Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 20 DECEMBRE 2005

OMC: brevets... et médicaments pour le Sud.

Avec Raoul-Marc Jennar, Chercheur à l'Urfig et pour Oxfam.

 

Pascale Fourier  : Ce qui est assez étonnant, c’est que rituellement, le 1er Décembre, il y a la grande journée mondiale contre le sida; chaque année, on a des lamentos divers et variés; chaque année, on nous rappelle que le nombre le plus important de personnes atteintes du SIDA et se trouve dans les pays du Tiers-Monde et notamment en Afrique; rituellement, on nous dit qu’il faut vraiment faire quelque chose; et rituellement, ça retombe dans les limbes, et rien n’est fait en particulier au niveau international pour que les pays du Tiers-Monde aient un accès peu cher aux médicaments... L’OMC, si j’ai bien compris, s’occupe aussi des brevets, brevets qui justement rendent difficile cet accès aux médicaments. Est-ce que vous pourriez m’en dire plus et m’expliquer, car la situation a toujours été assez complexe...

Raoul-Marc Jennar : Dans les accords que gère l’OMC, il y a un accord sur les droits de propriété intellectuelle, dont une partie concerne les brevets. Un brevet, c’est très vaste, mais tenons-nous en aux médicaments. Il y a deux articles, les articles 30 et 31, qui concernent les médicaments et qui ont porté à 20 ans la durée du brevet sur les molécules. Que s’est-il passé après l’entrée en vigueur de cet accord le 1er Janvier 1995 ? On a constaté qu’il y avait un impact de cet accord sur les brevets en matière de médicaments, sur le prix des médicaments ; on a même constaté, et ceci explique cela, qu’il y avait une sorte de partage des tâches entre les grandes firmes multinationales pharmaceutiques - il y en a une bonne trentaine - de telle sorte que ce que faisait l’un, l’autre ne le faisait plus... Or à partir du moment où un médicament devient le monopole d’une entreprise - c’est ce que l’on observe aujourd’hui avec la firme suisse Roche et le Tamiflu, eh bien les prix atteignent des proportions colossales.
Donc premier constat : il y a une incidence directe sur le prix des médicaments de cet accord de l’OMC sur les brevets . C’est un constat que l’on a très vite fait dans les pays qui sont frappés par des grandes catastrophes sanitaires, car il n’y a pas que le sida, il y a aussi la tuberculose, le paludisme, la diarrhée... Il y a beaucoup de maladies qui tuent parce que, tout simplement, on n’a pas les médicaments pour se soigner. Mais c’est un constat que les pays riches ont refusé de partager. Je me souviens encore qu'à la fin Février 2000, Monsieur Pascal Lamy disait exactement devant la Commission du Développement du Parlement Européen qu’il n’ y avait aucune incidence des brevets sur le prix des médicaments. Il a fallu l’odieuse plainte déposée par les multinationales pharmaceutiques contre le gouvernement d’Afrique du Sud pour que ce scandale intéresse les médias, l’opinion publique, et que ça fasse pression sur les politiques. Cela a mené l'OMC, lors de la Conférence de Doha à l'occasion de laquelle les pays les plus concernés ont dit qu’on ne parlerait de rien d’autre tant qu’on aurait pas parlé de ça, à adopter une déclaration : la déclaration de DOHA sur les brevets et la santé publique. Cette déclaration, et cela permet de mesurer le chemin parcouru, reconnaît l’incidence des brevets sur le prix des médicaments. Elle forme le vœu - ce qui fait que ce texte n’a pas de valeur juridique... mais une grande portée politique - qu’il n y ait plus de plainte, qu’un pays qui a une capacité de production pharmaceutique puisse produire des médicaments génériques sans avoir à subir des poursuites de la part des détenteurs de brevets. Mais cela ne représente que quelques pays : l’Inde, l’Afrique du Sud, le Brésil, la Chine, la Thaïlande, le Kenya, et on a à peu près fait le tour. Par contre, il y a ces dizaines de pays qui n’ont pas d’industrie pharmaceutique chez eux, qui font face à des crises sanitaires graves, et qui en vertu de cet accord ne peuvent pas importer des médicaments génériques, ne peuvent pas fabriquer de médicaments, et donc sont face à des médicaments très chers qu’ils ne peuvent pas non plus importer fautes de moyens. Donc à Doha, sur cette question, on ne s’est pas mis d’accord, et on a adopté comme c’est souvent le cas lorsqu’on ne se met pas d’accord, une décision consistant à dire : " On va négocier ce problème"... On avait même mis une échéance à fin 2002. Fin 2002, aucun accord, car les Européens et les Américains qui avaient accepté la déclaration de Doha sont revenus sur certains des termes de cette déclaration pour en restreindre la portée : " Qu’est-ce qu’ une situation de crise sanitaire ? Qu’est-ce qu’ un pays n’ayant pas de capacité de production pharmaceutique ? Qu’est-ce qu’ un pays ayant des capacités de production pharmaceutique dans les pays du Sud ?". Bref, on a atteint l’odieux lorsque autour de la table de négociation à l’OMC, on a établi une liste de maladies pour lesquelles on acceptait de fabriquer des médicaments génériques ou d’en importer, ce qui voulait dire qu’il y avait des maladies pour lesquelles on pouvait survivre et d’autres pour lesquelles on était irrémédiablement condamné à mort! Heureusement, cela n’a pas été jusque-là, mais enfin le 30 Août 2003, il y a eu une décision qui devait régler le problème : les pays confrontés à des situations sanitaires graves, mais qui n’ont pas d’industrie pharmaceutique, peuvent importer des médicaments depuis les pays cités précédemment "à condition que"... et alors là il y a une liste phénoménale de conditions à remplir... La grande crainte des pays riches était que les pays pauvres, après avoir importé ces médicaments, les exportent vers les marchés des pays riches. On imposait donc une série de conditions pour vérifier qu’il y avait une situation sanitaire grave, pour vérifier que le pays n’avait pas de capacité de production, mais pour vérifier aussi qu ‘il mettait en place à ses postes de Douanes, à ses frontières, à ses ports et aéroports le personnel qualifié et compétent en nombre suffisant pour vérifier qu’il n'y avait pas réexportation. Bref, une série de conditions qui, en fait, ont rendu cet accord inapplicable. Et on en a la preuve, car, parmi ces conditions, il fallait que le pays qui importe notifie à l’OMC qu’il importait, et fournisse les réponses à toutes les conditions et donc les justifications, mais en plus il fallait aussi que le pays qui exporte ces médicaments vers le pays qui en avait besoin fasse la même chose. Or - et on peut le vérifier sur le site internet de l’OMC -, aucun pays exportateur n’a notifié qu’il exportait, et aucun pays importateur n’a déposé de notification à l’OMC : on n’a pas fait fonctionner l’accord de 2003 parce qu’il n’est pas praticable! D’ailleurs des associations comme Médecins Sans Frontières, qui ont cru un temps que cet accord pouvait être pratiqué, qui ont même essayé de jouer le jeu, sont arrivées à la conclusion que cet accord n’avait pas d’effectivité, qu’il n’était pas appliqué. Il fallait donc trouver autre chose. C’est à peu près la situation dans laquelle on se trouve quelques jours avant Hong-Kong.

