Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 9 JANVIER 2007

Directive Bolkestein: chronique d'une capitulation

Avec Francis Wurtz , député européen du groupe GUE, gauche européenne

 

Pascale Fourier : Notre invité aujourd'hui sera Francis Wurtz,  député européen du groupe GUE, Gauche Unitaire Européenne, et qui est communiste.

Je suis allé voir Francis Wurtz, place du colonel Fabien. Je suis rentré dans le bunker... J'ai trouvé un homme exact à l’heure du rendez-vous, d’une gentillesse et d’une amabilité presque déconcertantes... Cela faisait longtemps que je voulais l’interviewer sur la Directive Bolkestein; en fait, je voulais l’interviewer avant qu'elle ne soit définitivement adoptée... Eh bien, c’est loupé ! Elle a été adoptée. Alors je lui ai demandé en quoi elle consistait, ce qui s’était passé et puis aussi, c'était un point extrêmement important, comment elle avait été adoptée ?

Francis Wurtz : Peut-être faut-il s'arrêter sur la procédure, qui est assez compliquée, d’adoption d'une directive, c’est-à-dire, en fait, d'une loi européenne.

Le premier temps, c’est la Commission Européenne qui fait un projet.
Ensuite, le deuxième temps : ce projet est étudié par le Parlement Européen, d'abord en commission puis en séance plénière. Le Parlement Européen est l'un des deux législateurs de l'Union Européenne (l’autre législateur est le Conseil des Ministres Européens) , et il étudie en premier la proposition de la Commission. Il peut l'amender, c'est-à-dire apporter des modifications, et ensuite il vote, c'est-à-dire que soit il rejette complètement le projet de la Commission Européenne, soit il adopte le projet modifié par ses soins.
Troisième étape, c'est le Conseil des Ministres qui étudie la proposition modifiée par le Parlement, et dit : " Avec telles modifications je suis d'accord, avec telles autres non, et moi-même j'apporte telles modifications, etc".
Ça, c'est ce qu'on appelle la première lecture. C'est-à-dire le premier passage auprès des deux législateurs, le Parlement Européen et le Conseil des Ministres.

Ensuite, on arrive à la deuxième lecture, c'est-à-dire que le Parlement Européen doit de nouveau se prononcer sur ce projet à nouveau modifié par le Conseil des Ministres. Il faut que les deux législateurs, Parlement Européen et Conseil des Ministres, trouvent un accord, à la virgule près, sinon la loi n'est pas promulguée. Donc le Parlement Européen étudie à nouveau cette directive modifiée par lui-même en premier lieu, par le Conseil des Ministres en deuxième lieu. Et si à ce moment-là le Parlement s'estime d'accord avec la mouture qui est sortie du Conseil des Ministres, il l’adopte et c’est réglé. S'il estime que c'est un texte totalement irrecevable, il peut rejeter le texte tel quel, et la directive n'existe plus. Ou alors, c'est le plus souvent le cas, il remodifie le texte issu du Conseil des Ministres.
Si, à ce moment-là, le Conseil des Ministres dit : « Ce texte n'est pas acceptable pour nous », dans ce cas-là s’ouvre la dernière étape, ce qu'on appelle la conciliation. C'est-à-dire une négociation qui peut durer jusqu'à 6 semaines, entre une délégation du Parlement Européen et une délégation du Conseil des Ministres. Et là, il faut négocier, pour trouver un consensus acceptable par les deux institutions. Et si on ne trouve pas, il n'y a pas de loi.

Maintenant, j'en reviens au cas de la directive Bolkestein.
D'abord, la Commission avait fait son projet en janvier 2004, c'est-à-dire il y a trois ans quasiment. Pendant des mois, on n’en a pas parlé. Ensuite, quand l'affaire a éclaté, il y a eu une réaction, mais seulement des milieux les plus politisés dans un premier temps, en juin 2004, au moment de la campagne électorale aux élections européennes. Et puis, en quelque sorte, l’information a circulé, et il y a eu une prise de conscience extraordinaire en mars 2005, juste avant le vote sur le projet de Constitution - qui a aidé à la prise de conscience. Si on avait voté à ce moment-là, je pense que la directive aurait été rejetée. Mais, les institutions n'ont pas mis ce projet à l'ordre du jour à ce moment-là. Il n’a été mis à l'ordre du jour qu'en février 2006, et non en mars 2005. Ils pensaient sans doute que tout le monde avait tout oublié. Il y a pourtant eu une forte mobilisation, je me souviens, une grande manifestation à Strasbourg le 14 février, et une autre précédente qui était également très grande, le 11 février. Et nous avons voté le 16.

