Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 20 MARS 2007

Quand la finance devient prééminente... : SLAM ! (1/3)

Avec Frédéric Lordon, chercheur au CNRS

 

Pascale Fourier : Et notre invité aujourd'hui sera Frédéric Lordon, chercheur au CNRS.

Frédéric Lordon, j'avais lu un article de lui, intitulé "Le SLAM", dans le Monde Diplomatique. Il parlait de la libéralisation des mouvements des capitaux, et de la possibilité d'amoindrir ou d'éradiquer, si on peut dire, ces mouvements.Frédéric, je le connaissais déjà, parce qu'on s'était vu au moment du Traité Constitutionnel. Là, je lui ai proposé qu'on se rencontre dans un petit bar, près du Luxembourg. Il avait mis une petite condition: il fallait que ça ait l'air d'une "aimable conversation" et en plus de cela que je lui dise "tu". Je me suis pliée à ce qu'il demandait. Et voilà le résultat.


Il se trouve qu'en écoutant Daniel Mermet, puisque moi j'écoute Daniel Mermet si Daniel Mermet ne m'écoute pas, j'ai entendu que tu as parlé de la date de 1986, date de la loi de déréglementation financière, en disant que cet épisode est peut-être l'événement le plus d'important qu'ait connu la société française dans le demi-siècle écoulé. C'est là-dessus que j'aimerais bien avoir des informations...

Frédéric Lordon : Oui. J'ai dit ça, et en même temps je l’ai fait en pensant la chose suivante : Pascale va me faire revenir sur cette histoire de loi de 1986. Or, chaque fois que je m’étends via un micro sur la déréglementation financière, j'en parle, et à force, on va trouver que je radote. Cependant, il n'est pas question de la passer sous silence, aussi je le redis, cette date est un tournant dans l'histoire de l'économie et même plus, de la société française. Et en même temps, la déréglementation financière ne s'y épuise pas. J'ai eu l'occasion ailleurs de dire que l’on était en présence en quelque sorte d’une fusée à trois étages. La loi de déréglementation de 1986 n'est que le premier étage. Il y en a deux autres qui comptent tout autant, et sans lesquels la déréglementation ne produirait pas de tel effets.

Au sujet du premier étage, je redis un mot très rapidement. La loi de 1986 abat toutes les restrictions qui entravaient la liberté de mouvement des capitaux, et notamment celle des mouvements internationaux. Une fois que cette loi est passée, les capitaux anglo-saxons ont pu se déverser sur le marché français. En effet, le Royaume-Uni et les États-Unis sont les deux pays où l'épargne salariale est déjà alors sous une forme très financiarisée; l'épargne financière s'y est accumulée dans les bilans des grands investisseurs institutionnels. Ces capitaux-là ont pu alors se déverser sur le marché français tout à fait librement. Evidemment c'est un sacré changement...

Mais il y a les deux autres étages de la fusée, et c'est plutôt ceux-là que je voudrais évoquer. Si l'on met à part la loi de déréglementation proprement dite, qui est le premier étage de la structure, il y a deux autres composantes de la libéralisation financière qu'il faut absolument avoir en tête si on veut comprendre de quelle manière s'exerce les effets de la finance, et particulièrement de la finance actionnariale sur les entreprises.

Le deuxième étage, qu'est-ce que c'est ? C'est la concentration de l'épargne dans les bilans des grands collecteurs de l'épargne individuelle que sont les fonds de pension et les fonds mutuelles.
Alors tu me diras que les fonds de pension n’existent pas en France. C'est exact, on n'en a pas encore. A mon avis, cela ne saurait tarder, mais enfin, attendons encore un peu. En revanche, ces fonds de pension existent déjà, je viens de le dire, aux États-Unis, au Royaume-Uni ou ailleurs, et dès lors que la déréglementation est faite, ils peuvent produire tous leurs effets dans l'économie française - en attendant que des fonds français se créent et viennent ajouter leur propre contribution à ce joyeux foutoir....

Des fonds mutuels, on en a, on connaît déjà. Que sont ces fonds mutuels ? Tout simplement, ce sont les organismes de placement qu'on appelle les SICAV, les OPCVM, etc,, à quoi tu ajouteras toutes les compagnies d'assurances qui gèrent des assurances-vie qui comprennent une partie des placements qui sont effectués en produits actions, etc..

Donc, la deuxième chose importante en matière de libéralisation financière, c'est ça : la concentration de l'épargne des ménages dans les passifs d'un certain nombre d'organismes dont la gestion n'est pas du tout la même que celle du petit actionnaire individuel, qui passe un ordre toutes les trois semaines uniquement...

