Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 4 DECEMBRE 2001

Le chômage a une histoire.

Avec Gilles Balbastre, auteur du documentaire Le chômage a une histoire.

 

« Il n’y a pas de moyen plus violent de coercition des employeurs et des gouvernements contre les salariés que le chômage ».

Pascale Fourier : Voici les mots d’Henri Krasucki, qui était représentant de la C.G.T., qu’on a pu réentendre dans un documentaire de Gilles Balbastre, diffusé sur la 5ème, Le chômage a une histoire . J’ai rencontré Gilles Balbastre dans les locaux de Point du jour, la maison de production qui lui a laissé l’occasion – on peut dire cela - de faire un tel reportage, que j’ai vu et que j’ai trouvé admirable.

Votre documentaire est-il un documentaire engagé ?

Gilles Balbastre: Je ne dirais pas que c’est militant parce que tout est militant, tout est engagé ! Il y avait une journaliste du Monde T.V. - Le Monde T.V., vous savez, c’est le Télé 7 jours pour les classes moyennes – qui me disait : « Vous êtes un réalisateur engagé », et je lui disais : « Attendez, vous êtes engagée. Quand les gens vont faire leurs courses à Ikea, ils sont engagés dans un processus ! Tout le monde est engagé. »

Un film canalise d’une certaine façon et produit une analyse politique et économique du monde. Effectivement, si c’est ça être engagé, c’est engagé ! Et effectivement, c’est plutôt une analyse de gauche, une analyse objectivante du monde.

Pascale Fourier : C’est un film qui est bâti sur 2 épisodes. Le 1er va de 1967 à 1981, victoire de la gauche, et le 2nd de 1981 à 2001. Pourquoi avoir choisi cette césure ?

Gilles Balbastre : A l’origine, on voulait en faire trois : on voulait s’arrêter juste avant la victoire de la gauche en 1981 pour développer plus longuement d’une part les premières promesses de gauche – en tout cas, en termes économiques, keynésiennes -, c’est-à-dire un plan de relance pour la consommation appuyé sur des nationalisations, donc sur une main-mise des appareils de production banquiers, voire industriels de l’Etat. C’était quelque chose qui n’était pas aberrant au fond; les nationalisations, un peu, oui, mais le plan de relance, non ! En 1974, Chirac fait un plan de relance. Il embauche 40 000 fonctionnaires notamment des agents de France Telecom pour rattraper le retard du téléphone en France. On augmente les allocations familiales, les prestations sociales, et au fond c’est un plan de relance qui ressemble à celui de la gauche en 1981. Parce qu’à l’époque, on pense encore, jusqu’à grosso modo à Barre, que l’Etat a une importance. L’économie était encadrée par l’Etat. A l’époque, on pense que le laisser-faire du marché est dangereux, aberrant, et aussi bien des gens de droite que de gauche pensent ça. Et ce jusqu’en 1978. Donc on voulait s’arrêter en 1981 pour mieux montrer la trahison, le renversement.

Dans le second épisode on a voulu s’appesantir sur la rigueur de 1982-83, tournant qui a marqué au fond l’arrêt d’une autre vision du monde, d’une autre vision économique du monde. Et ça, c’est fondamental, parce qu’à partir de ce moment-là il n’y a plus de débat, puisqu’il n’y a plus qu’une économie. Grosso modo, ça a été les libéraux purs et les autres qui sont pour mâtiner ça d’humanisme entre guillemets. Au fond il n’y a plus de contestation possible de l’ordre économique établi, de ce que génère le capitalisme, c’est-à-dire une immense injustice, une immense mauvaise distribution des richesses, une appropriation de la richesse induite par le travail. Et c’est la base, ça : le travail induit la richesse. Le libéralisme, le capitalisme le transforment depuis tout le temps, mais avant il y avait une contestation. C’est pour ça que le capital n’a jamais autant prospéré depuis 20 ans. Ce n’est pas un hasard ! C’est parce que le travail, qui est la spécificité de l’homme et qui génère la richesse, eh bien ce travail-là n’est plus payé, ou moins bien payé, ou délocalisé quand les gens résistent un peu trop, ou après renvoyé à des sous-contrats genre « Contrats Emploi Solidarité », à la flexibilité, la précarité ( au fond ce sont des moyens de contourner le SMIC en France) ! Il n’y a plus de contestation : il n’y a même plus de salaire minimum.

L’appropriation de la richesse que génère le travail, c’est une vieille notion marxiste, mais qui est totalement mise de côté. Et c’est pour ça que le capital a prospéré comme jamais. C’est la défaite du salariat. Le chômage a permis de rogner peu à peu. Une fois que la gauche trahit, se retourne, ça permet de rogner les droits, les acquis, le minimum normal de ce à quoi les salariés ont droit quand ils produisent quelque chose.

