Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 7 MAI 2002

Faut-il alléger les "charges patronales"?

Avec Liêm Hoang-Ngoc, maître de conférences à Paris I.

 

Pascale Fourier : La baisse des charges patronales a été un thème récurrent des candidats à l'election présidentielle. Ca semble une mesure de bon sens si on voulait favoriser les créations d'emploi puisque les patrons hésitent à embaucher dans la mesure où ils sont écrasés par les charges…. C'est bien, ça?

Liêm Hoang Ngoc: On peut mettre des guillemets au mot "charges". Parce qu' à l'origine, les cotisations patronales et salariales (qu'on appelle des "charges sociales" ) avaient pour vocation de financer les dépenses sociales de la Sécurité Sociale, (très précisément en 1947 à sa création), et ces cotisations étaient conçues à l'origine comme du salaire différé puisque il s'agit de cotisations qui étaient ensuite reversées sous forme de prestations liées aux accidents du travail par exemple ,lorsque les salariés cotisants et les employeurs qui en étaient responsables devaient financer certaines réparations sociales. Donc petit à petit dans le débat public s'est imposée l'idée que cela représentait un obstacle à l'emploi, d'où le terme de "charges sociales" véhiculé notamment par les organisations patronales.

Pascale Fourier : Mais ce n'est pas vrai que c'est un obstacle à l'emploi!? Ca semble assez naturel de penser qu’ effectivement, si les patrons doivent donner moins quand ils embauchent quelqu'un, ils vont pouvoir embaucher plus de gens…

Liêm Hoang Ngoc : Oui... Vous faites référence ici à la théorie néoclassique de la demande de travail des entreprises, qui est la théorie dominante expliquant que les entrepreneurs effectuent leurs combinaisons productives pour produire des biens en fonction du coût relatif des facteurs de production, c'est-à-dire en fonction du coût du travail, du coût des machines et du coût du capital; et donc si le coût d'un des facteurs de production baisse par rapport à l'autre, eh bien les entrepreneurs sont censés substituer un facteur à un autre. Par exemple, si le coût du travail baisse par rapport au coût du capital, les entrepreneurs sont supposés embaucher plus de travailleurs et utiliser moins de machines. A l'inverse, pour un même niveau de production, si le coût du travail augmente par rapport au coût du capital, eh bien les entrepreneurs vont utiliser plus de machines pour un niveau de production, le tout étant évidemment compatible avec l'objectif de maximisation du profit.

Donc ça, c'est la théorie dominante qui explique que le problème du chômage est essentiellement lié à un problème de coût du travail, et que donc si la politique de l'emploi veut stimuler l'embauche, eh bien il faut premièrement qu'elle contribue à baisser le coût du travail. Ca se fait soit en réduisant les salaires directs, par exemple le salaire minimum, soit en baissant l'autre partie du salaire, c'est-à-dire le salaire indirect, les cotisations patronales notamment, et la deuxième chose, c'est de faire en sorte que les travailleurs acceptent les emplois à salaire diminué. Donc on va inciter les chomeurs à accepter ces emplois notament par ce que les anglo-saxons appellent un impôt négatif ou ce que l'on a appelé récemment la "prime pour l'emploi" dans le cas français. Donc vous voyez que cette théorie a des répercussions importantes dans le débat de politique de l'emploi.

Le problème, c'est que malheureusement il n'y a pas vraiment d'étude économique sérieuse qui ait réussi à mettre en évidence un lien entre le coût du travail et l'emploi dans un pays comme la France. Tous les économistes s'accordent pour dire qu'au plan macroéconomique il n'y a pas de relation entre le coût du travail et l'emploi. On peut trouver si vous voulez des implications du coût du travail sur l'emploi ,sur ce que les économistes appellent des données de panel, c'est-à- dire sur des échantillons réduits d'entreprises où éventuellement on arrive à mettre en relation l'emploi et le salaire, mais là encore les études sont très fragiles parce qu' elles sont statistiquement peu significatives, ou bien lorsqu'elles le sont,ce qu'on appelle "l'élasticité emploi-salaire", c'est-à- dire la sensibilité des créations d'emploi à une baisse du salaire, est très faible.

Dans le cas français par exemple, il n'y a pas vraiment d'études qui avèrent cette relation, d'où la controverse sur la politique de l'emploi qui est menée par les gouvernements successifs depuis une quinzaine d'années et qui a consisté à baisser le coût du travail en finançant cette baisse du coût du travail par… (aujourd'hui ça représente 120 milliards qui sont coupés sur le budget de l'Etat quand même...)

Pascale Fourier : Et qui sont redonnés aux patrons?