Troisième étage de la structure, et je me demande finalement s’il n'est pas le plus important. Plus exactement, si tu veux, c'est le dernier verrou qu'il fallait faire céder pour que la libéralisation financière prenne tous ses effets. Ce troisième étage de la structure consiste en une transformation radicale de ce qu'on peut appeler le régime du contrôle capitalistique.

Qu'est-ce que c'est que le « régime de contrôle capitalistique » ? C'est la façon dont les capitalistes s'entendent pour stabiliser la propriété du capital. Pendant très longtemps, on a vécu dans un certain régime, qui était caractérisé au premier chef par ce qu'on a appelé les « participations croisées », caricaturées sous la formule du : “Je te tiens, tu me tiens, par la barbichette”, qui n'était pas complètement fausse, mais cette caricature a servi à déprécier ce régime pour lui en substituer un autre dont on va voir tout de suite les effets. Le régime des participations croisées atteint aussi sa caricature politique avec les fameux "noyaux durs" balladuriens et c'est exactement ça le principe. Le système des participations croisées avait quand même le bon goût de protéger la propriété du capital par des échanges, par des prises de participations mutuelles.

Qu'est-ce que ça veut dire la protéger ? C'est tout simplement minimiser le volume des titres en circulation offerts à la prédation d'un trader. À partir du moment où une entreprise a la bonne fortune de voir son capital majoritairement détenu entre des mains sûres, c'est-à-dire au travers d'alliances capitalistiques, alors il est bien clair que cette entreprise bénéficie d’une considérable baisse du risque de prédation financière. A partir du moment à l'inverse, comme c'est le cas actuellement, où 80 à 90 % du capital est flottant, alors à tout moment un trader ou un acquéreur potentiel peut se présenter, et s’il a réuni les masses financières suffisantes, il peut poser une proposition d'offre publique d'achat.

Évidemment comme toujours, le capitalisme américain a quelques bonnes longueurs d'avance en la matière et a expérimenté les charmes du capital flottant avec une ou deux bonnes décennies d'avance par rapport à nous. Ça a été la grande époque des années 80, l'époque des traders. Effectivement certains capitalistes à vocation purement financière s'emparaient des entreprises, dont le capital était flottant sur les marchés, attendant d'être ramassé par le premier aventurier venu. Ce dernier dépeçait les-dites entreprises et se sortait de ce montage avec force plus-value. Il y a un fameux trader, d'ailleurs américain, dont je ne manque jamais de rappeler l'existence. Ils'appelle Aldon Lap et on lui avait donné le sobriquet charmant de “Al la tronçonneuse”. C'était dire le sort qu'il infligeait aux entreprises qu'il raflait. Je me souviens d'une interview où« Al la tronçonneuse » regarde la caméra bien en face et raconte avec une étincelle d'avidité et de cupidité dans l’œil tout le bien qu'il pense de ce nouvel état du capitalisme. Et, en gros, voilà ce qu’exprime Aldon Lap en s'adressant à un chef d'entreprise potentiel : il dit que le charme de cette nouvelle configuration du capitalisme, c'est, je le cite « que tous les jours vos entreprises sont à vendre », et ça fait « cling » dans ses yeux. Parce qu’à tout moment, il peut se pointer sur les marchés, rafler les titres, en devenir le propriétaire, et mettre sous coupe réglée le patron, je veux dire le capitalisme industriel qui n'en peut mais.

C'est à des choses comme ça qu'on voit le grand basculement qui s'est produit dans le rapport de force qui opposait ces deux fractions du capital que sont le capital industriel et le capital financier. Et ce basculement du rapport de force avait pour condition impérative que l'on déverrouille préalablement le contrôle du capital, de sorte que le capital financier puisse faire irruption à tout moment, en raflant la propriété, c'est-à-dire en ramassant les titres sur le marché, et en devenant le vrai patron, et ceci contre le capitalisme industriel qui n'est plus seul maître à bord après Dieu.

Pour récapituler, il y a ces trois choses ensemble :
Premièrement, la déréglementation qui autorise les capitaux à aller et venir librement.
Deuxièmement, la concentration de l'épargne financière qui crée des masses de liquidités prêtes à s'investir de façon homogène avec des effets momentum extrèmement brutaux.
Troisièmement, le déverrouillage de la propriété du capital qui rend les entreprises absolument vulnérables, puisque, excuse-moi de le dire comme ça, mais ça les laisse tout simplement à poil sur les marchés d'actions !