Que demandent les pays concernés ? Ils disent que, puisque l’accord de 2003 ne fonctionne pas, accord qui était de toute façon transitoire, nous avons besoin d’une solution définitive et qui fonctionne : ils demandent à ce que l’on revoie les articles 30 et 31 de l’accord sur les droits de propriété intellectuelle pour aller au fond du problème et le régler: un pays qui a des besoins en matière de médicament doit pouvoir importer les médicaments dont il a besoin de façon à ce que les gens puissent avoir accès à ce qui leur est nécessaire pour se soigner. C’est la position des pays concernés et notamment de l’ensemble des pays Africains à l’OMC. Les Etats-Unis, extrêmement réticents, répondent que la décision de 2003 suffit: il suffit d’en prolonger le caractère temporaire. Il faut ajouter que la déclaration de 2003 est accompagnée d’une déclaration interprétative qui en limite encore la portée. Les Européens sont prêts à revoir l’accord lui-même, mais uniquement pour y intégrer la décision de 2003 . Les Européens, comme d’habitude, font semblant d’être plus ouverts que les Américains, mais c’est pour ne pas régler le problème puisque l’accord de 2003 ne fonctionne pas. Il y a en plus un débat entre ceux qui disent qu’il faut intégrer l’accord de 2003 avec la déclaration interprétative, et ceux qui disent qu’il faut intégrer sans cette déclaration interprétative . Tout ceci n’est pas satisfaisant et ce qui est de mon point de vue scandaleux, c’est cette position européenne qui fait semblant d’écouter des pays où des milliers de gens meurent chaque jour en proposant des solutions qui ne règlent pas du tout le problème. On en est là à quelques jours de la conférence de Hong-Kong.