Malheureusement, là, il y a eu déjà un compromis entre le groupe socialiste et la droite, qui est un compromis, à mes yeux, au rabais. Nous avions, mon groupe, la Gauche Unitaire Européenne, voté contre. Nous avions proposé le rejet et nous avions voté les amendements qui pouvaient améliorer la chose, mais nous avions voté contre ce compromis qui ne nous paraissait pas bon.

Ce texte est donc allé ensuite au Conseil des Ministres, comme je l’ai dit, lequel a accepté beaucoup de choses, évidemment, puisque c'était un compromis au rabais, mais a encore aggravé ce compromis, en particulier sur trois points :
- Le premier, c'est le droit du travail. Il y avait de la part du Parlement Européen au moins une chose positive, c’était l'exclusion claire et nette du droit du travail,
- l'exclusion claire et nette également des services sociaux du champ d'application de la directive.
Ces deux aspects deviennent beaucoup plus flous, dangereusement flous dans la version du Conseil des Ministres.
- Et puis, il y a un troisième point grave, c'est que le Conseil des Ministres a réintroduit un pouvoir considérable à la Commission Européenne de contrôle des législations nationales sur tout ce qui concerne les mesures que chaque État pourrait prendre, en quelque sorte, de protection vis-à-vis de prestataires de services d’autres pays membres. Le Conseil, donc, rétablit ce pouvoir exorbitant de la Commission, qui oblige les Etats à faire un rapport à la Commission, passer au peigne fin chaque législation, demander des autorisations, etc., etc. La première réaction des parlementaires a été de déposer des amendements, de demander, au minimum, au minimum, de retrouver ce qu'ils avaient eux même voté.

Et finalement, sur pression du Conseil des Ministres, les grands groupes, de nouveau, groupe socialiste et la droite, ont décidé de retirer tous leurs amendements et de voter le texte du Conseil des Ministres tel quel. Ce que j'ai appelé une capitulation. Donc, effectivement à ce moment-là, le Parlement Européen, majoritairement, a suivi cette ligne. Le Conseil des Ministres, évidemment, était heureux. Donc, les deux institutions concernées étant d'accord, la loi est définitivement adoptée. Maintenant, il va falloir l'introduire dans le droit national de chaque pays. Voilà comment ça s'est passé pour la directive Bolkestein. C’est un mauvais exemple de ce qu'il ne faut pas faire.

Pascale Fourier : Quand vous dites : définitivement adoptée, ça veut dire qu'il n'y a plus rien à faire ?

Francis Wurtz : Au niveau de cette directive, non. Mais, je pense que ça rend plus essentiel que jamais la remise en cause de l'ensemble des traités européens actuellement en vigueur. Pas seulement le projet de Constitution, que nous avons rejeté, mais les traités actuellement en vigueur, qui structurent l'Europe libérale, qui favorisent ce type de directives, et qui rencontrent le mécontentement de plus en plus large sans doute d’une majorité d'Européens. Donc, je dirai que, même si on avait gagné sur la directive Bolkestein, il aurait fallu continuer cette lutte, mais pour changer les traités. Je pense que la façon dont ça c'est passé rend encore plus légitime et plus urgent le fait de modifier en profondeur, d'exiger la remise en cause en profondeur des structures libérales de l'Europe actuelle.

Pascale Fourier : Ce que j'ai entendu dire dans les médias classiques, c’est que la règle du pays d'origine, c'est à dire que le fantasme, la peur du plombier polonais…

Francis Wurtz : Nous n'avons jamais utilisé l'expression du plombier polonais, il ne s'agit pas de donner prise à de la xénophobie. Le plombier polonais, comme n'importe quel autre travailleur est le bienvenu en France et dans les autres pays européens. Mais ce que l'on ne veut pas, c'est qu'il soit payé moins bien que les travailleurs dans le pays où il exerce. Ce qu'on ne veut pas, ce n'est pas le plombier polonais, c'est la mise en concurrence des travailleurs, c'est le dumping social, c'est de niveler par le bas les acquis sociaux les uns après les autres.

Alors, "règle du pays d'origine"... L'expression n'y figure plus. Mais, ce qui figure, c'est beaucoup plus pernicieux, ce sont des références multiples à ce qu'on appelle le "droit communautaire". Le droit communautaire, c'est-à-dire de la Communauté Européenne, c'est à la fois ce qui figure dans les traités, donc ces structures libérales qui y figurent, c'est aussi tout ce qu'on appelle la jurisprudence de la Cour Européenne de Justice. La Cour Européenne de Justice a des pouvoirs exorbitants de par les traités européens; elle peut interpréter les articles des traités, et à partir du moment où elle dit : " Voilà, c'est ça que veulent dire en fait ces articles", ça devient la loi, ça devient le droit communautaire. Et dans le droit communautaire, il y a de multiples textes qui le montrent, il y a la règle du pays d'origine. Dans certains textes, c'est dit comme ça... Dans le texte de la Commission datant de 99 - j’en possède un -, c'est clairement dit comme ça. Dans d'autres textes, ça n'est pas dit comme cela, mais c'est la même chose.

