Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 23 JANVIER 2007

La mondialisation financière, ou le "Nouveau mur de l'argent" 2/2

Avec François Morin, auteur de « Le nouveau mur de l'argent »

 

Pascale Fourier : Et notre invité, comme la semaine dernière, sera François Morin, auteur du « Nouveau mur de l'argent, essai sur la finance globalisée », aux éditions du Seuil.
La semaine dernière, nous avons fait une première émission sur la finance. Une émission un peu simple, pour que chacun puisse bien comprendre de quoi François Morin et moi-même parlions. Cette deuxième émission entre plus dans les problèmes que voulait éclairer François Morin dans son ouvrage, tout en continuant de tenter de définir les termes utilisés.

Mais, rappelez-vous ce que je vous disais la semaine dernière. Mon invité m’avait dit, hors-micro : " Je crains une crise de 29 démultipliée". Alors il parle d'un ton mesuré, calme, avec des mots d'économistes, comme "crise systémique majeure", par exemple, mais le problème est là : une crise de 29 démultipliée est pour lui possible d'une part, et d’autre part une oligopole bancaire internationale s'est développée qui porte atteinte à la décision démocratique. C'est le "nouveau mur de l'argent" et c'est ce dont il va nous parler dans cette deuxième émission.

La semaine dernière, nous avons parlé de la libéralisation des mouvements des capitaux. Et, à ce propos, vous aviez dit qu'il y avait eu un poids qui était devenu de plus en plus important de grands acteurs. Mais, la dernière fois, vous n'aviez pas défini quels étaient les grands acteurs en question: c'est qui ?

François Morin : Les grands acteurs en question sont les suivants. Historiquement, on a deux catégories d'acteurs.

Les premiers ont été ces grands investisseurs institutionnels d'origine anglo-saxonne, essentiellement américains, qui ont vu leur poids s'accroître, à cause à la fois du mouvement de libéralisation dont on a parlé la semaine dernière, mais aussi en raison d'une législation fiscale américaine qui a favorisé l'émergence de ce qu'on appelle les grands "fonds" qui collectent de l'épargne, sur une base de ce qu'on appelle "les cotisations définies". C'est un système fiscal américain qui fait que ces grands investisseurs se livrent une lutte acharnée entre eux pour collecter de l'épargne, aux États-Unis ou ailleurs, et pour permettre à ceux qui ont apporté leur épargne d'avoir les meilleurs rendements possibles. Mais ces grands investisseurs n'ont pas une obligation de résultat, comme c'était le cas auparavant, notamment pour payer des retraites, mais simplement une obligation de moyens. Ils s'engagent simplement à réaliser le meilleur résultat possible. Donc le risque est porté non pas par l’investisseur, mais par celui qui apporte son épargne.

Cette épargne a pris une extension extrêmement importante aux Etats-Unis. Elle est gérée donc pour le compte de tiers, comme on dit, par ces grands investisseurs. Et ces grands investisseurs ont placé cette épargne évidemment en bourse, dans les grandes entreprises américaines, mais très vite aussi ailleurs dans le monde, en Europe, au Japon. Et se sont développées de cette façon-là de nouvelles pratiques, dont on a parlé la fois dernière, liées à ce qu'on appelle "la nouvelle gouvernance de l'entreprise", avec toutes les contraintes, notamment en termes de rentabilité financière, liées à la présence massive de ces grands investisseurs anglo-saxons qui gèrent des fonds de pension, - c'est leur métier, ils le font - au sein des plus grandes firmes du monde.

On peut dire que ces acteurs sont devenus très puissants surtout à partir du milieu des années 90. Pourquoi ? Parce que les masses d'épargne collectées par eux sont devenus extrêmement importantes, beaucoup plus importantes que les masses d'épargne de fonds de retraite traditionnelle aux États-Unis dans la mesure où le stock en valeur de cette épargne nouvelle a dépassé le stock ancien, si je puis dire. Cette épargne nouvelle a pris une importance considérable à partir de ce moment-là.

Ca a été une première étape. Et on connaît tous le plus grand investisseur institutionnel du monde; on voit ces publicités un petit peu partout, même en France, c'est le groupe Fidelity. C'est un groupe américain qui gère aujourd'hui plus de 1 000 milliards de dollars dans le monde, de fonds, essentiellement de retraite, d'origine anglo-saxonne.

