Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 21 MARS 2003

Recherche de la compétitivité internationale, mondialisation: une machine infernale? (2/2)

Avec Alain Caillé, sociologue et directeur de la revue du M.A.U.S.S.

 

Pascale Fourier : Et nous sommes, comme la semaine dernière, en compagnie d’Alain Caillé qui est sociologue et directeur d’une revue qui s’appelle : la revue du M.A.U.S.S. (Mouvement Anti Utilitariste en Sciences Sociales.M.A.U.S.S).
La semaine dernière, je suis sortiedes studios déprimée comme c’est difficilement permis de le dire. J’avais finalement eu l’impression que la mondialisation libérale était une espèce d’énorme système qui broyait un petit peu tout sur son passage, une espèce de machine infernale, on pourrait dire, et qui semblait s’être imposée à nous ou nous avoir été imposée: est-ce que je me trompe ? ou…. Mais est ce que ça nous a été imposé ?

Alain Caillé : Est-ce que ça nous a été imposé ? J’ai peur, si je vous répond ce que je pense, que vous ne soyez encore plus déprimée. Mais tant pis, allons-y pour un petit coup de déprime supplémentaire. Et personnellement, j’ai tendance, c’est peut-être mon caractère, à penser qu’il vaut mieux faire un tableau un petit peu noir des choses pour après voir comment on peut essayer de rebondir. Donc, approfondissons la déprime. Si je pense que la réponse à la question que vous posez risque de vous déprimer encore un petit peu plus,c’est parce que, oui cela nous a été imposé, d’une certaine façon. Mais comme très souvent, ce qui est imposé ne s’impose que parce que cela rencontre aussi une certaine adhésion. Qu’est-ce qui a été imposé, qu’est-ce qui rencontre de l’adhésion ?
Bien, ce qui a été imposé, je crois que j’ai essayé de le dire la semaine dernière, c’est cette vision toute économiste du monde, cette idée que l’être humain n’est qu’un agent économique, c'est-à-dire un individu rationnel maximisateur, séparé des autres agents humains. Egoïste ou pas égoïste, ce n’est pas tellement le problème; il est indifférent aux autres et il ne cherche qu’à maximiser sa propre fonction d’utilité, comme diraient les économistes. Bien, ça c’est ce que nous, nous avons constaté à la revue du M.A.U.S.S. dans les années 80. C’est pour cela qu’on a fondé la revue. Pour réagir contre ce courant de pensées qui devenait absolument … qui faisait un raz de marée dans les sciences sociales et en philosophie politique. C’était une véritable révolution intellectuelle que je résume en deux mots pour bien camper le paysage. Au fond, pendant deux siècles, il a régné une espèce de division du travail simple entre les diverses sciences sociales. Les économistes disaient, « nous allons mettre en œuvre notre modèle de l’homo-economicus, c'est-à-dire la représentation du sujet humain comme une machine à calculer, indifférente aux autres. Ce modèle, nous savons qu’il n’est pas vrai dans l’ensemble, mais il est suffisamment efficace pour expliquer ce qui se passe sur les marchés des biens et services ». Mais nous savons qu’il existe d’autres types d’êtres humains que l’homo-economicus, il existe aussi un homme éthique : un homo-ethicus, un homme religieux : homo-religiosus, un home politique : homo-politicus etc etc….Ce qu’on voit dans les sciences sociales à partir des années 70-80, c’est au contraire l’affirmation que finalement, tout bien pesé, toutes ces différentes figures un peu baroques de l’homme éthique, de l’homme religieux, de l’homme social, de l’homme politique, tout ça ce sont des vieilleries. Et que la vérité profonde de toutes ces facettes de l’humain, c’est l’homme économique, l’homme calculateur, rationnel. Ca, c’est l’idée qui s’impose dans les sciences sociales, en philosophie politique avant de s’imposer dans la réalité. Si elle s’impose, je rejoins votre question, ce n’est quand même pas totalement de l’extérieur, c’est toujours pareil, il y a peut être une forme de servitude, mais il y a une dimension de servitude volontaire qui fonctionne dans cette affaire-là.
Pourquoi est-ce que ça s’impose ? Pourquoi est-ce que ça triomphe ? Eh bien déjà, on l’a dit la semaine dernière, parce que les idées contraires qui se condensaient, qui se cristallisaient notamment dans le marxisme, ont subi une défaite historique colossale. C’est une première raison négative. Mais c’est aussi parce que, à travers l’imaginaire de l’homme économique, ce qui triomphe, ce sont les valeurs d’individualisation. C’est donc des valeurs qui sont, à certains égards, au cœur de l’idéologie démocratique. L’idéologie démocratique, c’est une combinaison des valeurs de libertés individuelles d’une part et des valeurs d’égalité d’autre part. Personnellement, je pense que les deux doivent s’équilibrer. Je pense que l’imaginaire de la gauche privilégie les valeurs d’égalité sur les valeurs d’individualités, mais ces valeurs d’individualités sont partagées par les modernes; d’ailleurs on voit bien, tout le monde veut s’individuer, s’autonomiser, c’est la valeur centrale. Et au bout du compte, que ça nous plaise ou non, et ça pause des sacrés problèmes, si nous voulons tous revendiquer la maîtrise individuelle sur notre propre destin, si nous voulons décider de tout en tant qu’individu, alors la seule machine à décider de tout, en tant qu’individu, c’est le marché ! Et il se produit donc une conjonction, - je sens que vous allez être de plus en plus déprimée- , il se produit donc une conjonction troublante et sacrément problématique entre les valeurs révolutionnaires et les valeurs du capitalisme.

