Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 16 mai 2003

Décentralisation de l'Education Nationale: quels dangers?

Avec Louis Weber , de l’institut de recherche de la FSU, Fédération Syndicale Unitaire, principale organisation syndicale dans l’enseignement, la recherche et la culture.

 

Pascale Fourier : Visiblement, les enseignants ne sont vraiment pas contents. On les a vus à la grande manifestation pour les retraites. Ils avaient en réalité deux axes de combat : d’une part, celui sur la retraite, et d’autre part, celui sur la décentralisation. Est-ce que cela n’est pas un peu étonnant ? Les professeurs ne sont-ils pas toujours opposés à tout ? Cette décentralisation va pourtant apporter plus de proximité ! C’est du moins ce que j’ai compris en entendant les propos des ministres concernés. Pouvez-vous nous aider à comprendre s’il y a vraiment un problème avec la loi sur la décentralisation ?

Louis Weber : La décentralisation est effectivement une préoccupation importante, mais elle s’inscrit quand même dans un cadre plus large. La politique du gouvernement actuel a amené des suppressions d’emplois, elle a pratiquement mis fin au collège unique après 25 ans d’essai d’une plus grande justice au sein de l’école. Maintenant, sur la décentralisation elle-même, je crois d’abord que le système est inégalement centralisé ou inégalement décentralisé. Concernant les écoles primaires par exemple, on ne voit pas ce que l’on pourrait faire de plus pour les rapprocher des quartiers. Les universités, à l’autre bout de la chaîne éducative, sont complètement autonomes. Le problème se pose donc là en termes différents. On ne peut pas dire aujourd’hui, surtout après les lois de 1982,1983, que nous sommes dans un système centralisé comme il a pu l’être à un moment. C’est le premier point. Le 2e point est de remarquer que la décentralisation ne prend de sens que si on l’inscrit dans une politique. Je prends un exemple précis pou éclairer ce point : en Angleterre, le système est traditionnellement très décentralisé. C’est une tradition qui remonte au Moyen-Age sous certains aspects. Quand Madame Thatcher, Premier ministre très libéral, est venue au pouvoir en 1980, la première chose qu’elle a faite a été de recentraliser. Elle a voulu casser des lieux de vie démocratique dans les ensembles décentralisés qui s’étaient créés au fil des ans. Donc qui s’opposerait en France à la décentralisation en tant que tel ? Il faut en fait surtout voir à quoi elle sert ! La décentralisation Raffarin / Ferry est clairement une forme supplémentaire de désengagement de l’Etat. Cela n’est pas fait pour transférer des ressources au niveau territorial, mais pour laisser aux territoires, que ce soit les communes, les départements ou les régions, de nouvelles missions sans les moyens qui les accompagnent. Ces structures-là ne sont pas en mesure d’assumer ces nouvelles missions. Cela va se traduire par un renforcement considérable des inégalités, c’est en tout cas ce que nous craignons. On sait que nous sommes déjà dans un système très inégal. Prenons l’exemple des écoles primaires qui est la partie où le système est déjà le plus décentralisé puisqu’elles dépendent des communes : si l’on prend les crédits pédagogiques par élève et par an, c'est-à-dire les crédits que le maître a à sa disposition pour acheter du petit matériel, pour faire des excursions, pour organiser des activités pédagogiques, des échanges de classe et ainsi de suite, cela va de 70 francs par élève et par an dans certaine commune jusqu’à 700 francs. Il peut donc y avoir un rapport de 1 à 10 suivant les communes. On pourrait prendre d’autres exemples. Aux Etats-Unis, il y a aussi différents étages. Il y a l’Etat fédéral, les Etats et les districts scolaires. On voit que dans un système très décentralisé comme celui-là, s’il n’est pas accompagné de péréquations et de réduction des inégalités, il conduit alors à des écarts aussi importants, c'est-à-dire de 1 à 10. Je crois que je n’ai pas besoin de préciser que ce n’est pas dans les communes pauvres que ce rapport est de 10. C’est bien sur l’inverse. Cette situation actuelle du système éducatif est dramatique

Pascale Fourier : En quoi consiste précisément la décentralisation dont on parle aujourd’hui avec le projet du gouvernement ?