Pascale Fourier : A vous écouter, on se dit que décidément les pays occidentaux sont complètement tombés sur la tête puisqu’ils sont en train de laisser mourir les Africains notamment ; et puis, parfois, on peut lire dans les journaux que, quand même, ces accords sur les brevets sont essentiels, surtout pour la recherche pharmaceutique car cela permet d’engranger assez d’argent pour pouvoir ensuite faire de la recherche... Des mesures restrictives sont donc une nécessité absolue .

Raoul-Marc Jennar : C’est un argument, ça ! Quand on regarde le budget Recherche et Développement des entreprises pharmaceutiques moins de 10% de la recherche sont consacrés aux maladies qui touchent 90% de la population mondiale! Moins de 10% : donc c’est un faux argument. En fait, la recherche est orientée vers les médicaments qui concernent les maladies qu’on soigne plus dans les pays riches que dans les pays pauvres. Par ailleurs, dans la recherche / développement, il y a aussi la recherche sur les cosmétiques qui prend une part importante car ça rapporte beaucoup d’argent! Et donc dire que nous avons besoin de bénéfices plantureux pour pouvoir faire de la recherche/développement qui va permettre de guérir des centaines de milliers sinon des millions de personnes chaque année, c’est complètement faux car ça ne se vérifie pas dans le budget recherche/développement des entreprises pharmaceutiques. C’est tout le contraire, et là on a donc un vrai problème sur ce prix des médicaments.

Pascale Fourier : Je n’arrive alors pas à comprendre quel est l’objectif des pays du Nord. Quel est-il?

Raoul-Marc Jennar : Les gouvernements du Nord sont plus que jamais sous la pression des grandes firmes pharmaceutiques et ne font que relayer leurs positions. Le pays le plus égoïste en la matière est la Suisse où il y a de grandes firmes pharmaceutiques, et la Suisse est complètement intransigeante sur ce dossier, parce qu’il y a le poids que prend aujourd’hui plus que jamais dans la dimension politique l’intervention de ces acteurs privés dont la logique n’est pas le bien-être de l’humanité, mais le profit. Or, qu’est ce qu’un brevet ? C’est un titre de propriété, c’est la mise en application du droit de propriété. Mais est-ce qu’on ne devrait pas se poser la question de savoir si un médicament est un bien comme un autre, une marchandise comme une autre ? Est-ce que la santé ne devrait pas passer avant le profit ? Quand il s’agit de mettre en œuvre ces principes, on constate que les gouvernements européens, Suisse comprise, les gouvernements des Etats-Unis, du Canada, ne le mettent pas du tout en œuvre et poussent à des solutions qui font passer le profit avant la santé.

Pascale Fourier : Mais comment est-ce possible?......

Raoul-Marc Jennar : Mais Pascale, on vit dans un monde de méchants ! S’il en était autrement il n’y aurait pas 2 milliards de personnes qui n'ont pas accès aux soins de santé, des enfants qui meurent tous les jours de faim. On est dans un monde hyper-égoïste qui emballe son égoïsme dans des discours de solidarité et de générosité qui ne dépassent jamais le stade du discours. De ce point de vue, l’Union Européenne n’est pas mieux que les autres: elle donne satisfaction à ses firmes privées et trahit les idéaux qu’elle prétend servir.

Pascale Fourier : Pourquoi les pays qui sont en capacité de produire des médicaments, par exemple contre le sida, ne le font-ils pas au mépris du droit de propriété justement ?

Raoul-Marc Jennar : Mais parce qu'on est dans une logique du pot de terre contre le pot de fer. Si la Chine décidait de passer outre, on aurait de faibles moyens de rétorsion contre la Chine, mais il faudrait que le gouvernement chinois soit inspiré par des idéaux humanistes, qui ne sont pas vraiment sa caractéristique première... Les autres sont susceptibles d’être victimes de mesures de rétorsion par l’ Union Européenne qui peut supprimer des aides, et par les Etats-Unis qui peuvent non seulement supprimer des aides, mais intervenir par des moyens officiels ou officieux dont ils nous ont donné l’habitude.

Pascale Fourier : Etats-Unis qui pourtant, eux, étaient prêts à mépriser le droit de propriété intellectuelle sur les brevets au moment de l’anthrax...

