Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne
EMISSION DU 31 OCTOBRE
2006
Souveraineté, souverainisme et nationalisme...
Avec Jacques Sapir,
directeur d’études à
l’EHESS. |
Pascale Fourier . : Lors de l’émission précédente, vous avez utilisé à plusieurs reprises le mot « souveraineté », ainsi que le mot « nation ». Vous êtes un très très très vilain d’utiliser ces mots-là !! Jacques
Sapir :
Oui, très certainement... Non seulement je les utilise, mais
en plus je les revendique ! Tout d’abord en ce qui concerne
la souveraineté, je l’utilise volontiers tout simplement
parce qu’il n’y a pas de démocratie sans souveraineté.
C’est vrai aussi bien pour un pays que pour une organisation.
Si les gens qui sont extérieurs peuvent voter à votre
place, il n’y a plus de démocratie. D’ailleurs, je
ne connais pas une organisation en France qui accepterait que des non-membres
– je ne dis même pas des non-militants - viennent voter
pour des décisions internes. Nous savons très bien que
la démocratie implique la distinction de ce qui est dedans et
de ce qui est dehors. La question de la souveraineté est donc
au cœur-même de la démocratie. Il n’y a pas
de démocratie sans souveraineté. Il n’y a pas de
démocratie sans la capacité d’agir. Pascale Fourier : Il y a une chose que je ne comprends pas. Dès lors que l’on considère que la nation a de l’importance, que c’est un fait intériorisé, la Nation et l’Europe ne sont-elles pas deux notions antinomiques ? Ce qui pourrait d’ailleurs peut-être venir aussi à l’appui des propos de certains qui récusent la Nation au profit de l’Europe qui serait quelque chose de plus positif... Jacques Sapir : Le problème, c’est que dans le mot « Europe », on met des contenus extrêmement différents. Il y a très clairement des gens qui conçoivent l’Europe uniquement comme un cadre légal et qui ne sont pas prêts à accepter une conception exigeante de la démocratie. Pour eux la démocratie, ça se limite à l’État de droit. De ce point de vue, l’Europe peut très bien fonctionner comme une instance qui produit de la réglementation - les directives européennes - que l’on n’a qu’à respecter : à partir du moment où l’État de droit est maintenu, la démocratie est maintenue. Malheureusement l’État de droit peut être parfaitement antidémocratique. La démocratie implique que l’on puisse le cas échéant changer les lois et le renverser. Il n’y a pas de démocratie s’il n’y a pas la légitimité et pas seulement la légalité, et cette légitimité renvoie au fait que l’on partage un certain nombre de valeurs, de notions politiques qui font que l’on considère comme juste ou injuste un certain nombre de décisions. C’est un point tout à fait essentiel. Et puis il y a une autre vision de l’Europe, celle d’une Europe fédérale. Que vise-t-elle en fait ? A construire une grande Nation. Quand on dit que cette vision de l’Europe est antinomique à la Nation, on se trompe ! On cherche au contraire à construire une Nation de taille supérieure. Je n’ai rien contre ce projet en théorie. Sauf que cela implique des convergences de cultures politiques très fortes. Car si vous regardez l’histoire des États fédéraux, vous verrez que cette histoire a toujours comme point fondateur une guerre civile : aux États-Unis, au Brésil à la fin du XIXème siècle, en Suisse au XIXème siècle également. Je dis donc aux partisans de cette vision de l’Europe fédérale : compte tenu des divergences des cultures politiques, êtes-vous prêts à prendre le risque d’une guerre civile aujourd’hui en Europe ? Et si vous n’êtes pas prêts à prendre ce risque, ne vaut-il pas mieux avoir un projet plus modeste : celui de regroupements de pays en fonction de leurs affinités ? Car si je crois qu’il n’y a pas de convergences entre les cultures politiques des 25, il y a des convergences entre certains pays. On l’a vu par exemple au sujet des conceptions de la citoyenneté et de la nationalité en France et en Allemagne. Il y a 25 ans, on nous disait que la conception de la Nation est complètement différente en France et en Allemagne : les Allemands tiennent au droit du sang, les Français au droit du sol. C’est moins simple que cela en France. Et surtout, la culture allemande, la culture légale, a énormément progressé dans le sens plutôt du droit du sol et contre le droit du sang. Il y a donc bien sinon des complémentarités, du moins des convergences des cultures politiques. On le voit également entre la France et l’Italie. On voit donc bien qu’entre certains pays, il y a des convergences politiques, et entre eux, on pourra probablement penser à des formes fédérales à terme. Mais je mets vraiment en garde ceux qui se situent dans ce que j’appellerais « l’utopie européenne » : d’une part, faire très attention sur l’état des divergences qui existent dans les cultures politiques - et si l’on prend les 25, les divergences sont très importantes -, et d’autre part, faire très attention au rythme. Historiquement, à chaque fois que l’on a voulu forcer les rythmes