Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 7 MARS 2002

L'accès des pays du Tiers-Monde aux traitements contre le Sida.

Avec Paul Benkimoun, médecin de formation et journaliste spécialisé sur les questions de santé au journal Le Monde

 

Pascale Fourier: Tous les 1ers décembre, quand je lis le Monde, j'ai droit à la fameuse première page qui m'annonce que la situation, pour ce qui concerne le sida, dans les pays du tiers-monde en particulier, est catastrophique. J'y ai droit absolument tous les ans ! La dernière fois que je l'ai lu, j'ai appris qu'il y avait 42 millions de personnes séropositives dans le monde. Mais j'apprends aussi, au fur et à mesure de mes lectures, qu'il y a des négociations au sein de l'OMC sur l'accès des pays du Sud au traitement du sida: j'ai cru comprendre que les choses n'étaient pas simples,que, ces derniers temps, les Etats-Unis avaient une position quelque peu contestable... On va essayer de comprendre tout ça ensemble...
Si on revient un petit peu sur les chiffres : "42 millions de personnes infectées dans le monde", mais combien dans le Tiers-Monde ?

Paul Benkimoun: Le rapport est assez caricatural : plus de 90 % des personnes porteuses du virus du sida vivent dans le Tiers-Monde. Et c'est vrai qu'en particulier le continent le plus lourdement touché est l'Afrique. Mais les dernières statistiques qu'avaient fournies les institutions internationales montraient que, malheureusement, des pays tels que l'Inde, le Pakistan, la Chine, la Russie, ..., étaient des pays dans lesquels l'épidémie était en train d'exploser. Vraisemblablement, ça ne changera pas le rapport global : les pays riches restent très minoritairement infectés par rapport au reste de la planète, mais, simplement, ce qui était jusqu'alors une "catastrophe africaine" risque de devenir véritablement une "catastrophe du Tiers-Monde", mais pas seulement ça. C'est pour ça que, malheureusement, je crains que vous ayez encore quelques 1ers décembre devant vous à lire des nouvelles un peu démoralisantes.

Pascale Fourier: Actuellement le sida fait 8.000 morts par jour !

Paul Benkimoun: Effectivement, c'est considérable. Il y a quelque chose de terrible, voire de cynique, dans cette comptabilité. Il suffit de le comparer à ce que représente une ville de 8.000 habitants. C'est révoltant ! On a beau écrire de manière mesurée, c'est révoltant de se dire qu'on a une situation où des villes sont rayées de la carte tous les jours alors qu'on a pourtant des traitements. Ils ne guérissent pas la maladie, on le sait bien, mais ils font en tout cas que les gens ne meurent plus inéluctablement, rapidement, en quelques années, mais qu'ils peuvent avoir une espérance de vie quasiment normale (c'est ce que nous voyons dans des pays comme le nôtre). Malheureusement les gens meurent parce qu'ils n'ont pas accès à ces traitements, parce qu'ils n'ont pas accès à un système de santé dans les pays où ils vivent qui soit capable de leur assurer le minimum, et parce que les efforts qui ont pu être faits, les avancées (il y en a heureusement) avec la baisse du prix de ces traitements, ont été insuffisants jusqu'à présent.

Pascale Fourier: Il y a 230.000 personnes qui bénéficient d'une trithérapie dans le Sud, c'est ça ? 230.000 sur 42 millions ?

Paul Benkimoun: Disons que l'Organisation Mondiale de la Santé (l'OMS) avait évalué à 6 millions le nombre de personnes séropositives dont l'état de santé nécessitait la mise sous traitement. C'est une évaluation, disons... "minimaliste", mais qui se voulait raisonnable, pragmatique, quelque chose d'accessible - on ne va pas demander tout, tout de suite -. En regard de ce chiffre on ne peut malheureusement aligner que cet autre chiffre, quasiment dérisoire, de 230.000 personnes, et encore ! La directrice générale de l'OMS faisait remarquer l'été dernier que la moitié de ces personnes séropositives sous traitement ont, entres guillemets, "la chance" d'être brésiliennes. Parce qu'au Brésil existe un programme national public de lutte contre le sida et d'accès au traitement qui fait qu'il y a effectivement 110.000 brésiliens qui sont sous traitement. On mesure donc pour le reste du tiers-monde, Brésil exclu, que c'est une minorité absolument infime ! Et encore ! On pourrait dire qu'au sein de cette minorité, dans un certain nombre de pays, ce sont les gens qui peuvent se l'offrir qui ont accès à ce traitement.