Liêm Hoang Ngoc : Oui, qui sont donnés sous forme de subventions à l'embauche ou d'abaissement des cotisations patronales qu'il faut financer par le budget de l'Etat, d'où la création d'autres sources de financement de la Sécurité Sociale telles que la CSG (contribution sociale généralisée) ou l'URDS.

Pascale Fourier : Vous pouvez repréciser ce que c'est?


Liêm Hoang Ngoc : Ce sont des prélèvements sur la base d'une assiette de l'impôt -donc ce n'est pas une assiette salaire, ce n'est pas la même assiette, c'est l'assiette de l'impôt - qu'on va élargir aux revenus du capital par souci d'équité et à partir de laquelle on va prélever des sommes affectées au financement de la Sécurité Sociale parce qu' on aura allégé de l'autre côté les cotisations patronales.

Pascale Fourier : Tout à l'heure, vous m'accusiez sauvagement d'avoir repris les thèses libérales en disant que, si les charges patronales étaient moins fortes, il y aurait plus d'embauche…Pourtant, ça me semble quand même le B-A- BA...En quoi je me trompe? Quelles sont les autres théories qui pourraient infirmer ce propos?

Liêm Hoang Ngoc : C'est un débat ancien qui resurgit avec actualité aujourd'hui, je veux parler du débat entre un économiste qui s'appelait John Maynard Keynes et les économistes libéraux de l'époque, dans les années 30, qui préconisaient, face à la Dépression des années 30, la flexibilité du marché du travail.Il s'agissait pour lutter contre le chomage de baisser le coût du travail et de mettre les chômeurs au travail. Keynes contestait l'idée que la cause du chômage était due au refus des travailleurs d'accepter des emplois à bas salaire, et il contestait l'idée qu'en baissant les salaires, on allait régler le problème du chomage. Par transposition, on peut dire aujourd'hui que ce n'est pas en baissant les "charges sociales" entre guillemets que l'on aboutira aujourd'hui à une baisse du chômage. Et le contexte parallèle est amusant parce que c'est un contexte où ce qu'on appelle aujourd'hui la financiarisation de l'économie est forte, c'est-à-dire où les marchés financiers ont un rôle important dans l'économie, et Keynes voyait précisément dans l'incertitude qui règne sur les marchés financiers la principale cause du chômage. Alors, par quel canal ça passe? Ca passe par deux canaux :

• Lorsque vous avez de l'incertitude, c'est-à-dire que vous ne pouvez pas prévoir le cours des actions, des obligations, la valeur de la monnaie, la structure des taux d'intérêt etc, eh bien naturellement les agents vont spéculer sur les marchés financiers, c'est-à-dire que ils vont déplacer leurs capitaux sur le très court terme dans la perspective de plus-values immédiates et cette épargne spéculative ne se transforme jamais en investissement!
La première cause précisément du chômage selon Keynes, c'est que les politiques libérales qui encouragent l'épargne notamment par des baisses d'impôt bénéficiant aux catégories aisées qui épargnent sont inefficaces dès lors que l'on a une épargne spéculative qui va se balader et qui ne nourrira jamais l'investissement.

• Donc ça, c'est une première cause du chômage et la deuxième cause, c'est que lorsque se forment des bulles spéculatives, lorsque ça monte en période d'incertitude, tout le monde achète ; les individus obéissent dans un contexte d'incertitude à ce que Keynes appelle des "comportements moutonniers", des comportements mimétiques; on fonctionne à la rumeur, on fait en fonction de ce que fait le voisin, - donc si ça marche tout le monde achète même si ça n'a aucune relation avec l'économie réelle, et puis le jour où ça se retourne, le jour où quelqu'un se met à vendre, eh bien tout le monde va vendre ; et donc la bulle spéculative dans ce cas éclate et lorsque les épargnants sont ruinés, cela a un effet dans l'économie réelle puisqu'ils vont chercher à reconstituer leur patrimoine et ils vont le faire en réduisant leur consommation, et en ce qui concerne les entreprises en réduisant leur investissement, d'où un croissance et une demande insuffisante, et le fait qu'apparaît là encore du chomâge involontaire de masse, contexte dans lequel les travailleurs auront beau accepter une baisse du salaire les entreprises n'auront pas intérêt à les embaucher.

Et plus que jamais aujourd'hui dans un contexte de financiarisation, on a des périodes de dépression où les causes du chomâge ne sont manifestement pas dues à un problème de coût du travail: le coût du travail a baissé considérablement par les différentes mesures d'abaissement des charges sociales depuis une quinzaine d'anées, et l'instabilité financière explique bien plutôt la montée du chomâge et les difficultés rencontrées par un pays comme la France depuis un petit peu plus de six mois...