Raoul-Marc Jennar : Tout à fait! Il est dommage que l’on n’ait plus cela aujourd’hui, parce qu’à ce moment-là, les Etats-Unis, qui n’avaient pas chez eux une entreprise pharmaceutique permettant d’y faire face ( le brevet était détenu par la firme allemande Bayer ) souhaitaient soudainement que l’on déroge à la règle qu’ils veulent en permanence imposer à l’ensemble de la planète... ce qui prouve bien le dogmatisme des accords de l’OMC : on veut imposer des règles à l’ensemble du monde, mais si ces règles nous font du tort, nous demandons qu’on y déroge pour nous : c’est ce cynisme-là que les pays du Sud n’acceptent plus. C’est ce qui explique que malgré des pressions considérables, ils ont trouvé la force de se coaliser pour refuser ce qu’on leur proposait à Cancun, et qu’aujourd’hui encore, à la veille de Hong-Kong, ils se battent et ils résistent pour refuser des propositions dont ne tireront profit que les pays industrialisés. Il faut savoir que les économistes de l’OMC ont établi que, si le programme de DOHA est accepté, il bénéficiera à 80% aux pays industrialisés et à 20%aux pays en développement.... Et on appelle ça un programme pour le développement!! Les pays du Sud en sont tout à fait conscients et ne cèderont que si les pressions deviennent intolérables.

Pascale Fourier : Quel espoir peut-on avoir en une solution qui soit à portée relativement rapidement ? Car pendant ce temps, les gens meurent …

Raoul-Marc Jennar : Et c’est bien pour ça que je dis que ce dossier est le plus important, car c’est une question de vie ou de mort. Il faudrait une grande campagne de sensibilisation des opinions publiques pour faire pression sur nos gouvernements, mais le gouvernement en parle le moins possible et quand il en parle, comme la Ministre française du commerce vient de le faire récemment, c’est pour nous dire, ce qui est d’ailleurs la position officielle de la Commission Européenne, que la décision de 2003, dont je rappelle qu’elle n’a pas fonctionné jusqu’à présent, est la seule solution et qu’il faut l’incorporer dans le texte de l’accord sur les brevets, ce qui est une façon polie de formuler une fin de non recevoir aux attentes des pays concernés et de faire croire qu’on change quelque chose alors qu’on ne change rien. Le drame, c’est que les médias classiques qui devraient au moins sur ce sujet-là alerter les opinions publiques sont totalement complices de nos gouvernements et de la Commission Européenne .

Pascale Fourier : Quand par exemple l’Afrique du Sud produit des médicaments contre le sida, c’est grâce à un transfert de savoir ?

Raoul-Marc Jennar : Tout à fait, quand une firme pharmaceutique produit du génériques, elle a besoin de s’approprier le savoir qui a permis la création de la molécule. Donc, permettre la fabrication de génériques, c’est organiser un transfert de technologies. Dans les années 60, c’était un des grands thèmes , lors de la décolonisation: pour aider les pays qui venaient d’accéder à l’indépendance, il fallait des transferts de technologies. Mais nous ne sommes plus dans ce mouvement-là. Les accords de l’OMC, et en particulier l’accord sur les brevets, sont l’exact contraire: ce n’est plus partager les savoirs, c’est donner des droits de propriété à ceux qui savent. C’est le privilège du savoir. Pour moi, c’est la véritable raison du refus des firmes pharmaceutiques, et donc des gouvernements qui en sont les relais, à toute solution à l’accès aux médicaments. Elles ne veulent pas que le savoir sur ces médicaments puisse se partager, car cela permettrait à des entreprises pharmaceutiques des pays du Sud de connaître un degré de développement aboutissant à l’apparition de concurrents. Les grandes firmes pharmaceutiques occidentales, qui officiellement se disent libre-échangistes, veulent conserver les situations de monopole qu’elles ont créées, et redoutent que naissent des entreprises pharmaceutiques de taille mondiale dans des pays comme l’Afrique du Sud, le Brésil, l’Inde où la Chine. C’est la véritable raison du refus des gouvernements occidentaux sur l’accord d’un accès aux médicaments qui règlerait vraiment le problème, car la conséquence serait un partage des savoirs.

Pascale Fourier : C’était donc Des Sous... et des Hommes  ». Si vous voulez lire ce qu'écrit Raoul-Marc Jennar, vous pouvez visiter son site: http://www.urfig.org. Bonne lecture, et à la semaine prochaine.

 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 20 Décembre 2005 sur AligreFM. Merci d'avance.