allez baisser les salaires, les impôts, etc. Et c'est ce qui est en train de se passer en Europe, au sein même des pays de l'Eurogroupe, où il y a une monnaie unique, où il y a des politiques budgétaires restrictives parce qu'il y a un tabou de la dépense publique aujourd'hui. La seule stratégie, c'est celle que l'Allemagne nous engage à réaliser, qui est la baisse des coûts et le transfert des charges de protection sociale sur une TVA.

Et c'est une stratégie qui me paraît, d'un point de vue économique, absolument pas performante parce que, conduite maintenant depuis plus d'un moyen terme - plus de 10 ans - elle a fait de l'Europe la zone de croissance la plus faible du monde avec des déficits budgétaires qui se creusent malgré la compression des dépenses, une montée des inégalités, et un chômage persistant. Je ne vois pas comment ça peut être viable à long terme, surtout que les performances commerciales de nombreux pays, sauf l'Allemagne, se dégradent continuellement - encore que l'Allemagne commence à souffrir de la surévaluation de l'euro(les industriels allemands commencent à s'en plaindre...).

Pascale Fourier  : Mais comment, intellectuellement, du coup, on peut nous soutenir que ce mode d'organisation de l'économie est bon ?

Liêm Hoang Ngoc : Je n'ai pas dit qu'il était bon, je fais le constat de la façon dont ça fonctionne.

Pascale Fourier  : Je sais bien, mais les autres ? Justement, je ne comprends pas, ça me semble être un diagnostic de bon sens à la limite, ce que vous dites; les autres doivent bien voir la même chose. Mais comment peuvent-ils continuer de s'engager mordicus dans une voie qui visiblement ne peut amener qu'à un déclin ?

Liêm Hoang Ngoc : Parce que les dogmatiques ne sont pas là où on pense !

Pascale Fourier  : Des sous et des hommes, en compagnie de Liêm Hoang Ngoc, délégué national à l'économie du parti socialiste. Liêm venait de dire : « Les dogmatiques ne sont pas là où on pense ». Je lui ai demandé de développer sa pensée...

Liêm Hoang Ngoc : Les dogmatiques ne sont pas là où on pense qu'ils sont, à savoir chez les prétendus « archaïques ». Non, les dogmatiques aujourd'hui sont du côté des idéologues libéraux, qui pensent mordicus que le libre-échange, la déréglementation du marché du travail, le retrait de l'intervention publique, est le gage d'une efficacité économique. Ils y croient mordicus. Et personne dans les chroniques économiques quotidiennes à la radio et à la télévision ne fait état des piètres performances sur le plan de la croissance, du commerce extérieur, des déficits publics, du chômage et des inégalités, que subissent la plupart des pays européens depuis que les recommandations de ces experts sont mises en application.

Pascale Fourier  : Mais quand bien même les médias ne s'en feraient-ils pas l'écho, les économistes libéraux doivent bien le voir...

Liêm Hoang Ngoc : Oh ! vous savez, les économistes académiques s'en rendent bien compte. Joseph Stieglitz qui passe pour un alter-mondialiste, dans le champ de la science économique académique, est un économiste très orthodoxe, qui est à ranger du côté des économistes néo-walrasien, c'est-à-dire les sociaux-libéraux si vous voulez.

Mais si on applique l'analyse économique dite néo-classique elle-même, elle n'est pas aussi dogmatique que les politiques qui sont appliquées au nom des principes que le grand public connaît comme étant les grands principes néo-libéraux. La théorie économique académique néo-classique reconnaît l'existence de défaillances du marché. Stieglitz vous expliquera que, dans le domaine de l'énergie, l'intervention de l'État n'est pas idiote, qu'il y a des monopoles naturels et que la nationalisation de certaines entreprises n'est absolument pas une aberration économique. Mais c'est véritablement par dogmatisme et avec une méconnaissance totale de l'histoire de la pensée économique, qu'aujourd'hui les décideurs politiques appliquent les remèdes libéraux sans précaution.