Pascale Fourier : Il y a quelque chose que je comprends pas trop...Finalement vous avez l'air de dire qu'il y aurait une sorte de forme d'argent inactif, par rapport à l'économie productive on pourrait dire…A un moment vous avez dit "la spéculation ne nourrit pas l'investissement"… Moi, je pensais que quand on plaçait son argent en bourse, ça allait directement dans la sphère productive…

Liêm Hoang Ngoc : Oui, la théorie libérale estime que la condition sine qua non de la croissance, c'est l'épargne , c'est qu'on renonce à consommer et que les profits dégagés par les entreprises soient placés sur les marchés financiers pour alimenter l'investissement. D'où les politiques libérales qui encouragent l'épargne par une fiscalité attractive sur le capital et sur les hauts revenus puisque les hauts revenus sont supposés plus épargner que les bas revenus qui consacrent eux leurs revenus à la consommation quand ils augmentent. Le malheur, c'est que si l'on introduit ce que Keynes appelle "l'hypothèse d'incertitude" comme je vous l'ai dit, eh bien naturellement une partie des agents va vouloir se prémunir contre l'incertitude et donc va spéculer ; le propre de la spéculation,c'est qu'on a des déplacements continuels de capitaux qui de fait ne se matérialisent pas par de l'investissement, et quand vous prenez les chiffres dans les années 90, c'est extrêmement frappant parce qu' on a baissé les salaires, on a baissé le coût du travail en France (la part des salaires dans la valeur ajoutée a baissé de dix points entre 84 et 95 ) , et on a une courbe de profit ascendante, une courbe d'épargne ascendante très précisément, mais une courbe d'investissement qui décroît; les taux d'investissements décroissent durant cette période et le taux de chômage augmente, ce qui vous montre bien que les profits d'avant-hier n'ont pas été les investissements d'hier et ne seront pas les emplois d'aujourd'hui.

Pascale Fourier : Il y a vraiment décidément quelque chose que je n'arrive pas clairement à comprendre. Je suis peut-être un peu répétitive, mais j'ai la comprenette très très lente aujourd'hui… Vous disiez tout à l'heure que l'argent qui était placé finalement en bourse n'était pas de l'argent qui partait dans les investissements. Or j'ai compris exactement l'inverse depuis plusieurs années où on incite les braves épargnants que nous sommes à aller placer notre argent en bourse sous prétexte justement de créer de l'emploi d'une certaine façon.

Liêm Hoang Ngoc: Je vais vous donner deux exemples, qu'on peut mettre en parallèle de façon assez amusante: c'est les nouvelles technologies,et l'évolution du NASDAQ, c'est-à-dire l'indice des valeurs technologiques aux Etats-Unis, et puis le marché automobile des anées 30.

On a exactement le même phénomène qui se produit, c'est-à-dire que on a des épargnants qui se ruent en masse sur ces valeurs (les valeurs technologiques aujourd'hui et les valeurs de l'industrie automobile à l'époque); donc se forme une bulle financière à la hausse; tout le monde anticipe des hausses de cours, donc les épargnants achètent des actions et le cours de l'action monte, mais en même temps les conditions de développement du secteur des nouvelles technologies dans l'économie réelle tout comme le développement du marché automobile dans les années 20 ne sont et n'étaient absoluement pas assurées. Si bien que le jour où on s'est rendu compte que le développement réel de ces secteurs ne se faisait pas, qu'est ce qu'on a fait : on a vendu, et la bulle spéculative a fini par crever, tout le monde a revendu les actions; tout ça étant lié au fait qu'il y a une déconnexion ici entre la bulle financière et l'économie réelle.

Pascale Fourier : On avait oublié qu'il fallait des gens pour acheter les automobiles qui étaient crées, quoi...

Liêm Hoang Ngoc : Voilà, c'est ça! Il n'y avait personne pour acheter des automobiles tout comme aujourd'hui on n'achète pas suffisamment de logiciels, et on en achètera d'autant moins que les gains de productivité des entreprises sont redistribués non pas sous forme d'augmentation de salaire précisément, mais sous forme de dividendes, sous forme de fonds de pension, sous forme d'épargne salariale, et ce sont des produits qui naturellement ne vont pas alimenter la consommation, mais vont continuer à entretenir la bulle spéculative.

Pascale Fourier : Pour en revenir à nos fameuses charges patronales comme on dit, qu'est ce qu'il faut faire finalement?… Est-ce qu'il faut les baisser effectivement, il faut les laisser comme c'est, il faut...?

