Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne
EMISSION DU 17 OCTOBRE
2006
La fusion GDF/SUEZ 2/2
Avec François
Morin, porofesseur
d'économie à Toulouse, ancien membre du collège
de la Commission de Régulation de l'Energie. |
Pascale Fourier : Et notre invité, comme la semaine dernière, sera François Morin, professeur d'économie à l'université de Toulouse I, auteur du « Nouveau mur de l'argent » aux éditions du seuil, et surtout, je le répète, ancien membre du Collège de la Commission de Régulation de l'Energie. Pour la deuxième semaine, François Morin va nous parler de la fusion GDF-Suez. La dernière fois, on avait vu qu’effectivement l'Europe, en particulier, poussait à la libéralisation de l'énergie, et que c'est dans ce cadre-là que Gaz de France avait vu son capital s'ouvrir. Et là il semblerait qu'on s'achemine à terme vers une fusion entre Gaz de France et Suez. Pourquoi Suez actuellement ? Est-ce qu'il y avait forcément une nécessité que ce soit Suez ? François Morin : Suez a été choisi, comme je l'avais rappelé la fois dernière, parce que cette entreprise était menacée par l'italien Enel. C’est cela qui a déclenché en fait l'opération du côté de Gaz de France. Parce que Gaz de France est un opérateur énergétique, l'Etat avait les moyens de venir au secours de Suez en permettant de protéger le capital de cette entreprise. C'est la raison fondamentale de ce rapprochement. Alors, maintenant, évidemment, on peut toujours raisonner autrement et se dire : " Est-ce que pour Gaz de France, c’est la meilleure solution ?". Evidemment, à cette question, il y a aujourd'hui d'autres réponses que celle qui a été apportée par le gouvernement puisque le schéma alternatif principal auquel on peut songer, c'est le rapprochement entre Gaz de France et Electricité de France, EDF. C'est un schéma qui a aussi ses avantages, mais qui peut aussi présenter peut-être quelques inconvénients. Rappelons tout d'abord que EDF et GDF ont l'habitude de coopérer ensemble puisque, même s'il s'agit de deux entreprises complètement indépendantes, de deux sociétés anonymes depuis deux ans maintenant que leur capital est ouvert, ces deux sociétés ont une grosse activité en commun dans la distribution à travers EDF-GDF Services. Ces deux entreprises ont donc l'habitude de coopérer ensemble. Par ailleurs, ce sont deux entreprises du secteur public qui ont le même actionnaire, et donc il est clair que ces entreprises ont un cadre d'activité qui est très largement défini par la puissance publique. Enfin, ces entreprises aussi font l'objet d'une régulation, dans le cadre de l'ouverture des marchés actuelle, par la Commission de Régulation de l'Energie en France (CRE), qui surveille notamment le développement de leurs infrastructures de réseaux, puisque c'est la CRE qui avalise les investissements qui sont faits en la matière. On a donc une série d'éléments, mais je crois qu'on peut aller au-delà, parce que, pour l'instant, ces deux entreprises ont deux centres de décision distincts. L'idée qui est proposée, pas simplement à gauche, mais même aussi dans les rangs actuels de la majorité, évidemment, pas de façon majoritaire, ce serait de créer un centre de décision unique, qui pourrait regrouper les activités de ces deux grands groupes de services publics. L'intérêt serait d'avoir un grand groupe mixte gaz/ électricité, ce qui permet une offre multi-énergies auprès des utilisateurs, qu'ils soient français ou étrangers. Ca, c'est la première raison. Deuxième raison : on aurait là un très grand opérateur, pas simplement sur le marché français, mais sur le marché européen, un opérateur dimensionné au marché européen, et surtout un opérateur qui pourrait, étant donné sa