Et donc, la question est de sortir de cette obsession de la baisse des coûts salariaux, au nom de la compétitivité, au nom de la mondialisation, et pour cela, la mise en concurrence systématique des modèles sociaux, pour raboter en quelque sorte les acquis sociaux au profit de modèles sociaux plus pauvres.

Pascale Fourier : Il y a quelque chose que je n'arrive pas comprendre dans les velléités de ceux qui sont capables de voter ce genre de choses: si, effectivement, on baisse en permanence les salaires, si on génère à l'intérieur de l'Europe un dumping social, même interne à l'Europe, on va finir par aboutir à une forme de déflation salariale ?

Francis Wurtz : Absolument. Mais je pense que c'est, malheureusement, le but recherché. Si vous voulez, ceux qui dirigent actuellement l'Union Européenne, qui dominent les vrais centres de décision de l'Union Européenne, n’ont pas comme but la construction de l'Europe, ils ont comme but de faire les meilleures affaires dans une économie mondialisée. Et, comme dans le monde, vous trouverez toujours, toujours, des pays où les salaires sont beaucoup plus bas, où les droits sont beaucoup plus faibles, où les garanties n’existent pas, ils estiment que si eux doivent payer plus, donner plus de garanties, obéir à plus de règles, ils sont défavorisés dans la grande concurrence mondiale. L’expression favorite qui est dans cet esprit, dans les traités de l'union européenne, c’est «économie de marché ouverte où la concurrence est libre ». Si vous appliquez cela à la lettre, il n'y a plus d'Europe sociale possible. Il n'y a plus, même, de conception européenne. C'est tout simplement l'ouverture au grand vent de la concurrence mondiale. Il faut lutter absolument contre ça, y compris au nom même de l'idéal européen.

Pascale Fourier : Oui, parce que j'étais en train de me dire: "Mais des gens qui votent cela, comment pensent-ils que les entreprises vont avoir des débouchés ?". Parce que si c'est l'ensemble des salariés européens qui se trouvent avec des salaires abaissés...

Francis Wurtz  : Hélas, ils ont une réponse à cela. Une réponse inacceptable, mais une réponse à cela, et les entreprises le prouvent tous les jours. C'est que, pour eux, le marché, non seulement n’est plus national, mais n'est plus que européen, il est mondial. Donc, il y a des marchés qui s’ouvrent, je pense à la Chine, je pense à l'Inde… des marchés qui s'ouvrent, où la main d’œuvre ne coûte pas cher du tout, où les droits, pour le moment, ne sont pas très évolués, et où, en revanche, le nombre de consommateurs compense la relative faiblesse de leur pouvoir d'achat. Donc, à partir du moment où ils réalisent un chiffre d'affaire important, et surtout un taux de profit important, le reste les intéresse peu. Il y a une tendance lourde, je ne dis pas que tout le monde agit comme ça, mais il y a une tendance lourde qui va dans ce sens et qu'il faut coûte que coûte enrayer. Je dirais même que c'est la raison d'être de l'Europe, d'une construction comme celle-là, non seulement de protéger ses citoyens contre cette extraordinaire machine à broyer les acquis sociaux, mais même qu’elle use de son poids et de son influence pour faire valoir d'autres règles à l'échelle du monde. Voilà, à mon avis, ce qui est la vocation progressiste de l'union européenne, si on l’entend comme ça.

Pascale Fourier : Dans ce que vous disiez, je n'arrive pas à comprendre comment des instances européennes peuvent choisir le développement économique que vous dites. Parce que moi, ça me semble intrinsèquement amener à... à… comment on pourrait appeler ça ?... la chute de "l'empire européen"...

Francis Wurtz : Oui. Je pense qu'effectivement, pour un certain nombre de forces dirigeantes de l'union européenne, le but aujourd'hui quasi-exclusif, est de favoriser ce qu'ils s'appellent leurs champions européens, les grands groupes, les très grands groupes de taille mondiale. Et les aider, ça veut dire supprimer les entraves à leur libre circulation des capitaux, à leur libre-échange sur le marché mondial. Et par exemple, je vous donne une autre illustration : la commission vient de publier ce qu'elle appelle un livre vert sur la modernisation du droit du travail (un livre vert, c'est une consultation ouverte, une consultation parfois un peu superficielle, mais une consultation). La "modernisation du droit du travail".... : c'est-à-dire renier toutes les garanties de stabilité, c'est-à-dire multiplier la flexibilité, les contrats à durée déterminée, supprimer les garanties qui sont considérées comme étant des entraves au libre mouvement des grands groupes européens sur le marché mondial. Donc, c'est une conception de l'Europe qui n'a plus rien à voir avec les attentes de la grande masse des Européens.