Pascale Fourier : Mais pourtant on s’aperçoit bien que le système finalement ne fonctionne pas, en tous les cas ne reçoit pas l’assentiment de la majorité, en tous les cas suscite un certain nombre d’oppositions. Comment se fait-il que, néanmoins, il continue ? Comment ça se fait que ce système continue de perdurer ?

Alain Caillé : Excusez-moi mais je ne comprends pas bien ce que vous dites là, quand vous dites qu’il suscite certaines oppositions. Oui, je veux bien, mais de qui ? Lesquelles ? Où ça ? Quand ? Tout le monde n’est pas satisfait à commencer par vous et moi, ça c’est entendu. Mais on ne voit pas pour l’instant, même s’il y a bien sur énormément de mécontentements et notamment dans les pays où la dégradation économique est considérable ( ce qui n’est pas encore le cas en France, même si le chômage a recommencé à exploser).... Bon, tout le continent latino-américain, l’Afrique, tous ces pays sont des pays en voie de catastrophe économique rampante. Donc qu’il y ait des oppositions, bien sûr, mais moi, ce qui me frappe, c’est que ces oppositions ne réussissent pas à former système, pour employer l’expression que vous aviez utilisée lors de la dernière émission, à former un système de valeurs, un système idéologique, une vision politique suffisamment cohérente pour rassembler tous les mécontentements qui sont des mécontentements extrêmement divers.

Pascale Fourier : Des sous et des hommes en compagnie d’Alain Caillé qui cette fois me fait toucher le fond le plus absolu. Je suis au bord du suicide. Alors est-ce qu’on pourrait pas essayer de voir plutôt qelles sont les possibilités de luttes, les possibilités de changements face à tout cela ?