Les vrais pragmatiques ne sont pas de ce côté-là. Aujourd'hui les vrais pragmatiques sont de notre côté. Lorsque nous posons le problème de protection des emplois et de l'industrie, ce n'est pas par principe ou par volonté d'empêcher le développement de l'Asie - loin de moi cette idée - c'est parce que, pragmatiquement, ça ne marche pas. Contrairement à ce que l'on pense, le libre-échange n'est pas porteur d'une mondialisation heureuse. Il empêche le développement des pays émergents, parce qu'engagés dans la course au dumping fiscal et social; il n'y a plus les moyens sur place pour développer les infrastructures - on se plaindra ensuite que ces pays ne font pas de développement durable; il n'y a pas de marché intérieur parce qu'ils se sont engagés dans cette course-là; il n'y a pas de co-développement.

Et puis, il faut regarder concrètement la qualité des marchandises produites. Tous les jouets sont aujourd'hui fabriqués en Chine. Avez-vous vu la qualité des jouets par rapport à ce que c'était auparavant ? Du côté des industries de luxe ou même des industries qui produisaient des biens de qualité, le point de rentabilité financière qui manque pousse à la délocalisation. Et tout ça pour des résultats qui sont extrêmement discutables.

Dans le domaine de l'agroalimentaire, prenez un exemple : Thierry Mandon, maire de Ris-Orangis, m'expliquait l'autre jour que, depuis qu'on a délocalisé la fabrication des biscuits Pépito en Bulgarie, les biscuits n'ont plus le même goût. Pépito n'a plus le même goût que ce que vous mangiez quand vous étiez petite.

L'autre jour, je discutais avec les salariés de Cycle-europe qui fabriquaient auparavant les cadres des bicyclettes Décathlon. Eh bien, Décathlon a délocalisé la fabrication des cadres à Taïwan. Pour gagner quoi ? Neuf euros ! Pour gagner neuf euros avec des cadres qui reviennent avec des défauts et qui nécessitent une heure de travail à chaque fois. Une heure de travail, c'est plus que neuf euros. Donc vous n'y gagnez rien. On peut allonger la liste.

On dit que les coûts salariaux sont plus faibles. Certes, ils sont 30 fois plus faibles, mais le prix d'une marchandise fabriquée en Chine comparé au prix de la même marchandise que vous fabriquez en Europe n'est pas 30 fois moins cher. Qu'est-ce qui s'est passé au milieu ? Eh bien il y a une marge qui a été adoptée par la multinationale qui a délocalisé. Donc là aussi, la mondialisation n'est pas si heureuse que ça. Il faut arrêter avec cette idée reçue. Donc il va falloir mettre de la régulation dans tout ça, il va falloir mettre du co-développement. Et le pragmatisme sera de rigueur. Et il n'est pas du côté du camp d'en face.

Pascale Fourier   : Des sous et des hommes, avec Liêm Hoang Ngoc, dernière plage de notre entretien d'1 h 30.
Quand vous dites qu' il faudra mettre de la régulation. Si j'étais méchante, ce que je ne suis pas d'ordinaire pas avec vous, je dirais : «  Oui, mais c'est un voeu pieux. selon quelles modalités ? Et avec quelle force politique, quel rapport politique ? Dans quel cadre ? ».

Liêm Hoang Ngoc : Le tarif extérieur commun est prévu dans les textes européens. Il est possible de l'utiliser pour fixer des barrières à l'entrée de marchandises produites dans les pays à bas coûts, là où, sur le territoire domestique, il existe une production de substitution. Ça, on sait le faire.

Le débat sur la politique industrielle devra un jour être relancé. Il n'y a plus de champions nationaux. Moi, je ne suis pas chauvin, mais lorsqu'il y avait une véritable politique industrielle dans ce pays, ces champions nationaux structuraient les bassins d'emploi. On parle beaucoup des PME, mais les PME sont avant tout des entreprises sous-traitantes, et le fait qu'aujourd'hui celles-ci ferment l'une après l'autre parce qu'elles sont mises en concurrence avec les pays à bas coûts ou en zone dollar vient du fait que l'on a abandonné la politique industrielle.

Cela a deux effets : premièrement, les taux d'investissement sont plus bas, et quand il n'y a pas d'investissements dans les grandes entreprises, il n'y a pas de commandes pour les petites entreprises. Et puis deuxièmement, lorsque vous avez des groupes où les actionnaires vous fixent des objectifs de rentabilité financière de 15 %, c'est une incitation à aller délocaliser en zone dollar et dans les pays à bas coûts.