Pascale Fourier : Deux petites questions. Il y en a une, c'est une toute petite.... et je voudrais plutôt une réponse courte. Et une autre, peut-être avec une réponse plus longue. La première, c'est qu'à un moment tu as parlé de concentration de l'épargne dans des fonds de pension, notamment aux USA et en Grande-Bretagne. Ca date de quand ? Et qu'est-ce qui existait avant ?

Frédéric Lordon : Dans le cas américain, les grandes masses d'épargne constituées par l'épargne retraite ont toujours été investies dans la capitalisation, puisque comme tu sais, il n'y a pas de système de répartition aux États-Unis, ou alors un minimum absolument ridicule. Pour autant, la vraie mutation s'opère au début des années 70, quand le régime des fonds de pension change pour basculer du système dit « des fonds à prestations définies », vers le système des fonds dits « à cotisations définies ».

Qu'est-ce que ça veut dire ? Le système des fonds à prestations définies correspondait à des fonds de retraite entreprise, c'est-à-dire que les salariés cotisaient pour une épargne retraite capitalisée gérée par leur propre entreprise. Et la-dite entreprise s'engageait, en sortie de pension, à verser à ses salariés un montant prédéfini de retraite. L’entreprise en question devait se débrouiller pour gérer l'épargne des salariés de manière telle qu'elle soit capable de servir cet engagement.

Évidemment, il y a beaucoup d'entreprises qui ont trouvé ce système encombrant . Elles ont voulu se défaire de ce risque qu'elles étaient seules à porter. Et c'est la raison pour laquelle, grâce à un lobbying tout à fait efficace, elles ont obtenu de la part du gouvernement un certain nombre d'avantages fiscaux, qui ont eu pour effet de transférer les fonds de pension à prestations définies vers des fonds à cotisations définies, lesquels bénéficiaient de primes fiscales qui les rendaient tout à fait intéressants. Evidemment, le système des fonds à cotisations définies, c'est exactement l’inverse du système précédent. La seule chose que le salarié sache, c'est combien il va mettre chaque mois dans son épargne capitalisée. Ce qu'il en récupérera à la sortie, alors là, mystère et boule de gomme. Et tu comprends, au bout de 30 ou 40 ans de cotisations, il peut s'en passer des choses, il peut y avoir des krachs, des guerres, tout ce que tu veux. Et ce risque-là, en tout état de cause, c'est le salarié qui le portera, et non plus l'entreprise gestionnaire. Évidemment, ça change les choses du tout au tout.

Ainsi, il y a eu un moment de bascule qui s’est produit aussi dans le capitalisme financiarisé américain et que l'on date en général de 1974, l'année où une loi, qui s'appelle la loi Erisa, est passée. Cette loi a précisément organisé ce basculement d'un système à l'autre de fonds de pension.

En ce qui concerne le capitalisme français, comme le village gaulois, il résiste encore et toujours. C'est-à-dire que l'épargne concentrée ne se situe que dans les fonds mutuels dont j'ai parlé tout à l'heure. Pour ce qui est des fonds de pension, il faudra attendre encore un petit moment. Tu te doutes bien que dans la coulisse s'agitent tous ceux qui ont un grand intérêt économique à ce que ce système voit le jour, évidemment. Mais pour l'instant, on n'en est pas là, même s’il y a quelques tentatives qui sont faites plus ou moins subrepticement. Et la dernière en date de ces tentatives, c'est à nos amis socialistes que nous la devons. A l'époque où Fabius était ministre de l'économie et des finances, il avait instauré un système d'épargne salariale. Mais l'épargne salariale me diras-tu, ce n'est pas l'épargne retraite. Oui, sauf qu’une fois que le principe est posé et que les premières institutions sont en place, il suffit d'un rien pour faire muter le système et transformer cette épargne salariale en une épargne retraite, simplement en augmentant les durées du blocage de l'épargne, en organisant le ripage vers des fonds qui vont gérer cette épargne avec une vocation de plus en plus affirmée pour les retraites. Et, le fait est qu’à part Laurent Fabius qui a feint d'être le seul à ne pas s'apercevoir du danger, tous les gestionnaires de fonds avaient parfaitement conscience des opportunités qui s'ouvraient ainsi à eux. La loi Fillon rajoute une couche, puisqu'elle amorce également une mutation en direction de la financiarisation des retraites.