Pascale Fourier: Pourtant la solution semblerait extraordinairement simple : nous, on a beaucoup d'argent pour payer cher nos médicaments... ; dans les pays du sud, ils n'ont pas beaucoup d'argent: donc on n'a qu'à leur faire des médicaments très peu chers!! C'est quoi finalement le problème ? Pourquoi cela ne se fait-il pas ?

Paul Benkimoun: Eh bien, ce que vous dites, c'est ni plus ni moins que le discours que tient Bill Clinton. Quand, en juillet dernier, se tenait la Conférence Internationale sur le sida -qui se tient tous les deux ans, qui rassemble aussi bien des scientifiques, que des associations, que des politiques - donc Bill Clinton a expliqué : "Il faut que les pays du Tiers-Monde nous présente la note". C'est aussi ce que les Nations Unies ont fait lorsque, en juin de l'année 2001, elles ont tenu une assemblée générale consacrée au sida. Il faut se rendre compte que c'était la première fois aux Nations Unies qu'une assemblée générale était organisée sur une question de santé ! Comme on le sait à présent, depuis, en gros, l'année 2000, les Etat-Unis et, à leur suite, le Conseil de Sécurité des Nations-Unies, considèrent finalement que le sida est une question de sécurité internationale. Donc en juin 2001 s'est tenue cette assemblée générale qui a lancé un fonds mondial chargé de lutter à la fois contre le sida et contre deux autres maladies : le paludisme et la tuberculose. Pour indication : il y a un peu plus de 3 millions de décès par an dus au sida, plus de 2 millions par an dus à la tuberculose; donc voilà, disons que les maladies infectieuses causent 10 millions de morts par an... Donc on a fait un fonds. Ce fonds, d'après les évaluations d'économistes, devrait être doté de 10 milliards de $ pour répondre aux besoins. Aujourd'hui, malheureusement, il n'a recueilli qu'un petit peu plus de 2 milliards de $. On est donc loin du compte !

Pascale Fourier : En lisant les journaux, j'ai cru comprendre qu'une des raisons qui fait qu'on ne peut pas laisser un accès plus large ou, disons, une possibilité d'avoir accès à des médicaments contre le sida à bas prix, était que les laboratoires privés, qui font de la recherche pour trouver des médicaments contre le sida ou les autres maladies dont vous parlez, ont absolument besoin d'argent pour faire de la recherche. Donc si on fait des médicaments à bas prix pour les pays du Tiers-Monde, il y aurait moins d'argent pour la recherche et celle-ci péricliterait. Est-ce un argument valable ?

Paul Benkimoun: L'argument n'est pas à réfuter comme ça, du revers de la main. C'est vrai que les laboratoires pharmaceutiques sont des entreprises. Ils n'échappent pas aux lois générales du marché. Effectivement, quand vous discutez avec des représentants de l'industrie pharmaceutique - moins les Français (parce que les Français ont un peu tendance à avoir un discours angélique) - ...les Américains, par exemple, vous disent : " Nous on a des actionnaires. Ils ont investi de l'argent. Ils attendent donc un retour sur leurs investissements. Par ailleurs, si on affaiblit le système de protection de la propriété intellectuelle - en un mot : si on supprime les brevets, si on les attaque trop... - eh bien, finalement, les entreprises ne pourront pas dégager les profits qui permettent de mener de nouvelles recherches. Or on sait qu'on continuera d'avoir besoin de nouveaux médicaments donc il ne faut pas toucher au système". Cet argument n'est donc pas totalement dénué de fondement. Ce serait valable si on discutait d'entreprises qui fabriquent des voitures, des CD, des jouets... Mais là, il y a quand même quelque chose qui coince ! C'est qu'on ne peut pas considérer les médicaments comme une marchandise comme les autres. Parce que c'est un besoin élémentaire ! On se retrouve finalement dans une espèce de contradiction. C'est vrai, il y a des nécessités économiques. Mais est-ce qu'on peut admettre que, si on a les moyens, on sera soigné, et que, si on ne les a pas, on ne sera pas soigné... ? C’est donc une logique d'ensemble. Mais encore une fois, il n’y a pas que l’industrie pharmaceutique qui a dû baisser ses prix sous la pression de l’opinion de façon très significative, les Etats ont aussi leur responsabilité. Notamment les Etats du Tiers-Monde comme le Brésil dont on a parlé tout à l’heure qui ont dû céder sous la pression d’associations de maladse. Beaucoup de pays n’en ont pas fait autant. Il y a également la responsabilité des gouvernants des pays les plus riches qui, ont le voit notamment avec la question du fonds, ne mettent pas la main à la poche comme ils devraient le faire.

Pascale Fourier: Vous voulez dire que certains pays du Sud devraient être plus courageux ?