Ce qui est nouveau, ce qui est apparu ensuite, à la fin des années 90, c'est le rôle des banques dans cette affaire-là. Quand un investisseur institutionnel gère des fonds de retraite, en fait il utilise une société de gestion. Une société de gestion peut gérer, de cette façon, plusieurs grands types de fonds, avec des fiscalités du reste différentes. Par exemple, Fidelity gère plusieurs centaines de fonds différents, avec des risques à chaque fois du reste particuliers. Des sociétés gèrent, à l'intérieur de ces investisseurs, les fonds qui sont apportés. Or, ce qui est tout nouveau, c'est la prise de contrôle de ces sociétés de gestion par les plus grandes banques internationales à la fin des années 90, ce qui fait que les grandes banques internationales aujourd'hui ont plusieurs responsabilités, plusieurs fonctions, dans l'activité qui est la leur, et notamment donc de plus en plus cette responsabilité auprès des grands investisseurs - dans la mesure où elles sont, encore une fois, présentes au capital, contrôlent le capital de ces sociétés de gestion, ce qui démultiplie leur pouvoir d'allocations des capitaux à l'échelle internationale.

Alors, ces banques, ces grandes banques internationales, remplissent non seulement cette fonction, mais en plus, elles interviennent sur les marchés financiers, de façon de plus en plus active. Elles ont toujours, certes, leurs activités d'octroi de crédits traditionnels, mais en plus elles fournissent des produits de plus en plus sophistiqués sur les marchés financiers, qui sont les produits dérivés: on en parlera peut-être tout à l'heure. Ce qui fait que, à côté des investisseurs institutionnels, couplés à eux, se trouvent maintenant désormais ces grandes banques internationales, et le rôle que jouent de en plus sur ces marchés. C'est la raison pour laquelle dans mon ouvrage, je parle d'un "oligopole bancaire international", formé par les plus grandes banques internationales, qui représente la forme la plus concentrée de cette finance globale, qui aujourd'hui agit sur les marchés financiers.

Pascale Fourier : Des Sous et Des Hommes, sur Aligre FM. On est toujours en compagnie de François Morin, qui est ancien membre du conseil général de la banque de France, et du conseil d'analyse économique... Une pointure en somme. Vous verrez, on part d'une petite question de définition, et on en arrive au cœur du problème: les risques de crise systémique. Dit autrement, les possibilités de crack.

Tout à l'heure, vous avez utiliser le mot de "marché de produits dérivés". Alors, c'est un vaste mystère… Pouvez vous m’expliquer ?

François Morin : C'est un vaste mystère pour beaucoup de monde. Et pourtant, ça représente aujourd'hui une réalité extrêmement lourde, importante.

Si on essaie de quantifier d'abord cette réalité, on peut dire qu'en prenant l'année 2002 - c'est ce que je montre dans l'ouvrage -, ces marchés de produits dérivés représentent des sommes considérables en termes de transactions, puisque on estime que ça représente 700 000 milliards de dollars de transactions sur une année, alors que, par exemple, et c'est une donnée comparable, le PIB mondial, sur la même période de 2002, n'est que de 32 000 milliards de dollars. Donc, vous voyez, 32 000 d'un côté, 700 000 de l'autre.

Ces 700 000 représentent les transactions des produits dérivés. Et, ces données sont comparables parce que ces transactions passent par les systèmes de règlement des banques centrales. Et le risque est le suivant : c'est que si il y a un défaut dans une transaction, qu'il s'agisse des produits des services d'un côté, ou des transactions sur produits dérivés, eh bien vous avez des risques systémiques qui peuvent se développer à l'intérieur des systèmes bancaires. Donc il faut avoir conscience de ce que représentent aujourd'hui ses produits dérivés.

Alors, qu'est-ce que c'est qu'un "produit dérivé" ? Un produit dérivé, c'est un produit de couverture, c’est un produit d'assurance. On s'assure contre quoi ? Eh bien, dans les marchés financiers, on veut s'assurer essentiellement contre des variations de prix. Les opérateurs n'aiment pas des variations brutales de prix. On le comprend assez facilement pour une entreprise. Lorsqu'une entreprise veut vendre un bien dans six mois, elle ne souhaite pas que le prix de ce bien puisse varier fortement, par exemple à la baisse, dans cette période de six mois, alors qu'elle sait qu'elle va vendre ce produit dans six mois. Donc, elle va essayer de se couvrir contre des variations potentielles de ce prix, en achetant un produit financier qu'on va appeler à un "produit dérivé", pour éviter de subir cette fluctuation négative.

Quels sont les principaux produits dérivés ? Quels sont les principaux risques qui sont couverts par les produits dérivés ? Deux risques essentiels sont couverts par les produits dérivés.