Alain Caillé : Oui, mais pour le suicide, attendez au moins la fin de l’émission. On va voir si on peut imaginer quelque chose. Je crois qu’une des raisons principales de la décomposition relative des idées de gauche, de l’imaginaire progressiste de gauche s’opposant à ce que j’appelle pour ma part, le méga-capitalisme ....et une des raisons du triomphe de ce méga-capitalisme dont nous n’avons pas parlé jusqu'à présent, c’est le changement d’échelle. C’est évident que face à un capitalisme qui est de plus en plus mondialisé, l’échelle politique des Etats-nations traditionnels est de plus en plus mal placée. Ce n’est pas que l’on puisse rien faire mais il y a une espèce de hiatus, de discordance. Si on dit ça, eh bien la voie d’un pan de la solution je crois se dessine puisque le capitalisme est mondialisé. Il faut faire émerger des forces, des contres-pouvoirs, des forces de contestations qui soient également mondialisés. C’est la grande idée qui préside à tous les rassemblements, à tous les forums sociaux de Porto-Alegre, de Florence etc…Tout le monde sait bien qu’il y a un espoir à chercher du coté de la formation d’une société civile, que j’appellerais une société civile mondiale associationniste. Alors, cela étant, la question c’est d’abord quelles sont les perspectives de cette société civile associationniste et est-ce que se sera suffisant. Est-ce que cet échelon mondial sera suffisant ? Je ne le pense pas, je crois qu’il est absolument indispensable, mais je pense qu’il n’est pas suffisant. Je crois qu’il faut, dans les mouvements d’oppositions au méga-capitalisme, autrement dit, à l’économisme généralisé, je crois qu’il faut articuler, structurer une revendication démocratique qui, sur trois plans différents, qui combine trois échelles différentes. L’échelle d’une démocratie locale, enracinée, fondée sur des relations d’inter- connaissances et qui d’ailleurs devrait, à mon avis, remettre en vigueur un mot d’ordre de démocratie directe. Pas tant une démocratie participative qui est toujours manipulée par différentes forces, mais une démocratie directe. Il faudrait savoir ce que l’on met sous « démocratie directe » et c’est encore une autre discussion. Je crois que l’échelon de l’Etat- nation n’est pas du tout mort, je crois qu’il faut redonner vie: ça, c’est le deuxième échelon de la démocratie, la démocratie représentative. Il y a encore des marges de manœuvres dans les politiques économiques nationales, il ne faut pas les négliger. Mais tout ceci doit s’articuler à un troisième niveau de la démocratie qui est cette démocratie mondiale qui, elle, est une démocratie d’opinion. C’est pas la démocratie directe de l’entre-soi, c’est pas la démocratie représentative des Etats-nations, c’est une démocratie d’opinion mondiale, et l’important, c’est de faire naître, de canaliser, de transformer en force effective cette opinion mondiale.

Pascale Fourier : Mais qu’est ce que vous entendez par « démocratie d’opinion » ?

Alain Caillé : « Démocratie d’opinion » … Je crois ce qui est important, c’est de permettre à des gens, des hommes et des femmes de différents pays, de différentes cultures, de différentes traditions de se reconnaître comme participant d’un même combat, d’un même ensemble de valeurs minimales. Alors après, il y a le problème des relais de l’opinion, à travers les média, des pressions sur les classes politiques locales etc… Mais on peut quand même espérer que cette opinion, qui ne pourra pas jouer toute seule, qui ne se suffira pas - c’est pour cela qu’il faut un relais des Etats-nations - , que cette opinion pèse sur tout un ensemble de chose que ça soit par des campagnes de boycot de marques, de grandes marques ou par le discrédit jeté sur certaines pratiques. On voit bien quand même aujourd’hui avec l’affaire de l’Irak qu’il y a une gigantesque bataille de l’opinion mondiale qui est en train de se mener.

Pascale Fourier: Il y a quelque chose qui m’effraie un peu en réalité dans ce que vous dites, même si ça a été ensuite tempéré, quand vous parlez d’une sorte de démocratie mondiale, est-ce que ça risque pas de nous faire verser dans finalement, -ce qui est l’impression qu’on peut vivre tous-, dans un grand monde unifié dans lequel tout serait tout beau, tout rose.