Paul Benkimoun: Je pense qu’ils devraient d’une part avoir une répartition budgétaire qui fasse que la santé ne soit la 5e roue du carrosse. Un homme d’Etat, quel que soit le pays où il se trouve, a des devoirs et notamment la santé publique. D’autre part, il y a aussi certaines situations caricaturales, voire même scandaleuses, comme certains hommes politiques... en l’occurrence le président d’Afrique du Sud Tabombeki dont les discours sur la question du sida sont pour le moins aberrants d’un point de vue scientifique et irresponsable d’un point de vue politique. Ce pays qui, à l’heure actuelle, a le nombre de personnes séropositives le plus important avec 20 millions de personnes séropositives, continue de mettre des bâtons dans les roues pour l’accès aux médicaments. Alors que l’Afrique du sud, ce n’est pas le Mali!! C’est un pays qui a quand même des richesses, qui a quand même des infrastructures sanitaires, même si ce n’est pas dans tout le pays, et qui a aussi quelques capacités de productions pharmaceutiques.

Pascale Fourier: Justement, en parlant de production pharmaceutique, il y a certains pays du Sud tel que le Brésil que vous citiez tout à l’heure qui se sont lancés dans la production de génériques. Comment fonctionne cette histoire-là ? Passent-ils outre les histoires de brevets ?

Paul Benkimoun: Les Brésiliens se sont toujours défendus de violer la législation sur les brevets en vigueurs dans leur pays. Il y a en fait une législation qui dit que les médicaments dont le brevet a été enregistré jusqu’à telle date peuvent faire l’objet d’une copie, d’un médicament générique identique en tous points, d’aussi bonne qualité et aussi efficace. Pour l’essentiel des médicaments utilisés pour traiter les personnes infectées par le virus du sida, les Brésiliens ont soit produit les médicaments eux-mêmes, soit agités la menace de produire eux-mêmes pour obtenir des laboratoires internationaux, des multinationales, un prix qui corresponde finalement au prix que cela coûterait au brésil. La Thaïlande a également engagé la production de médicaments génériques. Elle a même réussi à faire ce que l’industrie pharmaceutique internationale n’a pas réussi à faire, précisément parce qu’il y des laboratoires concurrents : ils ont fait une trithérapie, la combinaison de trois médicaments dans un seul comprimé. Finalement, avec une prise d’un comprimé par jour, le malade a son traitement au lieu de multiplier les prises. Cela est possible lorsqu’il y a une politique publique.

Pour le cas de l’Inde, c’est un système différent. Ce sont des producteurs privés. L’inde n’a pas de programme national vu que c’est un Etat fédéral. Il y des Etats de l’Inde qui ont un programme et d’autres qui n’en ont pas. Mais il y des pays pour lesquels il n’y a pas grand'chose. En Afrique, le Sénégal, qui n’est vraiment pas l’un des pays les plus touché (le taux d’infection est beaucoup plus faible que d’autres pays, y compris la Côte d’Ivoire) a un programme qui démarre. Il est forcément lent à se mettre en place, il a de petits effectifs de personnels et de malades traités, mais un effort est fait parallèlement à tous les efforts de prévention. Parce qu’il ne faut tomber de l'autre côté du cheval pendant des années.... Pendant des années, les institutions internationales ont considéré qu’il suffisait de faire de la prévention parce que l’accès au médicament n’était pas réaliste; . Il ne faudrait abandonner la prévention parce que les personnes infectées disposeraient aujourd’hui des traitements: il faut aussi la prévention.

Pascale Fourier: Lors de la réunion de l’OMC à Doha, l’ensemble de la communauté internationale s’était mise d’accord sur le fait que des génériques puissent être produits, comme les expériences dont vous nous parliez, ou ce n’était pas exactement cela ?...

Paul Benkimoun: La conférence de Doha était interministérielle. Les ministres de l’économie des pays membres de l’OMC se sont réunis. Il faut savoir qu’il y a le débat propre sur les médicaments, mais il y a également tout un cycle de négociations qui était bloqué, on s’en souvient peut-être, à Seattle. Tout était bloqué du fait des protestations. Sur la question de l’accès aux médicaments, la conférence de Doha en novembre 2001 était destiné à débloquer les choses. Lors de cette conférence, on règle finalement les questions des accords de propriété intellectuelle qui existent en disant que notamment, pour les pays qui produisent des génériques, on va donner une date butoir pour leur production. Mais à priori, là il y a des interprétations différentes, mais disons que les interprétations les plus restrictives disent que c’est « pour leur marché intérieur», pour leur propre pays. Et on donne mandat dans le même temps a des structures de l’OMC pour parvenir à un accord satisfaisant pour les pays les plus pauvres qui ne disposent pas de capacité de produire eux-mêmes des médicaments. Il y avait une date butoir : fin de l’année 2002. Elle a été dépassée sans que l’on soit arrivé à un accord précisément parce que, schématiquement, on a les pays du Tiers-monde qui disent : "Il y a des textes sur les propriétés intellectuelles qui prévoient des exceptions pour permettre à des pays soit de produire eux-mêmes, soit d’acheter sur le marché international au prix le plus bas possible", qui veulent faire jouerà plein ces disposition, les Etats-Unis ne veulent pas de celal et ont une conception extrêmement restrictive, ils ne veulent pas que les médicaments produits dans le Tiers-Monde soenit destinés à l’exportatio, et les Européens ont une position entre les deux.