Pascale Fourier : Et quand vous dites les "champions nationaux", les "champions européens", est-ce que ça a encore du sens quand on pense à la constitution du capital des grands groupes en question ?

Francis Wurtz  : Absolument. Cela dit, les grands groupes ont toujours quand même une base. Et ils bénéficient d’aides, sur le plan législatif, sur le plan financier. Vous savez, les grands groupes s’endettent auprès des banques et obtiennent, s’ils sont puissants, des conditions extraordinaires. C'est le pays de cocagne pour eux. Donc, ils ont besoin d'une base. Ça ne veut pas dire qu'ils ont, parmi leurs intérêts, la volonté de construire une entité démocratique ouverte aux citoyens. Non, pas du tout, non ! Ils estiment que tout cela c’est du temps perdu, de l'argent perdu et des contraintes inutiles que leurs concurrents n'ont pas. Il y a donc une contradiction d’intérêt fondamental entre la stratégie actuelle de ces grands groupes et la conception-même d'une construction européenne au profit des citoyens.

Pascale Fourier : Tout à l'heure vous disiez qu'il avait été donné à la commission possibilité quasiment de contrôle, que les gouvernements devaient leur rendre un rapport... c'est-à-dire ?...

Francis Wurtz : Chaque gouvernement devra rédiger un rapport sur l'état des lieux de sa législation pour prouver que rien ne reste dans les législations nationales qui puisse gêner la libre prestation des services par des prestataires d’autres pays membres de l'union européenne élargie. Quand je disais tout à l'heure que la dernière mouture de cette directive est très dangereusement floue sur, par exemple, le droit du travail ou les services sociaux, ce que je voulais dire, c'est que, y compris dans cette logique-là, le droit du travail ne serait plus totalement et exclusivement du ressort des Etats-membres. On pourrait estimer que, dans un pays, telles mesures sociales pourraient être considérées, par exemple par la Cour Européenne de Justice, comme une entrave à la libre circulation des capitaux. Par exemple, il y a un syndicaliste européen de la Confédération Européenne des Syndicats qui a dit : « Attention, il ne faut pas qu'un jour on nous dise qu’on n'a plus le droit de faire grève parce que ça nuit à la libre circulation des capitaux ». Vous voyez, c'est ça que j'appelais le flou dangereux.

Même pour les services sociaux, je peux vous donner un exemple. Il y a le cas de la Hollande, qui est pourtant un pays plutôt libéral, qui s'est vu attaquée par la Commission Européenne, la Cour de Justice, parce que l'État néerlandais avait subventionné des coopératives de logement social. Et ces coopératives, pour faire une sorte de péréquation en termes financiers, avaient loué certains logements vacants à des gens plus aisés pour que leurs loyers compensent les loyers moindres des gens moins aisés. Ils ont été condamnés pour abus de service public. Parce que c'est considéré comme un avantage tout à fait excessif donné à certains locataires. Ils ont dit : « Si vous avez des logements vacants, vous les vendez. Et avec cet argent, vous pouvez ensuite faire ce que vous voulez ». Donc, cette loi du marché exacerbé va complètement à l'encontre d'une conception sociale digne de ce nom aujourd'hui.

Je pense que c'est ça qui est au cœur, non seulement de la directive Bolkestein, mais de l'ensemble des structures de l'Europe libérale aujourd'hui.

Pascale Fourier : Une dernière toute petite question. Tout à l'heure, vous disiez : le Conseil a finalement élaboré la dernière mouture. Le Conseil, c'est bien l'émanation des gouvernements ?

Francis Wurtz : Absolument.

Pascale Fourier : Ils ne pourront pas nous dire qu'ils ne savaient pas...

Francis Wurtz : Non ! Certainement pas ! Le Conseil des Ministres a joué un rôle extrêmement fort, extrêmement négatif d'ailleurs, dans l'élaboration longue, laborieuse de ce texte.

Pascale Fourier : C'était Des Sous Et Des Hommes en compagnie de Francis Wurtz, député européen communiste. La commission européenne va encore nous réserver des surprises, je pense que vous saurez apprécier: la "directive postale", parce qu'il faut bien développer la concurrence, y compris pour l'envoi du courrier, et puis un projet de directive sur....le vin ! Vous saurez tout en allant à cette adresse : http://www.contrelesnaufrageursduvin.org/

Voilà. À la semaine prochaine!

 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 9 Janvier 2007 sur AligreFM. Merci d'avance.