Mais pour l'instant, globalement, le système résiste encore. C'est lorsqu'on aura fait basculer des pans de plus en plus considérables de la répartition vers la capitalisation, que le mouvement sera amorcé de manière quasi définitive. Cela sera alors irréversible et absolument dramatique. Parce que, si tu veux, il y a toute une économie politique de la financiarisation, de la libéralisation financière. Je viens de le dire, il y a des intérêts constitués, puissants, qui ont un intérêt direct. Ainsi les compagnies d'assurances lorgnent avec un filet de bave au coin des lèvres les 1000 milliards d'euros sur lesquels elles pourraient faire main basse. Les fonds qui sont gérés par la répartition représentent quand même un sacré morceau qui tomberait dans leur escarcelle. Et puis tu vois bien qu’à partir du moment où l'épargne des salariés, et plus exactement leur effort de cotisation retraite est transformé en épargne, quand cette épargne est investie sur les marchés, alors ces mêmes salariés, c'est-à-dire la quasi totalité de la population, a un intérêt direct, un intérêt immédiat, qu'on le veuille ou non, à ce que les marchés se portent le mieux possible, à ce que surtout on ne fasse pas d'ennuis à nos amis les gestionnaires de fonds, à nos amis les investisseurs institutionnels. Et c'est de cette manière, en embarquant la quasi-totalité de la population, qui sera impliquée directement, matériellement dans la financiarisation, qu'on crée les conditions de pérennisation d'un capitalisme financier sur lequel il sera extrêmement difficile de revenir dans le futur.

Pour l'instant on n'a pas franchi ce pas. Enfin ce n'est même pas un pas, c'est un fossé. Donc, tant qu'on en est encore sur ce bord-là du gouffre, on peut résister à la financiarisation. Mais, une fois que ce sera fait, pour réunir des majorités politiques qui seront décidées à s'attaquer au système de la finance libéralisée, alors là tintin!!!


Pascale Fourier : Tout à l'heure tu disais qu'avant existait un système de participation croisée, par lequel finalement le capitalisme industriel se protégeait. Il y a quelque chose que je n'ai pas compris : pourquoi ceux qui étaient les détenteurs des capitaux, à un moment, les ont laissés flottants ? C'est peut-être idiot comme question, mais il y a un truc qui m'échappe...

Frédéric Lordon : Non. C'est loin d'être idiot, et d'ailleurs si tu ne m'avais pas posé la question, je me la serai posée d'autorité. Parce que oui, il y a quand même un petit mystère: comment comprendre que les entreprises, qui vivaient finalement bien tranquillement, bien protégées par leurs alliances capitalistiques aient foutu à la casse ce système d'où elles tiraient une certaine paisibilité, pour se jeter dans un autre, qui au contraire les expose quotidiennement à tous les dangers ? Et c'est vrai qu'il y a un paradoxe qui mérite un petit effort de compréhension.

Sur ce point, ma thèse est la suivante. Il y a deux forces qui ont puissamment concouru à cette grande mutation, qui, je le répète, a déverrouillé tout le système du capital industriel, pour le rendre ultra-sensible aux injonctions venues du capital actionnarial.

Première force, le capital financier lui-même, qui s'apercevait que, protégées derrière leurs alliances capitalistiques et leur système de participations croisées, les entreprises, ou plus exactement les équipes managériales, pouvaient avoir tendance à roupiller, selon les investisseurs institutionnels, et à ne pas cravacher suffisamment leurs entreprises, pour leur faire cracher des rentabilités toujours plus élevées, qu'exige d'elles le capital financier. Alors ça, évidemment, ça déplaisait beaucoup aux fonds de pension et aux fonds mutuels. Tu comprends, des entreprises vivotent avec des taux de profit qui leur semblent ridiculement bas, mais il n'y a pas moyen de virer ces gens-là pour leur faire faire une autre politique industrielle... Bon, alors évidemment on va commencer à plaider pour que change le système de contrôle capitalistique.

Mais, tu me diras, les entreprises auraient très bien pu les envoyer se faire voir chez Plumeau. Mais en même temps, c'est un jeu qui est tout à fait non-coopératif. Parce qu’à partir du moment où l'une de ces entreprises décide de s'affranchir de cette sorte discipline collective, et de sortir de cet équilibre de protection, alors elle bénéficie d’avantages de la part des marchés financiers, de la part des investisseurs institutionnels, sous la forme d’une meilleure valorisation de son cours, de meilleures souscriptions de ses émissions d'actions... Des avantages dont les autres entreprises vont finir par devenir jalouses, et avoir envie, à leur tour, d'imiter les mêmes stratégies.