Alain Caillé : Oui, je partage tout à fait votre appréhension. C’est pour cela que j’ai essayé de dire que la nécessité de faire émerger une société civile internationale et une démocratie d’opinion mondiale n’avait de sens qu’envisagée en complément avec une réflexion sur la place possible aujourd’hui pour les Etats, d’une part et puis d’autre part des réflexions sur le rôle d’une démocratie locale territorialisée. Car je crois pressentir ce qu’il y a derrière votre question: je crois finalement assez dangereux, même si je la partage en partie, une certaine idéologie associationiste généralisée qui règne aujourd’hui et qui espère au bout du compte pouvoir contourner les questions de pouvoir, les questions de rapports de forces, les questions de pouvoir et qui se dit : «  Finalement le capitalisme est là et on y peut pas grand chose; il y a des Etats, nous ça ne nous concerne pas: ce qui nous concerne c’est de tresser des liens d’amitié, d’alliance, de mutualisation , comme on dit parfois, de réseau, entre des associations et au fond on pourrait développer une sorte de fraternité à l’échelle mondiale entre gentils militants des gentilles associations ». Oui, il y a une version rose là-dedans qu’il faut prendre au sérieux, elle est tout à fait importante, c’est la solidarité dans les luttes, ce sont des valeurs d’amitié etc.. , mais il me parait évident que cela ne suffira pas. On le voit très clairement dans ce qui se passe actuellement à propos de l’Irak.

Pascale Fourier : Il y a quelque chose que je n’ai encore pas compris... Vous parlez un moment du fait que l’échelle nationale peut avoir encore quelque pertinence, mais, dans l’émission précédente, il me semble qu’on avait dit finalement que la mondialisation libérale était telle qu’elle faisait système et que, finalement, même quelqu’un qui voudrait échapper à ce système-ci ne pourrait pas le faire. Alors je vois pas comment on peut s’en sortir même en sortant ce mot d’échelle nationale, de démocratie nationale qui resterait pertinente.

Alain Caillé : Oui, vous avez tout à fait raison. Il y a une contradiction apparente qui n’est pas seulement une contradiction dans mon propos, mais qui est la contradiction réelle je crois. Les Etats-nations traditionnels hérités -et la forme de l’Etat-nation principalement est répandue en Europe occidentale- ne sont plus tout à fait à l’échelle des phénomènes économiques. Et d’ailleurs une des raisons que nous n’avions pas abordé du triomphe de la mondialisation économique et qui, là aussi, laisse perplexe, c’est cet auto-dessaisissement des Etats-nations. Et notamment la construction de l’Europe à 12 puis à 15, puis à 25, au bout du compte aura été une extraordinaire machine à saborder le politique et à dessaisir les Etats-nations de leurs prérogatives. Alors il y aurait toute une explication à mener sur la façon dont les hommes politiques de l'Europe occidentale se sont déchargés de leurs responsabilités sur la construction européenne, une espèce de bouc émissaire en quelque sorte inversé. Alors si on dit ça, qui là encore n’est pas d’une grande gaîté, il y a deux solutions: soit au bout du compte on baise les bras, puis on se dit qu’il n’y a plus rien à faire, sauf à résister individuellement dans son coin dans des petites associations ( de toute façon le politique est mort. Je crois que c’est la tentation d’une bonne partie des altermondialistes actuels et cette tentation, je pense, est dangereuse); soit l’autre solution, c’est de faire renaître le politique, mais on vient de voir qu’il ne renaîtra pas à l’échelle des nations héritées (On ne fera pas renaître la 3ème république française. On pourra renouer, si on veut, avec certaines pratiques keynésiennes des Trente Glorieuses, mais on ne retrouvera pas le compromis social, la formule sociale qui régnait alors). A ce moment-là, qu’est-ce qui reste comme solution ? Moi je crois que la véritable perspective politique pour les 2, 3 décennies à venir, c’est la constitution à l’échelle mondiale, de 6 à 8 ensembles régionaux politico-économiques relativement cohérents. Car au fond les termes du choix ne sont pas très mystérieux: soit on a un marché mondial avec une seule puissance politique, les Etats-Unis (un monde unipolaire); soit on essaie de faire renaître un monde multipolaire. Alors si on dit ça, ce qui me paraît plus souhaitable, la question c’est « quels sont les regroupements possibles ? ». J’en vois plusieurs. Probablement un regroupement de l’Amérique latine: c'est ce qu’essaie de faire Lula, très manifestement et j’espère vraiment qu’il réussira. Pour nous, en Europe, quels sont les possibles ? Moi je ne crois pas du tout qu’on puisse faire un ensemble politique à partir de l’Europe des Quinze et encore moins des vingt-cinq. Ca n’empêche pas de poursuivre le processus d’élargissement européen actuel, l’élargissement économique. Mais cet ensemble sera en auto-dissolution s’il ne se dote pas de moyens d’actions politiques. Ma conviction, c’est qu’en fait le seul pari plausible, c’est d’essayer de faire naître ce que l’on pourrait appeler une « nation de nations », une supra-nation, non pas de se débarrasser des idées de nations qui ont très mauvaise presse, y compris auprès d’une bonne partie de la gauche, non pas se débarrasser des idées de peuples, de nations, au contraire les prendre au sérieux, mais les restructurer du point de vue d’une logique démocratique et à l’échelle mondiale actuelle. Quelle est la « nation de nations » plausible en Europe occidentale à l’heure actuelle. Plausible, c’est-à-dire susceptible de se doter de moyens d’actions politiques, de politique économique, de politique diplomatique, de politique militaire, stratégique etc.… Bien je crois que c’est fondamentalement le bloque initial de l’Europe économique, la communauté européenne, le bloc des six premiers, c’est-à-dire France, Allemagne, Italie et ce qu’on appelait à l’époque le Benelux, Belgique, Pays-Bas et Luxembourg. Un peu plus, un peu moins, d’autres pays pourraient s’y adjoindre, mais là il y aurait une longue discussion à mener, mais je crois que se sont les peuples qui peuvent se choisir réciproquement les uns les autres pour constituer un premier embryon, sérieux, véritable d’Europe politique.