-D'abord, on se couvre contre les variations d'un prix très particulier, qui est le taux d'intérêt. On veut se couvrir contre, par exemple, la baisse du taux d’intérêt, surtout si on a prêté de l'argent. Ça, c'est un premier prix contre lequel on veut s'assurer, s’il doit varier.
-L’autre grande catégorie de produits dérivés, concerne les taux de change. On veut se prémunir contre les variations de taux de change. Une entreprise qui exporte beaucoup ne souhaite pas voir, par exemple le dollar s'affaisser brutalement, alors qu'elle sait aussi qu'elle va vendre son produit dans les prochains mois. Et donc elle va se prémunir contre une baisse du dollar.

Et donc quand je vous ai parlé tout à l'heure des 700 000 milliards de dollars, la plus grande partie de ces transactions consiste en des produits d'assurance contre les variations soit du taux d’intérêt, soit des taux de change dans le monde.

En quoi ça peut concerner le citoyen que vous êtes et que je suis ? Tout simplement en ce que, avec l'extension formidable de ses produits, on accroît les risques dans notre système économique. On accroît les risques, c'est un peu paradoxal, puisque ces produits sont faits pour lutter contre les risques. Mais, oui, bien sûr, ils sont faits pour lutter contre les risques, mais en même temps, ceux qui acceptent de prendre le risque à leur charge, puisqu'il y a échange de risque, sont des spéculateurs. Quand on crée un produit dérivé, pour s'assurer contre les variations, on créé par là-même aussi en même temps un spéculateur. Et les spéculateurs font courir par définition des risques au système puisqu'eux pensent pouvoir deviner l'avenir, anticiper l'avenir des variations contre lesquelles on souhaite se prémunir.

Et la preuve en est, c'est que les grandes crises qui ont secoué nos systèmes économiques ces dernières années viennent précisément de la spéculation, qui est générée par ces marchés, dans la mesure où il peut y avoir des réactions en chaîne très importantes, lorsque les anticipations des spéculateurs sont déjouées par les faits. Et à ce moment-là, on a des pans entiers du système qui s'effondrent. On l'a vu au moment de la crise asiatique, on l'a vu aussi au moment de l'effondrement de 2001 de la bourse, et on le voit dans des affaires particulières, comme Enron, ou d'autres, où la spéculation, finalement, a mal anticipé le cours des choses. On l'a vu encore au mois d'octobre dernier, avec l'affaire Damarant, qui est un hedg fund, qui a fait des anticipations sur le marché gazier qui étaient pour le moins erronées. Et en l’espace de trois jours, ce hedg fund a perdu 6 milliards de dollars, risquant d'entraîner du reste avec lui d'autres institutions, si justement les principales banques et notamment les banques centrales n'étaient pas intervenues pour limiter les dégâts.

Donc, par derrière ce développement phénoménal des marchés de produits dérivés, il y a des risques qui sont liés à l'accroissement de la spéculation et au "risque de contrepartie" comme on dit, qui peuvent être générés dans le système économique en raison de spéculations hasardeuses, voire dangereuses, qui peuvent naître de ces opérations.

Pascale Fourier : Tout à l'heure, vous avez utilisé deux mots que je n'avais pas compris: le premier, c'était "marché des produits dérivés", et le deuxième, c'était "oligopole bancaire". Ça fait toujours un peu frémir quand on entend "oligopole"... C'est dangereux cette affaire ?

François Morin : Oui, c'est dangereux puisque qu'il s'agit d'acteurs qui ont une action à la fois concentrée et très probablement concertée, ce qui, évidemment, dans les mécanismes de marché, fait peur, dans la mesure où les prix peuvent être d'une certaine façon influencés par des acteurs de cette puissance-là - et qui se concentrent également tous les jours davantage.

Cet oligopole a une influence aujourd'hui, probablement plus grande sur les taux d'intérêt que ne l’ont par exemple les banques centrales. Voilà un premier élément qui fait un peu peur. Certes, les taux d'intérêt se forment par des mécanismes de marché, donc sont devenus libres. Mais dans la mesure où cet oligopole est à l'origine de produits qui ont une influence sur la formation des taux d'intérêt - je pense aux taux Swap en particulier, qui est une variété de taux d'intérêt- cet oligopole est en mesure d'influencer la formation des taux d'intérêt.

Deuxièmement, cet oligopole est à l'origine des produits dérivés, donc touche des commissions très importantes, qui est une source de revenus considérable pour les plus grandes banques aujourd’hui, et qui est une forme de prélèvement sur l'activité économique.