Pascale Fourier : Vous insistez sur la trahison de la gauche, mais pas seulement des hommes politiques…

Gilles Balbastre : Les porteurs de valises… J’oserai ce parallèle. C’est pour ça qu’il y a 2 parties. Dans la 1ère, j’expose où en étaient les rapports de forces, la force de la classe ouvrière et des salariés. Les enjeux sont là. Peu à peu, ça s’est grignoté.Ce retournement est logique, parce qu’à un moment les masses populaires sont relativement conscientisées. Et il va falloir à travers ceux qui fabriquent de la violence symbolique, c’est-à-dire les intellectuels, les artistes, les journalistes, un retournement. Et ces gens-là, grosso modo, pour satisfaire d’abord leurs besoins, leurs acquis, leur carrière, vont trahir. Alors que dix ans auparavant ils s’appuyaient sur la classe ouvrière parce qu’elle était forte et qu’ils la soutenaient parce qu’ils en retiraient des plus-values, ils l’abandonnent dans sa détresse, son laminage : les plans de restructuration en février 1984, la sidérurgie, les mineurs, etc. Et au même moment, en février 1984, on fait « Vive la crise ». Et « Vive la crise », c’est un retournement idéologique avec Libération en tête.

Pascale Fourier : « Vive la crise », c’était l’émission qu’avait faite Yves Montand…

Gilles Balbastre : Et elle était coproduite par Libération, donc journal de gauche, avec Laurent Joffrin, le fameux Laurent Joffrin, qui a été il n’y a pas longtemps rédac chef de Libération, qui est rédacteur en chef du Nouvel Observateur. Et Laurent Joffrin écrit dans le supplément de Libération paru lors de cette émission : « Comme ces vieilles forteresses reléguées dans un rôle secondaire par l’évolution de l’art militaire, la masse grisâtre de l’Etat français ressemble de plus en plus à un château-fort inutile. La vie est ailleurs, elle sourd de la crise, par l’entreprise, par l’initiative, par la communication ». Et en même temps Montand commence en disant : « La crise ? Quelle crise ? Chez nous les choses n’ont pas l’air catastrophiques. Le problème, c’est que ces privilèges, nous y sommes tellement habitués que nous ne les remarquons plus ». Et à ce moment-là, c’est des dizaines de milliers de gens – à la même époque ! la même semaine ! - qui sont renvoyés, et qui se retrouvent dans une merde pas possible !

Comment ces travailleurs, comment ces salariés, comment ces ouvriers vont recevoir ça, par des mecs en face, par des intellectuels, par des journalistes, par des artistes qui font leur carrière parce que eux, ils vont avoir des plus-values, parce que eux, ils vont retirer de tout ça du capital économique : c’est des gens qui vont prospérer socialement ; ils vont retirer du capital symbolique : on va les voir partout, ils vont truster tous les médias, et même le monde de l’édition. Ils produisent des essais continuellement. Ces gens-là vont nous marteler de paroles. Et c’est à travers les intellectuels, à travers une fondation comme la Fondation Saint-Simon, à travers les syndicats comme la C.F.D.T.qui se retourne complètement, à travers la télé, des journaux, comme Libération, Le Nouvel Observateur, Le Monde qu’il y a une véritable propagande à cette époque qui martèle : « Il y a trop d’Etat ! Pas d’Etat-Providence ! A bas les services publics ! Il y a trop d’acquis ! Il faut plus de flexibilité », etc. A travers tous ces médias, à travers toutes ces paroles d’intellectuels et d’artistes soi-disant de gauche, il y a un profond reniement des valeurs de gauche. Ils ont trahi, et, au fond, ont servi leurs propres intérêts, et ça donne des choses aberrantes ! Et même maintenant ! Regardez ce que dit Jacques Julliard dans son journal qui est soi-disant un journal de gauche, Le Nouvel Observateur, dans son éditorial du 18 octobre : « Où étions-nous le 10 septembre ! Ah ! oui ! Les grèves de rentrée ! La grève saisonnière de la S.N.C.F. ! Un peu furtive en cet automne, c’est vrai, un peu honteuse, et même un peu minable… Les salaires, les retraites, les effectifs, les conditions de travail, l’éternelle ratatouille rassemblée de nos repas de famille… Cela n’est guère sérieux. » Voilà ce que peut dire quelqu’un comme ça ! Lui, il n’a pas de problème de salaire, il n’a pas de problème de conditions de travail, il n’a pas de problème de retraite ! Ca, ce n’est pas d’une violence extrême, énorme, inadmissible ? Ce n’est pas plus grave que des problèmes de violence de petits rebeu ou de petits blancs prolétarisés de banlieue, cette phrase-là qu’un intellectuel français soi-disant de gauche dit dans un journal ?