Mais, finalement cette force-là n'aurait pas été suffisante, me semble-t-il, pour briser l'équilibre collectif du côté du capital industriel, si le capital industriel lui-même n'avait décidé d'apporter son concours à la transformation qui va réaliser son propre asservissement. Evidemment, s'il en a été ainsi, c'est parce que des raisonnements ont été faits qui semblaient correspondre à des intérêts individuels, mais qui ont finalement conduit par composition à de grandes pertes collectives.

Et quel a été ce raisonnement ? Il faut voir que tout ceci s'opère dans la deuxième moitié des années 90. C'est une période où la bulle spéculative commence à monter très fort. Le système des participations croisées a commencé un tout petit peu à se décoincer de lui-même, et le nouveau jeu qui fait fureur, ce sont les "fusions-acquisitions". Alors ça, ça les amuse beaucoup nos amis capitalistes. Il n'y a rien qui leur fait envie comme de devenir à leur tour ce qu'on appelle les « global players », c'est-à-dire ceux qui jouent le vrai jeu dans la cour des grands, celle de la globalisation, de la mondialisation financière. Évidemment, pour jouer au jeu des fusions-acquisitions, c'est-à-dire pour se donner le plaisir de faire main basse sur son petit copain d'à côté, encore faut-il que le petit copain en question ait lui-même cessé d'être protégé. Mais tout le monde fait le même raisonnement. Et tout le monde va céder à la même envie, chacun se disant in petto : " Les proies, ce seront les autres, et le prédateur, ce sera moi".

Bien sûr, tout le monde ne peut pas faire ce raisonnement et tenir cet argument, sans qu’à la fin des fins il y ait comme une erreur. Je veux dire, à la fin du processus, tu peux aligner les baisés, les mettre en rang et les compter. Forcément il y en a qui vont se faire avoir. Évidemment c'est ce qui s'est produit. C'était fatal. Et tout le monde s'est engagé dans ce système, en se disant: " Vive le grand vent de la concurrence ! Vive les embruns de la prise de risque !". Et une idéologie du risque a commencé à se développer, MEDEF aidant, à partir de la seconde moitié des années 90, en emportant toutes les rationalités, balayées comme fétu de paille. Et voilà la raison pour laquelle les capitalistes du capital industriel ont consenti à cette transformation qui a abouti à les tyranniser tous, chacun pensant chacun qu'il allait s'en tirer au mieux individuellement. Et nous en sommes là.

Et maintenant il est évidemment impossible de revenir sur ce système qui plaît tant aux investisseurs institutionnels. C'est le grand drame de toutes les transformations qui ont lieu dans la sphère financière, une fois la déréglementation acquise, sur tous les marchés et pas seulement ceux d'actions, également sur le marché des titres, des titres de la dette publique, par exemple. Il y a toute une série de choses qu'on a faites très facilement: par exemple donner son indépendance à la banque centrale, ou autre exemple défaire le système des participations croisées, troisième exemple modifier ce qu'on a appelé les structures de la corporate gouvernance. Ces transformations sont beaucoup plus difficiles à reprendre une fois qu'elles ont été lancées à pleine vitesse sur les rails. Parce qu'évidemment la finance actionnariale a acquis une puissance telle qu'il suffit que des idées parlant de retour en arrière soient simplement évoquées pour qu’aussitôt ce soit le tumulte sur les marchés, que les actions se cassent la figure, que les taux d'intérêt sur la dette publique s'envolent etc. etc. Et c'est ce qui m'a toujours semblé la chose la plus révoltante dans ce processus de la libéralisation financière: c'est qu'il crée de lui-même de formidables irréversabilités, là où le principe démocratique est porteur d'un idéal de réversabilité. La démocratie doit permettre, lorsqu'on n'est pas content des choix collectifs qui ont été faits dans le passé, de revenir dessus. Eh bien là, il y a des choix, j'allais dire des choix collectifs, même s’il faut le dire vite , qui ont été fait par le passé (en 1986 et puis après)... ces choix politiques ont été faits sous l'effet de la confiscation par les gouvernements, par les pouvoirs d'Etat successifs, et il est quasiment impossible, semble-t-il, de revenir sur ces choix. Alors ça, effectivement, c'est un problème majuscule.

Pascale Fourier : C'était donc Des Sous et Des Hommes, en compagnie de Frédéric Lordon, chercheur au CNRS. Comme je l'avais sous la main, je l'ai gardé pour deux émissions encore. Et dans la troisième, il expliquera ce qu'est le SLAM... D'ici-là, suspens, mais ne manquez pas l'émission de la semaine prochaine...

À bientôt.

 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 20 Mars 2007 sur AligreFM. Merci d'avance.