Pascale Fourier: Le problème est compliqué alors... Vous me racontiez hors- micro une histoire dans laquelle les Etats-Unis qui ne veulent pas lâcher l’affaire sur le sida se sont débrouillés pour user de cette possibilité de passer outre le droit des brevets quand il s’était agit de combattre l’anthrax...

Paul Benkimoun: En effet, les Etats-Unis, qui voulaient même régler devant l’OMC le contentieux avec le Brésil pour sa politique de générique,.... A la suite des attentats du 11 Septembre, il y a des alertes à l’anthrax. Pour soigner l’anthrax, il faut des antibiotiques. Les Etats-Unis comme d’ailleurs le Canada négocient avec un laboratoire d’origine allemande nommé Bayer des stocks d’antibiotiques considérables, des millions et des millions de comprimés. Les discours qu’a tenue à l’époque le ministère de la santé étaient au moins aussi radicaux que ceux que des dirigeants du Tiers-Monde peuvent tenir. C’était a peu près du style : S’ils pensent que l’on va acheter au prix où ils nous le proposent, ils se mettent le doigt dans l’œil. Ils doivent baisser leurs prix sinon on casse le brevet et on produit nous- mêmes". Finalement, le laboratoire a obtempéré bien entendu, mais cela a beaucoup frappé tous ceux qui suivaient toutes ces questions : lorsque les Etats-Unis sont confrontés à une urgence sanitaire, ils n’hésitent pas à faire ce qu’ils essaient d’empêcher les autres de faire vis-à-vis du sida et des autres maladies....

Pascale Fourier: Est-ce que l’on peut entre apercevoir une sorte de bout du tunnel. Quels espoirs peut-on avoir ?
Est-ce que pendant 40 ans encore, je vais lire la même une du Monde le 1er décembre ?

Paul Benkimoun: J’aimerais vous dire non bien évidemment et vous dire non le plus vite possible. D’une part, il y a cette initiative des Nations-Unies de créer un fonds:il va donc y avoir de l’argent qui va aller en direction des pays qui en ont besoin même si on est très loin du compte par rapport à la réalité. On sait que Georges Bush a annoncé 10 Milliards de dollars supplémentaires, probablement parce que ça va lui laisser les coudées franches pour faire d'autres dépenses guerrières. Mais sur ces 10 Milliards supplémentaires, 1 milliard va aller au fonds ; les 9 autres milliards sont de l’aide bilatérale américain, et on peut se douter que cela fera plutôt appel à des laboratoires pharmaceutiques américains qu’à des médicaments génériques. C’est la première initiative. La deuxième initiative vient d’une organisation comme Médecins sans Frontière avec l’Institut Pasteur et des chercheurs dans le mondequi lancent un appel qui s'appelle: Médicaments contre les maladies négligées. Le sigle anglo-saxon est DND. Cette initiative vise des maladies encore plus oublier que le sida, la tuberculose ou le paludisme comme la maladie du sommeil par exemple. Elle cherche à mettre en relation des chercheurs et des moyens de développer des nouveaux traitements pour ces maladies qui sont pour le coup totalement négligées. Il y a également une chose élémentaire et c’est ce que vous faite avec votre émission, c’est d’en parler. C’est de faire en sorte que ces sujets qui étaient ignorés du grand publique avant 1998-1999 percent dans les médias, soient connus du public. On a eu la chance que cela entre en résonance avec un rejet à l’échelle internationale d’une certaine mondialisation, et donc de faire en sorte de comprendre les mécanismes internationaux qui font que l’on laisse une catastrophe se dérouler et empirer.

Pascale Fourier: ... et on peut également s’informer en lisant votre livre : Mort sans ordonnance publié en 2002 chez Hachette Littérature. On peut également consulter le site internet de Médecins sans frontière, www.msf.org


 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 7 Mars 2003 sur AligreFM. Merci d'avance.