dans un pays fédéral, on a abouti à une catastrophe. Et je crois que l’histoire du XXème siècle en Europe a été suffisamment tragique pour qu’on ne prenne pas le risque de recommencer ça au XXIème siècle! Pascale Fourier : Certains pourraient vous dire : « Quand même, chacun des peuples gaulois a voulu rester sur son petit « quant à soi » ... Et ça leur a été fort préjudiciable... » Défendre la Nation, cela ne pourrait-il pas nous être préjudiciable, comme cela l’a été pour les peuples Gaulois ? Jacques Sapir : Ce que l’on sait par l’histoire et la préhistoire des Gaulois, c’est qu’ils avaient la même culture politique. Simplement, il leur manquait une chose : l’idée de Nation, qui est une idée récente. Elle n’est pas à confondre avec la notion de tribu. Moi, ce que m’inquiète, c’est justement un retour au tribalisme aujourd’hui, dans le monde moderne. La notion de Nation s’est constituée vers le X-XIIIème siècle dans une double opposition. Opposition aux micro- pouvoirs locaux, c’est-à-dire aux petits féodaux qui exerçaient un pouvoir arbitraire total et dévastateur sur les populations. Le roi en tant que représentant de la Nation mettait un frein à ces pouvoirs locaux. Et puis opposition à un pouvoir non territorialisé d’ordre religieux. La Nation, en France, et pas qu’en France d’ailleurs, se construit dans cette double opposition contre d’un côté les petits féodaux et de l’autre le Pape qui prétend au nom d’une idéologie religieuse faire fi des réalités sociales et politiques de son temps. Et c’est parce qu’elle se construit dans cette double opposition contre un localisme sanguinaire et une espèce d’internationalisme avant la lettre - mais tout aussi sanguinaire parce qu’il porte en lui la logique de l’affrontement de religion à religion -, que le concept de Nation se révèle si favorable à terme au développement des idées démocratiques. Et on voit, au niveau mondial, que les régions du monde où la notion de Nation a du mal à se développer ou n’a pas pu se développer pour des raisons historiques, c’est aussi les régions où la démocratie a du mal à se développer. Qu’on le veuille ou non, la démocratie et la notion de Nation ont partie liée. Pascale Fourier : Certains altermondialistes pensent que l’économie et la politique doivent se réguler au niveau mondial, qu’il faut savoir aller au-delà de la Nation vers un espèce de Grand Tout où on serait tous les habitants d’un même monde... Jacques Sapir : La véritable question est de savoir si nous sommes aujourd’hui dans un même monde du point de vue des cultures politiques. Qu’il y ait des problèmes qui dépassent les frontières des nations, c’est une évidence. Et ce n’est pas neuf. Quand on nous dit que c’est neuf, c’est faux. C’est très ancien en réalité. C’est d’ailleurs pour cela qu’il existe des relations bilatérales de nation à nation et qu’il existe des alliances. Le véritable problème est le suivant : si on doit prendre des mesures, il faut savoir qui est responsable de quoi et devant qui. Qui est le gouvernement et quel est le corps politique ? Je pense que des mesures qui seraient prises par des groupes de techniciens irresponsables, sans définition d’un corps politique, seraient à terme vécues comme une tyrannie insupportable. Et même bonnes, ces mesures finiraient toujours par être rejetées. Et l’on voit bien aujourd’hui que l’un des grands arguments de certains secteurs de la société française qui refusent par exemple les réglementations européennes –parfois alors même qu’elles sont positives – c’est que, justement, ces réglementations sont issues d’un espace politique dans lequel ils ne se reconnaissent pas. C’est pour cette raison qu’on ne peut pas distinguer la question de la légalité de celle de la légitimité. C’est aussi pourquoi je me refuse à considérer l’État de droit comme un élément constitutif central de la démocratie. C’est nécessaire, mais c’est un élément qui vient derrière la question de la légitimité. La véritable question est donc de savoir si l’on peut aujourd’hui construire légitimement des espaces politiques transcendants les nations. Pour que ce soit possible, il faudrait que l’on ait des cultures politiques qui arrivent à s’imbriquer relativement aisément. C’est possible entre certains pays, c’est clair; ce n’est pas possible encore aujourd’hui à un niveau extrêmement général. Il faut donc bien comprendre que nous resterons pour une période assez longue dans la logique des relations internationales. Toute tentative de s’extraire des ces logiques de relations internationales renvoie à terme au mythe religieux d’une grande croyance qui doit s’imposer à tous. Personnellement, ça me fait peur, parce que dès qu’on entre dans le domaine du religieux, on entre non pas dans le domaine de la conviction, mais dans celui de la contrainte : on ne cherche pas à convaincre quelqu’un mais à le convertir, à terme par le fer et par le sang. C’est quelque chose d’extrêmement dangereux. Et une partie du mouvement altermondialiste