Il n’y a plus rien à attendre des médias, et des médias soi-disant de gauche. Il faut arrêter de les écouter. Il faut produire autre chose. On est un certain nombre, avec des gens comme Serge Halimi, à avoir fait un journal qui s’appelle Pour Lire Pas Lu, PLPL, qui est un journal qui attaque les médias. Il attaque July, Joffrin, Julliard etc. Il faut démonter tous ces gens parce que maintenant, il retourne sa veste après tout ce qu’il a pu dire en 1982, 1983, 1984, après tout ce qu’il a pu dire contre l’Etat. Il affirme aujourd’hui que la mondialisation est dangereuse. C’est gens-là sont capables de dire tout et leur contraire uniquement pour leur intérêt, uniquement pour s’en mettre encore plus dans les poches. IL faut que les gens de gauche, les salariés, ceux dont c’est l’intérêt arrêtent de les écouter, dénoncent ces gens-là. Ils peuvent se faire avoir par eux. Ce sont des faux intellectuels de gauche. Ils ont fait énormément de mal à la classe ouvrière, aux travailleurs, aux salariés dans leur ensemble.

Pascale Fourier : Vous avez choisi de ne pas donner beaucoup de témoignages de personnes dans la misère, le peu de témoignages est par contre très fort…

Gilles Balbastre : Les témoignages sont issus de regard de documentalistes et de réalisateurs. On est allé chercher des archives qui n’était pas forcément celles de la télévision contrairement à ce que j’ai lu comme critique dans Télérama ou dans les Inrockuptibles par exemple. C’est quand même normal que dans la grosse bouillie télévisuelle on ait réussi à sortir de temps en temps un ou deux documents intéressants. Ces journaux prétendent que cela montre la richesse de la télévision. C’est faux. Ils se trompent complètement. Il y a dans ce film un certain nombre de documents militants qui ne sont jamais passés à la télévision. Il faut dire cela. Effectivement, les paroles de gens sont montrées à travers ces regards, à travers ces travaux, à travers ces documentaires, voire ces téléfilms. Nous avons fait des interviews de protagonistes de l’époque, c'est-à-dire des hommes politiques qui étaient au gouvernement, de ministres, de responsables patronaux, de responsables syndicaux, voire de hauts fonctionnaires pour leur demander de se replacer dans l’époque et de revisiter leur prise de décision et de contexte dans lequel ils ont pris ces décisions. Cela permettait d’opposer leurs paroles pas forcément dans un souci poujadiste, tous pourris etc. mais de remettre au fond la grande faillite de ce système politique et la grande lâcheté aussi. La droite était plutôt keynésienne à l’époque. Elle n’est pas forcément pour le libre-marché. Elle est plutôt pour une intervention de l’Etat. C’est surtout la gauche qui renie ses valeurs profondes.

Pascale Fourier : Le chômage est-il un problème pour la société, et même, est-il un problème pour les chômeurs ? Comment se fait-il que le chômage ne soit pas présenté comme un problème pour la société ? Quelles sont les raisons pour lesquelles les chômeurs ne sont pas entendus alors qu’il y a un nombre très important ?

Gilles Balbastre : Il y a eu quand même des documents, des interviews de chômeurs. Mais ce que le chômage a permis et permet, c’est surtout le repli des luttes, le fait que les salariés se retrouvent soit culpabilisés parce qu’ils ont un travail. La phrase de Krasucki à la fin du film est d’une grande banalité, mais au fond, elle résume assez bien : c’est vrai qu’il n’y a pas de force plus grande que le chômage pour attaquer les droits des gens, des salariés. Le chômage permet surtout d’installer les salariés dans une insécurité, dans la première des violences qui est la violence économique, dans l’insécurité économique. On nous rebat les oreilles sur l’insécurité, mais la première d’entres elles est l’insécurité économique. Il y a non seulement les chômeurs, mais aussi les salariés qui sont dans une situation précaire. Même parfois des CDI (contrats à durée indéterminés) se retrouvent dans des positionnement précaires parce qu’ils ont peur. C’est ce que montre le sociologue Serge Paugam qui a écrit un livre sur les salariés précaires. Il montre que même les salariés intégrés se retrouvent à être précaires parce que le libéralisme provoque une énorme insécurité. C’est résumé par Pompidou qui dit en 1976 : « Patrons, commerçants, vous allez vivre dans l’insécurité permanente maintenant à cause de l’ouverture des frontières. Vous étiez dans le cocon d’une économie protectionniste, avec un Etat qui vous protégeait ».