puissance, offrir en quelque sorte les moyens d'une collaboration avec d'autres grands opérateurs européens pour être à la base d'une Europe véritablement de l'énergie, et plus précisément d'une Europe qui pourrait avoir une politique énergétique commune en matière d'infrastructures énergétiques, que ce soit dans le gaz ou dans l'électricité. Ce serait là probablement le principal intérêt de ce rapprochement. EDF, GDF, ...et pourquoi pas les actifs d'infrastructures, les actifs réseaux de Suez, qu’on pourrait rajouter à cet ensemble... On aurait là les leviers d'une politique énergétique dans la mesure où, s'agissant des infrastructures, on a affaire à des monopoles naturels, et non pas à des activités en concurrence, et que l'Europe serait certainement intéressée de voir ces monopoles naturels coopérer entre eux pour fournir l'infrastructure énergétique, en matière de transport surtout, électricité d'un côté, gaz de l'autre, que l’Europe n'a pas pour l'instant. Donc, là il y a vraiment les moyens d'une coopération. On n'est pas du tout dans un secteur concurrentiel, par définition, s'agissant d'infrastructure électrique ou gazière. Et donc, la commission de Bruxelles, qui est très sourcilleuse en matière de concurrence et de politique de concurrence, dans ce domaine-là n'aurait évidemment rien à redire d'un tel rapprochement, et au contraire pourrait trouver un grand intérêt à ce que ces grandes infrastructures puissent coopérer entre elles. Pascale Fourier : Je n'arrive pas très bien à comprendre ce que vous appelez "infrastructures", au niveau européen. C’est les tuyaux dans lesquels passent …? François Morin : Oui, c’est les tuyaux dans lesquels passent l'électricité d'un côté, et le gaz de l'autre. Pascale Fourier : Et il n'y a pas déjà tout ce qu’il faut partout en Europe ? François Morin : Non, justement, parce qu’il y a l'amorce de ce qu'on appelle une "plaque électrique" européenne entre la France, l’Allemagne, l’Autriche et le Benelux. Mais il est clair que cette plaque électrique européenne peut être encore améliorée très largement. Pascale
Fourier : Une
"plaque électrique", c'est quelque chose qui permet
la diffusion d'électricité sur une très grande
distance ? Le problème de la plaque électrique européenne aujourd’hui, c'est qu'elle est, dans son noyau, encore insuffisamment développée. Les interconnexions, je parle en matière électrique surtout, sont insuffisamment développées. Et puis surtout, il y a des pays qui sont en dehors de cette plaque, ou qui ont très peu de connexions avec cette plaque, comme l'Espagne, comme l'Italie, et puis toute l'Europe du Nord. On pourrait donc très largement améliorer le fonctionnement de cette plaque électrique en l'élargissant, en favorisant les interconnexions, et surtout en essayant d'avoir un tarif unique qui, probablement, réduirait beaucoup les tarifs actuels d'accès à cette plaque électrique. Pascale Fourier : Et pour le gaz, il n'y a pas tout ce qu'il faut ? François Morin : Pour le gaz, c’est la même chose. Chacun raisonne un peu dans son coin, mais il est clair que les réseaux gaziers sont appelés à se développer. L'électricité existe pratiquement partout, mais pas le gaz. On ne transporte pas le gaz partout en France. Certes, il y a de grosses infrastructures de transport qui maillent la France, mais dès qu'on passe à la distribution, c'est-à-dire à la partie la plus fine du réseau, là, il y a des trous béants puisqu'à peine plus de la moitié des Français sont aujourd'hui reliés à ce réseau. Et il y a encore beaucoup de chemin à faire, si je puis dire, pour que tous les Français soient reliés au réseau de gaz. Et, quand je parle de la France, on pourrait parler des autres pays, naturellement.