Donc le problème de la politique industrielle devra tôt ou tard être à nouveau posé, au moins à l'échelle nationale, si ce n'est à l'échelle européenne. Le cas d'Airbus est symptomatique, Airbus qui délocalise aujourd'hui en zone dollar parce que l'euro est trop fort. Mais pour d'autres raisons aussi Airbus est symptomatique. On aurait pu concevoir que les champions européens prennent le relais des champions nationaux. Or pour constituer des champions européens, il faut que les Etats s'impliquent dans le capital des entreprises. Et ce qu'on observe, c'est que, dans le cas d'Airbus, notre partenaire allemand a refusé que l'État intervienne dans le capital d'Airbus si bien qu'il a fallu concevoir un consortium où les représentants français étaient des entreprises privées. 15 % pour Lagardère, l'autre moitié pour l'État français, mais comme l'État français n'a pas voix au chapitre, c'est Lagardère qui représentait les intérêts français à Airbus, et qui votait, au nom de la France, dans le conseil d'administration d'Airbus. Bon, moi ça ne me pose pas forcément de problèmes, sauf que le jour où Lagardère décide de s'en aller parce qu'il juge qu'Airbus n'est plus la priorité de sa stratégie de développement, il n'y aura plus personne. Et ce qui est vrai pour Airbus le sera lorsqu'il faudra concevoir d'autres entreprises industrielles stratégiques au plan supranational, à l'échelle européenne.

Il y a là un vrai débat qui est loin d'être tranché, pas seulement au Parti Socialiste. La droite aujourd'hui, qui a relancé l'idée du patriotisme économique, n'a pas plus de solution de rechange.

Pascale Fourier  : Est-ce qu'au niveau européen il y a des rapports de force politique qui puissent faire que des solutions telles que celles que vous préconisez puissent un jour être mises en oeuvreou on va attendre la saint Glinglin ?

Liêm Hoang Ngoc : Qui vivra verra...

Ce qu'on peut dire au plan théorique, c'est que, là, il y a trois scénarios possibles.

- Il y a le scénario de l'enlisement qui est celui de l'Europe à 27 sans institutions, avec des pays dans l'euro, d'autres qui ne le sont pas, pas de budget communautaire, une banque centrale qui fait ce qu'elle veut, avec un euro surévalué.
- Vous avez un deuxième scénario est celui du retour aux monnaies nationales.
- Et vous avez un troisième scénario qui est celui de l'Eurogroupe qui montre l'exemple avec une harmonisation fiscale, un budget et une politique monétaire appropriée.

Bon mais après, ce sont les peuples qui décident, ce sont leurs représentants qui les représentent et là, ce n'est plus du ressort de l'analyse économique.

Pascale Fourier  : Oui ça devient de l'analyse politique et, justement, il n'y a pas de parti qui a l'air de préconiser, y compris en France, de telles solutions...

Liêm Hoang Ngoc : L'idée de l'Eurogroupe est quand même prégnante au PS. Là, s'il y a un point sur lequel tout le monde est d'accord, c'est quand même l'idée que, si on veut faire avancer l'Europe, c'est sur la base d'une Europe politique que seul l'Eurogroupe peut conduire dans un premier temps. Après... il y a eu des déchirements récents, mais il n'est pas exclu que ce parti puisse un jour se régénérer à l'aune de l'arrivée à maturité d'une nouvelle génération...

Pascale Fourier  : Eh oui, c'était des Sous Et Des Hommes, en compagnie de Liêm Hoang Ngoc.Liêm a écrit de nombreux livres, tous passionnants, mais si je devais ne vous en recommander qu'un, ce serait « Refermons la parenthèse libérale » aux éditions La dispute. Un livre vraiment très complet.

La semaine prochaine, mystère pour l'instant pas mais j'ai cru comprendre que Nicolas Sarkozy allait à nouveau monter sur le plateau des Glières. Je pense alors à rediffuser une des émissions faites avec d'anciens résistants signataires en 2004 de l'appel à la commémoration du programme National de la Résistance, parce qu'on ne peut oublier que la résistance était aussi porteuse d'un espoir social qui a donné notamment la Sécurité sociale pour tous. Je pense éventuellement à vous faire réentendre l'entretien que m'avait accordé Philippe Dechartre, un homme de droite, comme Nicolas Sarkozy, mais un gaulliste.

Voilà. A la semaine prochaine.

 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 18 Mars 2008 sur AligreFM. Merci d'avance.