Louis Weber : Nous ne sommes déjà pas dans un système totalement centralisé. Pour le cas des constructions scolaires, par exemple, ce sont les communes qui en ont la charge pour les écoles primaires ; ce sont les départements qui sont concernés pour les collèges ; ce sont les régions qui s’en occupent pour les lycées. Cela est assez récent et apprécié de façon positive. En effet, la politique qui encadrait ce mouvement de décentralisation il y a 20 ans était une politique qui se voulait, en tous les cas, égalitaire, plus égalitaire que celle qui est faite aujourd’hui. Pour les personnels, c’est un peu la même chose : les professeurs des écoles sont recrutés au niveau du département, les professeurs des lycées sont recrutés au plan national. Aujourd’hui, l’Etat veut confier aux régions et aux départements un certain nombre de tâches qu’il assurait jusqu’ici : l’exemple le plus connu et qui provoque le plus de protestation est d’abord celui des assistantes scolaires de l’éducation et celui des conseillers d’orientation - psychologues. Ces deux types de personnels accompagnent, aident beaucoup à avoir justement un système éducatif où chacun trouve son compte le plus possible. Renvoyer ces personnels sous la responsabilité des régions veut dire en clair changer leurs missions. Les assistantes scolaires, par exemple, jouent un rôle utile. Interroger les familles en Seine-Saint-Denis, même si elles ne résolvent pas tous les cas, loin de là, pour savoir qu’elles sont d’une aide considérable pour améliorer la situation. Quand elles dépendront du département, elles ne seront plus spécialisées dans le domaine scolaire. On changera leurs fonctions et l’école perdra des personnels qui jouaient jusqu’ici un rôle important, non pas pour les élèves qui réussissent, mais justement ceux pour qui l’école a le plus de difficultés, c'est-à-dire, faire réussir ceux qui sont déjà dans une situation très difficile.

Pascale Fourier : Pourquoi dites-vous que leurs fonctions vont changer ? Les conseils régionaux ne peuvent-ils pas payer les assistantes sociales ou les conseillers d’orientation - psychologues pour les mêmes tâches exactement ?

Louis Weber : Heureusement, ils seront sûrement payer de la même façon. Mais on sait déjà que, vu le phénomène de désengagement de l’Etat, le fait de confier des taches nouvelles aux autres échelons territoriaux ne se traduira pas par un transfert équivalent de ressources. Les régions seront obligées de faire la même chose avec moins d’argent. La première décentralisation avait aussi un peu représenté ce désengagement de l’Etat. Mais à l’époque, et heureusement d’ailleurs, en matière de construction des lycées, l’Etat avait largement compensé ce désengagement. Mais plus nous allons dans ce sens-là, plus évidement, nous soumettons les politiques éducatives aux moyens dont disposent les régions et c’est cela qui est dramatique. C’est à cela que les personnels s’opposent aujourd’hui.

Pascale Fourier : Mais l’Etat ne peut pas être de mauvaise volonté… Ne va-t-il pas forcément transférer les fonds nécessaires aux régions pour que le service continue d’être assuré aussi bien que maintenant ?