Pascale Fourier : Des sous et des hommes, sur Aligre FM, et on est toujours en compagnie de François Maurin, qui a appartenu à la Commission de Régulation de l'Energie. C'est extrêmement important puisque c'est une institution tout à fait officielle, qui fixe et notamment donne ses indications au gouvernement sur les tarifs du gaz et de l'électricité. C'est donc un très bon connaisseur de toutes ces affaires-là... Tout à l'heure, vous disiez que finalement, c'est de façon circonstancielle qu'on a pensé à cette fusion entre Gaz de France et Suez. Imaginons que cette circonstance n'ait pas eu lieu. Est-ce qu'il y avait quelque raison de diluer encore plus le capital de Gaz de France ? C’est que je ne vois pas, finalement, l'intérêt d'ouvrir le capital de Gaz de France... Voilà, je ne vois pas l'intérêt... François Morin : Oui. Bien sûr. Cette étape d'ouverture a été faite il y a deux ans, en 2004. C'est à ce moment-là que Nicolas Sarkozy a pris l'engagement de l'État de ne pas descendre en-dessous de 70 % du capital. À l'époque, on a justifié l'ouverture du capital - la majorité actuelle a justifié l'ouverture du capital - en disant que Gaz de France avait besoin d'être géré autrement et de pouvoir également conclure des alliances internationales. Alors, dans cette perspective, il était clair aussi, dans l’esprit des promoteurs de cette réforme, que les pouvoirs publics devaient évidemment rester totalement maîtres de l'avenir de Gaz de France. Ca, c'était la situation créée à partir de 2004, avec la majorité actuelle, avec sa façon de comprendre l'économie, sa façon de voir les évolutions, dans un style purement libéral, naturellement. Et la circonstance, effectivement, qui est intervenue cette année, a chamboulé ce schéma, mais ne l’a pas chamboulé vraiment sur le fond, puisqu'au contraire il s'agit d'accentuer encore un peu plus le caractère libéral, finalement, des opérations qui sont actuellement conduites et qui vont l'être prochainement. Je crois que l'ouverture du capital, dans l'esprit des promoteurs de la réforme actuelle et de la loi qui est en train d'être votée, c'est aussi une façon d'accompagner l'ouverture des marchés. À leurs yeux, il y a une cohérence entre ouverture des marchés d'un côté, et ouverture du capital de l'autre. Tout ceci, encore une fois, dans une perspective qui comprend le fonctionnement de notre économie dans un schéma purement libéral. Pascale Fourier : Mais là, finalement, si la majorité des détenteurs de capitaux de GDF sont des détenteurs, j’allais dire "privés", en tous les cas plus l'État français, l'intérêt d’EDF-GDF pour ses actionnaires, ça va être que ça leur rapporte de l'argent... Est-ce que c'était le cas avant?... François
Morin : L'intérêt de GDF-Suez, vous voulez dire.... ? Bien
évidemment, une entreprise privée a des actionnaires,
les actionnaires sont intéressés par le placement de leurs
capitaux et la façon dont ces capitaux peuvent être rentabilisés.
Donc, forcément, on introduit d'autres logiques dans l'organisation
des firmes, qui consistent tout simplementà dire : il faut systématiquement
baisser les coûts, améliorer l’efficacité,
à la limite même désinvestir là où
ce n'est pas forcément rentable, faire des licenciements, comme
on dit, « boursiers ». Tout ça, ça fait partie
des logiques actionnariales actuelles. Avec en plus, des logiques relativement
court-termistes, puisque les actionnaires, eux, cherchent souvent à
retrouver le plus vite possible le capital qu'ils ont investi, avec,
évidemment, les profits qui vont avec. Donc, on raccourcit par
là-même aussi l'horizon de gestion des firmes. Donc, dans
ce type d'entreprises de grandes dimensions privées, il ne faut
pas s'attendre à ce qu'il y ait des prises de risques excessifs
en matière d'investissements à long terme. La pression
du marché est telle que, certes, il y a des investissements,
mais ce sont toujours des investissements plutôt à court,