est en train de partir sans s’en rendre compte dans la même voie que le fanatisme religieux qui aujourd’hui prend plutôt la forme du fanatisme musulman et qui a pris autrefois la forme du fanatisme chrétien. Et ils ne voient pas que, s’ils sont dans la logique de la conversion, ils sont sortis de l’espace politique. Si on est dans une espace politique, on est dans la logique de la conviction. Si on est dans la logique de la conviction, on doit s’inscrire dans des cultures politiques identifiables. Si vous n’êtes pas dans des cultures politiques identifiables, votre discours n’a pas d’effet de conviction sur l’autre, tout simplement parce que vous n’utilisez pas les mêmes images, vous n’utilisez pas les mêmes concepts. Même si vos termes sont les mêmes, en réalité vous parlez d’autre chose. Le mot de « démocratie » est utilisé dans beaucoup de cultures politiques, il n’a tout simplement pas le même sens. Par exemple, nous n’avons pas la même compréhension de la démocratie qu’aux États-Unis. Pourquoi ? Parce que nos cultures politiques sont en fait très différentes : la dimension religieuse dans la culture politique américaine est beaucoup plus importante et est assez différente de la nôtre. Les notions de République et de citoyenneté ne sont absolument pas les mêmes. Là encore, si vous prenez le cas des États-Unis, la première citoyenneté, c’est celle de la communauté de base qui est toujours une communauté religieuse. C’est d’ailleurs pour cela que ces communautés de base prennent en charge l’enseignement primaire : il est destiné à ce qu’il y a de plus important, les enfants, quand ils sont petits. Quand vous êtes aux États-Unis et que vous devez y vivre pour un certain temps, la première question qu’on vous pose est la suivante : « A quelle Église vous rattachez-vous ? » , ce qui est absolument impensable en France, en Allemagne et en Italie. Il faut donc bien mesurer que, même dans les pays qui ont des institutions démocratiques, derrière l’usage du même mot, il y a des divergences très importantes. Donc vous ne pouvez pas convaincre quelqu’un si vous ne vous situez pas dans un cadre politique identifiable. C’est pour cette raison que toutes les tentatives de sauter au-dessus de la Nation sont vouées soit à l’échec, soit à se transformer en idéologie religieuse, en idéologie de la croisade religieuse. Croisade qui ne se fera bien sûr pas au nom du Christ ou de Mahomet, mais - je ne sais pas moi - au nom de l’efficacité du libre-échange ou de l’efficacité écologique, mais qui comme toutes les croisades, aboutira au massacre. Pascale Fourier. : Une question subsidiaire. Certains vous diraient : « Nation, nationalisme.... Le Pen ! »… Jacques
Sapir :
La Nation n’a jamais impliqué le nationalisme, au sens
où cela voudrait dire : « Je suis supérieur
aux autres ». Il n’y a rien qui aille de la constatation
des processus historiques qui ont abouti à la construction sociale
des nations à l’idée qu’il y aurait une nation
supérieure aux autres. Mais il y a un point auquel il faut faire
extrêmement attention – et je crois que malheureusement
c’est son oubli qui a ouvert un espace politique à des
forces d’extrême- droite en France et en général
en Europe – : on ne peut pas imposer des décisions
à des citoyens sans qu’ils aient les moyens de les contrôler.
Or, les politiques qui sont mises en place depuis une vingtaine d’année,
les décisions économiques qui sont prises, s’imposent
sans contrôle et défont, détricotent jour après
jour, les institutions sociales construites dans les périodes
précédentes. Ceci est vécu par les citoyens comme
l’équivalent symbolique d’une invasion, et comme
c’est un équivalent symbolique, il faut leur trouver quelque
chose de moins symbolique et de plus réel, et on prend le basané
du coin comme victime. Mais il faut comprendre que cette montée
de l’extrême-droite avec son côté xénophobe
que l’on connaît n’est d’une certaine manière
que la transcription d’un malaise qui, lui, est justifié,
qui est le sentiment qu’ont les gens d’être dépossédés
de la maîtrise de leur propre destin. Le problème, c’est
évidemment qu’ils se trompent de cible. Lénine avait
de la même manière violemment attaqué les antisémites
russes qui utilisaient le langage classique : « Ce sont
les juifs qui ont l’argent… donc… le capitalisme juif…»,
en leur disant : « A ce compte-là, votre antisémitisme
n’est que le socialisme des imbéciles ». Et
je dois dire que le discours xénophobe, c’est le discours
nationaliste des imbéciles. Mais ce qui lui donne aujourd’hui
sa crédibilité dans l’opinion, c’est le fait
que les gens ont le sentiment réel et justifié d’être
dépossédés de la maîtrise de leur propre
destin. C’est pour cette raison qu’il faut reconstruire
les instruments de cette maîtrise si on veut réellement
faire barrage au nationalisme et à la xénophobie.
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Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 31 Octobre 2006 sur AligreFM. Merci d'avance. |