Louis Weber : C’est ce que dit en tout cas le gouvernement. Mais j’ai déjà mentionné le fait que même à une époque plus favorable, la décentralisation ne s’est pas réalisé sous cette forme-là. Cela a provoqué des augmentations de la fiscalité régionale importante. Il n’y a donc pas de transfert exactement équivalent. Il faut replacer cela dans le contexte politique et économique globale. On sait que la France est, dit-on, l’un des mauvaises élèves. Il y a une très forte pression pour la diminution des financements publics. Il suffit de voir le recrutement des fonctionnaires. Il y a une très forte pressions pour une diminution du nombre de fonctionnaire. Ce qu’il y a donc derrière le désengagement de l’Etat, c’est de privatiser davantage, pour utiliser un terme un peu spécial, le financement de l’éducation. En clair aujourd’hui et grâce aux combats passés, dans un pays comme la France, la contribution des familles reste relativement modérée par rapport au différent pays de l’OCDE. A travers ces nouvelles formes de gestion de l’éducation, l’objectif final est de changer la répartition actuelle des dépenses, c'est-à-dire de faire payer beaucoup moins l’Etat, un peu plus les régions, mais au total, cela fera moins quand même, le reste étant à la charge des familles. Cela se passe déjà comme cela dans beaucoup de communes où beaucoup de services qui étaient gratuits jusqu’alors sont aujourd’hui payants. Ce phénomène-là va s’accentuer, mais il ne va pas se faire de la même façon selon les communes, selon les écoles, selon les régions. Les inégalités que j’ai évoquées tout à l’heure et qui existe déjà aujourd’hui, faute de moyens venant des finances publiques vont continuer de s’aggraver.

Pascale Fourier : Mais ces inégalités croissantes ne peuvent pas être voulues par le gouvernement… ?

Louis Weber : La volonté du gouvernement est de sortir de la situation que l’on peut appeler de façon un peu rapide « l’Etat Providence », et ce n’est pas seulement vrai dans l’éducation. L’Etat assure des services publics essentiels comme l’éducation ou la santé, sinon gratuitement, en tout cas de faible coût pour les personnes. Ce désengagement de l’Etat est réalisé via différents moyens politiques, y compris les directives européennes qui sont appliquées dans certains secteurs. Cela a conduit à des privatisations comme pour l’énergie ou la distribution de l’eau qui a considérablement augmenté dans le pays. Cette tentative générale de désengager l’etat dure depuis un certain temps maintenant. Le but est de faire supporter moins à la dépense publique et donc davantage à la dépense privée au risque encore une fois d’aggraver les inégalités. C’est ce phénomène-là, même si cela paraît un peu abstrait, qui est derrière un certain nombre de politiques, et notamment derrière ces nouvelles mesures de décentralisation qui sont proposées.

Pascale Fourier : Il y a la crainte chez les enseignants que entre les différents établissements soient mis,en concurrence les uns contre les autres. Cette crainte est-elle justifiée ?

Louis Weber : La mise en concurrence des établissements existe déjà malheureusement. Il faut remonter quelques temps auparavant. Les idées néolibérales peuvent paraître assez séduisantes par certains aspects. Il y a surtout une ambiguïté autour du mot « libéral ». Le libéralisme économique est quand même la croyance dans le fait que la meilleure façon de faire marcher les choses, c’est de faire jouer le marché. Le marché, c’est l’offre et la demande et c’est la concurrence. C’est la concurrence entre les entreprises, par exemple, qui va amener le développement économique. C’est aussi la croyance que la concurrence entre les individus les conduira à se perfectionner toujours plus pour avoir le « capital humain » nécessaire, dont les entreprises auront besoin pour fonctionner aujourd’hui et demain. Je ne suis pas d’accord avec les visions un peu catastrophistes qui disent que l’on ne veut pas que les gens se forment. On veut bien sûr que les gens se forment parce que tous l’appareil productif pour être compétitif a besoin de gens formés. Mais seulement on veut les former non seulement aux compétences et aux connaissances, mais aussi à l’esprit d’entreprise, à la concurrence. C’est un renversement, en cas un infléchissement considérable des valeurs-mêmes qui sont à la base des systèmes éducatifs. Il est vrai que l’une des formes de la décentralisation est de donner plus d’autonomie, mais elle met également en situation de concurrence. C’est flagrant pour les universités. Pour les vrais libéraux, être en concurrence veut dire se perfectionner.