voire peut-être moyen terme. François Morin : C'est vrai que les actifs de Gaz de France sont essentiellement des actifs de réseau, de transport ou de distribution. Donc, il est clair que, lorsqu'il s'agit d'investir pour Gaz de France, et peut-être pour demain l'ensemble fusionné avec Suez, les investissements, s'il doivent avoir lieu, doivent avoir lieu dans ces réseaux précisément, comme vous le dites. Le reste de l'activité, c'est quoi ? C'est essentiellement faire venir du gaz de l'étranger, de Russie, d'Algérie, par la Norvège notamment et les Pays-Bas - c’est ce que l'on appelle "l'approvisionnement" en gaz de la France - et puis de revendre ce gaz, qui est arrivé en France, à des utilisateurs finaux. Et donc, il y a cette double activité. Il faut transporter, distribuer d'une part, et il faut d'autre part vendre le gaz avec lequel on s’est approvisionné. Dans tout cela, il est clair que la logique introduite par la fusion sera une logique qui privilégiera probablement l'activité de vente, achat/vente de gaz, plutôt que l'activité de renforcement, par le biais des investissements, des réseaux. C'est tout à fait clair. Pascale Fourier : Là, actuellement, l'Assemblée Nationale a voté cette fusion... Est-ce qu'elle va vraiment avoir lieu ? Comment ça se passe après ? François Morin : Alors, pour l'instant, la loi, comme vous le savez, a été votée à l’Assemblée Nationale. Il va donc y avoir une navette au Sénat. Et comme le texte a été déclaré en urgence, ensuite le vote final interviendra. Il n'y aura pas d'autres navettes devant l'Assemblée Nationale. Il faut que le Sénat approuve le texte... On ne sait pas s'il y aura des surprises à ce niveau-là... Il faut voir. Mais, ensuite le texte devra franchir au moins trois obstacles, qui sont les suivants :
Pascale Fourier : Donc là, c’est bien, on n'a finalement pas à s'inquiéter... Tout va bien... François Morin : Je ne dirais pas ça, parce qu’il peut se passer effectivement plusieurs blocages et ce serait très bien. Mais on a affaire à des groupes très puissants, qui ont les moyens probablement de faire des concessions tout en se rattrapant par un autre côté. Par ailleurs, les pouvoirs publics français, la majorité actuelle pour être plus précis, pousse à fond cette fusion et là aussi, il y a une dépense d'énergie maximale. Je crois personnellement que cette opération a des chances effectivement de ne pas se produire, et qu'on a affaire, en réalité, au fil des mois qui se sont déroulés jusqu'à présent, à une opération qui, fondamentalement - je ne l'ai pas dit jusqu'à présent - a un caractère politique, dans la mesure où il y avait cette promesse de Nicolas Sarkozy sur ce dossier, et que cette promesse donc n'a pas été tenue. Et il y a donc une surdétermination également politique dans cette opération puisque l'intérêt du débat parlementaire c'est aussi, pour la majorité actuelle, une fraction de cette majorité en tous les cas, de montrer en quoi Nicolas Sarkozy n'est pas crédible dans ce qu’il peut annoncer. Donc, il y a là, je dirais, une dimension qu’il ne faut absolument pas négliger dans ce dossier.
Pascale Fourier : Eh oui donc, c'était Des Sous et des hommes, en compagnie de François Morin. François Morin, je pense qu’on va en parler à nouveau dans Des Sous puisqu’il a écrit un livre absolument remarquable qui s'appelle « Le nouveau mur de l'argent » aux éditions du Seuil. Et si vous voulez profiter pleinement de la future émission que je ferai avec lui, n'hésitez pas à lire son livre par avance. En tous les cas,
la semaine prochaine, on va enfin écouter la première
des deux émissions que j'ai faites avec Jacques Sapir. J'avais
décalé ces émissions pour pouvoir parler de GDF.
Jacques Sapir, je l'avais rencontré à l’EHESS (Ecole
des Hautes Etudes en Sciences Sociales), et j'avais vraiment eu l'impression
de rencontrer une puissance intellectuelle assez remarquable. Il a publié
un livre qui s'appelle « La fin de l'euro libéralisme »
aux éditions du Seuil. On parlera essentiellement des propositions
qu'il fait à la fin de ce livre. Mais c'est un livre qui est
absolument passionnant, et dont je ne peux que vous conseiller la lecture.
Donc voilà, à la semaine prochaine! |
Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 17 Octobre 2006 sur AligreFM. Merci d'avance. |