Enfin, troisièmement, cet oligopole, comme je l'ai dit tout à l'heure, gère des sociétés de gestion des grands investisseurs institutionnels, donc sont très directement à l'origine, maintenant, on peut le dire comme ça, de la valeur actionnariale telle qu'elle s'exprime dans les grands groupes privés, à travers cette norme financière qui constitue également une troisième forme de prélèvement sur l'activité économique.

Alors, quand on regarde tout ça, on ne doit pas être étonné que depuis quelques années, surtout depuis deux ou trois ans, les profits de ces grandes banques explosent littéralement et pèsent très probablement sur l'activité économique à la fois par les volumes des prélèvements que ça représente, mais aussi sur les formes d'organisation, non seulement des marchés financiers en général, mais tout simplement, de l'activité économique, puisque, encore une fois, à travers l’allocation des capitaux, les normes financières exigées, c'est l'ensemble de l'activité économique, c'est le monde du travail qui se trouve touché par cette nouvelle organisation financière du monde.

Pascale Fourier : Que peuvent faire les Etats, puisque normalement l'activité économique pourrait être régulée par l'État. Les peuples pourraient peut-être un peu décider d'une manière ou d'une autre par l'intermédiaire des Etats...

François Morin : Alors, écoutez, je crois qu'aujourd'hui on est dans une autre planète économique que celle qu'on a pu connaître il y a encore quelques années. La globalisation financière change radicalement la donne. On a affaire à des variables mondiales, des variables globales, comme les taux d'intérêt et les taux de change, sur lesquels les états n'ont plus aucune prise.

Par contre, oui, cet oligopole dont je parlais tout à l'heure a une prise sur ces variables globales. Et cet oligopole n'est pas évidemment aujourd'hui régulé, comme pouvaient l’être encore récemment les systèmes bancaires nationaux, par les autorités monétaires, et les banques centrales en particulier. Donc on a affaire à des acteurs qui se sont émancipés en quelque sorte des cadres nationaux de régulation et qui ont le champ libre devant eux aujourd'hui dans leur action.

Donc, on est sur une nouvelle planète économique.

Et, si on ajoute aux questions que j'ai soulevées, la question de l'endettement des Etats, qui est une question qui se surajoute à celles que nous avons vue - endettement qui est lié en grande partie aux dégâts qui sont provoqués par cette globalisation financière: le lien social est fondamentalement touché par l'émergence de cette finance globalisée - , eh bien on s'aperçoit que les Etats ont des marges de manœuvre de plus en plus étroites dans leur action et ne sont plus à même aujourd'hui à faire face à cette nouvelle forme d'organisation du monde impulsé par la globalisation financière.

Pascale Fourier : Est-ce que ça veut dire qu'à la limite il serait plus intéressant pour moi de chercher à devenir le président directeur général de City Group que des États-Unis ?

François Morin : Je pense que le pouvoir, en effet, se trouve davantage maintenant du côté du monde financier que du côté du monde politique.

Il y a toujours eu des formes de confrontation entre le pouvoir politique et le pouvoir financier. Mais quand on regarde la situation actuelle, on peut dire qu’aujourd’hui le monde de la finance globalisée asservit en quelque sorte les différents pouvoirs politiques et même démocratiques de nos sociétés contemporaines à travers, précisément, de l'endettement des principaux pays du monde et des services de la dette qui représentent des parts croissantes dans les budgets des différents Etats.

On a là, effectivement, une configuration qui rappelle celle qui par le passé a pu survenir dans certains pays, et notamment en France, dans les années 20, avec ce qu'on a appelé à l'époque, "le mur de l'argent". C'est pour ça que mon ouvrage s'appelle ainsi, dans la mesure où je crois que la confrontation entre pouvoir politique et pouvoir financier, aujourd'hui, va se développer à l'échelle mondiale. On en voit déjà aujourd'hui les conséquences à travers les crises systémiques qui se développent et qui sont liés à l'émergence de cette finance globale et à l'impuissance des Etats à faire face à ce type de crise aujourd'hui.

Pascale Fourier :C'était donc Des Sous et Des Hommes, en compagnie de François Morin, auteur de « Le nouveau mur de l'argent, essai sur la finance globalisée», aux éditions du Seuil. Comme je l'avais dit la dernière fois, c'est un livre un petit peu compliqué, pas de lecture vraiment facile. Mais, je pense qu'il met en avant des sujets extrêmement importants, extrêmement dangereux, même. Je ne suis pas sûre, par ces deux émissions, d'avoir montré toute la saveur, toute l'intelligence des propos qu'il tient, et donc je ne peux que vous encourager à lire le livre qu'il a fait.

Voilà. À la semaine prochaine.

 

 

 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 23 Janvier 2007 sur AligreFM. Merci d'avance.