Liêm Hoang Ngoc : Le fait qu'il n'y ait pas de relation avérée entre le coût du travail et l'emploi sur les tests économétriques ne veut pas dire qu'il n'y a pas des entreprises notamment les PME qui souffrent d'un problème de coût du travail. Dans ce cas, il y a une proposition de réforme qui est défendue par de nombreux économistes qui consiste à basculer le financement de la Sécurité Sociale en finançant celle-ci non pas sur la seule assiette salaire, mais en basculant le financement sur une assiette valeur-ajoutée, c'est-à-dire salaire et profit. Donc là, on ferait contribuer le capital à égalité avec le salaire au financement de la Sécurité Sociale, ce qui aurait pour effet d'opérer un transfert de charges, au bénéfice des entreprises qui sont riches en main-d'oeuvre et faiblement capitalistiques et au détriment des entreprises qui utilisent relativement moins de main-d'oeuvre que de capital, ou au détriment des entreprises qui ont opéré ce qu'on peut appeler parfois couramment des licenciements boursiers.

Pascale Fourier : Et c'est une solution qui est préconisée au niveau politique ou il n'y a personne à part vous qui dites cela?

Liêm Hoang Ngoc : C'était dans le programme du PS et du candidat Jospin avant qu'il n'opère le recentrage qui a mené à sa défaite au second tour… Il a choisi d'enlever cette proposition, mais elle figurait bien dans le programme initial du PS.


Pascale Fourier
: Quelles sont les raisons pour lesquelles il a songé à l'enlever?

Liêm Hoang Ngoc : J'ai un peu le sentiment que beaucoup d' experts économiques aujourd'hui qui conseillent le Prince ou les princes sont ralliés un petit peu à la thèse libérale selon laquelle on ne peut pas faire autrement que d'accepter la financiarisation de l'économie et cette acceptation conduit nécessairement à ne pas taxer les profits.

Pascale Fourier : Et les syndicats qu'est-ce qu'ils en disaient de tout ça?

Liêm Hoang Ngoc : Ils sont partagés sur la question: la CGT et la CFDT sont plutôt favorables à ce type de mesure, FO défend plutôt un financement sur une assiette salaire parce qu'ils considèrent que changer d'assiette irait vers une fiscalisation de la Sécurité Sociale, c'est-à-dire à une confiscation selon les dires de Marc Blondel de la Sécu par l'Etat.

Mais si vous voulez, il y a un autre débat qui est intéressant dans cette affaire de cotisations patronales, c'est qu' il y a aujourd'hui des dépenses qui ne sont plus uniquement liées au travail qui sont devenues des dépenses à caractère universel, c'est-à-dire les dépenses maladie et les dépenses famille, c'est-à-dire qu'il y a des catégories qui en bénéficient sans que forcémént leur activité soit liée au travail et donc, dans ce cas, ça peut justifier un changement d'assiette : on peut justifier de financer les dépenses santé par exemple sur la base de la valeur ajoutée et sur la base d'une CSG qu'on pourrait rendre progressive pour des soucis d'équité et puis on maintiendrait par ailleurs le système de cotisations patronales géré paritairement par les organisations professionelles pour les dépenses retraite, à condition bien entendu qu'on s'entende pour maintenir le système par répartition, ce qui va dépendre évidemment de la politique menée par le gouvernement qui sera issu des prochaines élections législatives.

Pascale Fourier : J'avais juste encore une dernière petite question qui concernait le rôle éventuel du chômage dans l'accroissement des "charges patronales" : est-ce qu'il y a un lien de l'un à l'autre?

Liêm Hoang Ngoc : Il y a un lien dans la mesure où l'accroissement du chômage conduit à un accroissement de l'indemnisation du nombre de chômeurs. Maintenant, dans le débat public, c'est plutôt la relation inverse qui est discutée : c'est "est ce que c'est parce qu'il y a trop de cotisations patronales qu'il a du chômage ou pas?"... Là, comme on a essayé de le voir aujourd'hui, le débat est beaucoup plus controversé qu'il n'y paraît dans les discussions de café du commerce...

 

Pascale Fourier : C'était donc Des Sous.. et des Hommes en compagnie de Liem Hoang Ngoc. Si vous voulez en savoir plus vous pouvez lire Les politiques de l'emploi, publié aux éditions du Seuil dans la collection Point Seuil, c'est-à-dire en format de poche; Et puis je vous rappelle aussi que vous pouvez lire sur la théorie néoclassique du marché du travail la petit livre de Laurent Cordonnier Pas de pitié pour les gueux, petit livre savoureux et drôle, éditions Liber/ Raisons d'agir. A la semaine prochaine!



 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 7 Mai 2002 sur AligreFM. Merci d'avance.