Cela avait pourtant été la grande force des économies occidentales. C’était l’Etat-providence d’après-guerre. C’était cela qui a créé de la richesse. C’est également par la mise en place de la Sécurité Sociale, par les acquis, le chômage, les Assédics, l’Unédic. Tout cela a permis d’enlever la classe ouvrière, c'est-à-dire la majorité des gens, de la paupérisation. Cela leur a permis de vivre dans plus de sécurité. Donc, au fond, de mieux produire, que leur travail engendre beaucoup plus de richesse. Ils ont pu alors consommer parce qu’ils avaient un peu plus d’argent. C’est comme cela que la richesse est arrivée en Europe et en occident. Il n’est pas question non plus de ne pas réformer cet Etat-providence malgré tout. Mais cela doit être fait de façon beaucoup plus démocratique, pas le réformer dans le sens des libéraux bien sûr.

Mais il ne faut oublier que cela a permis de protéger les petits, surtout les petits, c’est-à-dire la masse des gens. Au fond, tout le discours libéral consiste à ramener dans l’insécurité tous les gens : les chômeurs, mais aussi les autres, ceux qui travaillent. On arrive alors dans les travaux de quelqu’un comme Loïc Wacquant par exemple, le sociologue proche de Bourdieu qui a écrit Les prisons de la misère aux éditions Raisons d’agir. Il montre que les plus franges les plus prolétarisées, les marges du prolétariat actuel, est un prolétariat ouvrier ou employé dans le tertiaire, comme dans les centres téléphoniques par exemple, tout ce qui est la petite restauration, le commerce, l’hôtellerie, le bâtiment. Tous les emplois peu qualifiés, mal rémunérés, mal protégés sont dans l’insécurité et dans la violence. Et cette violence sort ensuite. Elle sort dans les violences urbaines, sur les enfants. Il ne faut donc pas oublier de parler de la première violence, celle que génère ce système, celle que génère le libéralisme par la casse des protections, et au fond qui a permis le chômage. Cela a isolé les gens, cela a cassé le collectif, c’est un système qui a très bien fonctionné. C’est vrai que ce que dit Krasucki est tout à fait juste.

Pascale Fourier : Quelle lueur voyez vous dans tout ça ?

Gilles Balbastre : La lueur d’espoir est d’abord de remettre de l’Histoire, c'est-à-dire de l’historicité aux choses. C’est de montrer que tout n’a pas été tout le temps pareil. La première partie du film était plus axée sur le rapport de force, sur le pouvoir que pouvait avoir la classe ouvrière : « Il n’y a pas de moyen plus violent de coercition des employeurs et des gouvernements contre les salariés que le chômage. Aucune répression physique, aucune troupe qui matraque, qui lance des grenades lacrymogènes, rien n’est aussi puissant comme moyen contre le volonté d’affirmer tout simplement sa dignité, d’affirmer la possibilité d’être considéré comme un être humain » disait Krasucki. Il y avait un vrai rapport de force à l’époque. L’espoir est de remettre une telle perspective, et notamment pour les jeunes. Le libéralisme n’est pas quelque chose de naturel. La marge ne se situe pas entre un libéralisme sauvage et un libéralisme humanisé. Il y a déjà d’autres enjeux, d’autres questions, d’autres interrogations, d’autres positionnements. De se rappeler cette histoire, cela rappelle aux jeunes qu’il y a eu d’autres paroles qui ne sont pas forcément ringardes, qui représentaient des forces, des combats pour des mondes qui étaient quand même meilleurs. Cela est important. L’Histoire n’est pas finie. Je dis souvent que 30 ou 40 ans avant la Révolution française, la monarchie était naturalisée. On ne pensait pas à changer de système politique. Ils avaient réussi à naturaliser un système politique qui pouvait quand même être démonté comme l’a prouvé la révolution française. Le libéralisme est très fort, le capitalisme est très fort. Il y a un siècle, il était aussi virulent, puissant et sauvage. Il est là, mais l’époque n’est pas écrite, il peut être combattu. A mon avis, il faut même qu’il soit combattu radicalement et pas uniquement en l’humanisant. Je m’inscris dans un combat fort, anticapitaliste, et pas vaguement social-démocrate ou social-chrétien. C’est ce système qui génère de la violence, du malheur, des guerres, des conflits. Ce n’est effectivement pas aussi simple de le changer. Il ne suffit pas de dire cela pour mettre en place aussi facilement un autre système qui respecte l’être humain : on a vu ce que cela a donné dans les pays de l’Est.



 

 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 4 Décembre 2001 sur AligreFM. Merci d'avance.