Pascale Fourier : Il y a une expression que j’entends et que je lis dans la littérature altermondialiste, c’est « la marchandisation du monde ». Quel est le lien avec notre entretien d’aujourd’hui et la réalité de ce que cela signifie ?

Louis Weber : Il faut peut-être s’entendre un peu sur les termes. Il est vrai qu’il y a parfois hésitation entre « privatisation », « marchandisation ». Pour moi, quand je dis « marchandisation », je renvoie à ce que je disais tout à l’heure : c’est le fait que des façons de penser directement inspirées du monde de l’économie où tout est réduit à une marchandise qui se vend et qui s’achète tend à imprégner la réflexion sur l’école et sur le système éducatif. Il faut peut-être revenir très rapidement en arrière. On peut dire que jusque dans les années 1970 et notamment avec les Trente Glorieuses, on s’intéressait relativement peu au coût du système éducatif. Nous étions dans la phase ascendante avec la prolongation de la scolarité obligatoire et ainsi de suite. Puis, à partir de ce moment-là, en faisant le rapport avec les premières crises économiques de l’air moderne, l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Economique), qui est un peu le laboratoire d’idées des pays capitalistes, a commencé à attirer l’attention sur le coût de l’éducation et sur les possibles problèmes à venir. Toutes les tendances fortes des politiques qui ont suivi ont été de tenter de diminuer le coût de l’éducation pour les finances publiques. Il y alors 2 façons de faire : il y a la diminution et il y a le partage avec les utilisateurs qui sont devenus de plus en plus des clients. C’est dans ce cadre que l’on peut réinterpréter les phénomènes que l’on voit aujourd’hui : augmentation de la part des familles dans les dépenses, souci de rendre « les systèmes d’éducation plus efficaces». Mais pour un bon libéral, on est efficace que si l’on est stimulé. D’abord, il ne faut pas être trop collectif, d’où la mise en valeur de l’individualisme. Ensuite, il faut mettre les gens en concurrence, puis il faut leur donner la possibilité de choisir. On est là dans le cadre du marché. Des choses qui étaient établies avant comme la carte scolaire par exemple, tendent aujourd’hui à disparaître. Remarquez d’ailleurs que les enseignants sont les premiers à jouer un jeu dont ils ne mesurent pas toujours les conséquences. Mais revenons au terme de « marchandisation ». Dans les établissements scolaires, le choix des options est quand même directement lié à de l’investissement personnel concurrentiel comme le choix des langues vivantes. Ce choix ne peut pas se faire équitablement dans la mesure où il y a des initiés et des non-initiés. On dit même qu’à Paris, des classes sont constituées selon les options et l’on retrouve à peu près les classifications sociales simplement à travers ce jeu-là. Il y a une espèce de marché interne à l’éducation qui s’est constitué petit à petit par le contournement de la carte scolaire, et même dans un établissement donné, par le bon choix des options. De plus en plus, on cherche d’une part à favoriser dans la formation la formation de l’homme, du citoyen, mais aussi du travailleur et du consommateur. On oublie un peu le citoyen, on insiste beaucoup sur le travailleur parce que l’appareil productif a besoin pour être compétitif dans la compétition internationale de travailleurs plutôt bien formés, mais on forme aussi, et on l’oublie parfois, le consommateur de la société de demain avec toute une série d’activités pédagogiques souvent sponsorisées par les entreprises. Au niveau de la Commission Européenne vient de sortir un livre vert qui s’appelle : Développer l’esprit d’entreprise. Il dit que très précocement il faut former les jeunes à l’esprit d’entreprise. Il dit qu’il faut les rendre créatifs, mais pas créatifs au sens où l’entendrait un professeur d’arts plastiques, mais au sens où l’entend l’entreprise. Il dit qu’il faut former un travailleur qui soit flexible, adaptable, employable comme on dit maintenant, et former un consommateur. Je crois donc que c’est à travers ce filtre que l’on doit interpréter la politique actuelle et la remettre à sa juste place.


 

 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 16 Mai 2003 sur AligreFM. Merci d'avance.