Pascale Fourier ; Si on reprend la toute première question que j’avais posée dans la toute première émission qui parlait de la compétitivité internationale, parce que c’est elle, finalement, qui entraîne l’ensemble du mouvement, en quoi le fait qu’une supra-nation serait créée pourrait-il contrecarrer cette recherche permanente de la compétitivité qui amène tout ce que l’on sait, en sachant que l’O.M.C., par exemple, se refuse à accepter des « préférences nationales ». Je sais, par exemple, que la France n’a pas trop le droit de préférer acheter ses bananes aux caraïbes plutôt qu’aux U.S.A. Alors est-ce que cela suppose qu’on brise la logique de l’O.M.C., qu’on la récuse, qu’on fasse une rupture avec l’O.M.C. ?

Alain Caillé : Une rupture, non. Mais vous parliez dans l’émission précédente des rapports de force, de la modification des rapports de force qui avait fait basculer d’une ère sociale-démocrate keynésienne à une ère néo-libérale. Eh bien sûr ce sont des rapports de force qui ont changé dans les organismes internationaux, qu’il s’agisse du F.M.I., qu’il s’agisse de l’O.M.C., qu’il s’agisse de bien d’autres organismes encore, l’O.N.U. actuellement dans les jours que nous vivons. On voit bien que ce qui se produit sont des rapports de forces. Et donc le problème, je crois n’est pas de sortir de l’O.M.C., c’est de la réformer d’une part, et puis c’est de mettre en place, là encore, des contre-pouvoirs ou des forces suffisantes pour contrecarrer les diktats américains. Car les Etats-Unis, on l’a bien vu avec le protocole de Kyoto, on l’a bien vu avec les accords de Doha, signent, éventuellement lorsqu’ils sont battu dans des rapports de force de négociations au jour le jour, signent des papiers qu’une semaine après ils refusent d’appliquer. Tout simplement parce qu’il n’y a pas suffisamment de contre-pouvoir économique, financier, idéologique et militaire ailleurs. Et donc aussi longtemps qu’on sera dans cette situation-là, on pourra développer les idées les plus vertueuses que l’on voudra sur la mondialisation alternative, mais ça restera à peu près nul et non avenu. Le seul moyen d’« enforcer », comme diraient les Anglais, de donner du poids véritable aux idéaux qu’on aimerait développer, c’est de les incarner dans un Etat, dans un ensemble d’institutions qui soit doté de puissance politique, militaire idéologique et financière véritable, la question étant de savoir quelles sont les valeurs que l’on veut défendre.

Pascale Fourier : Bien justement, quelles sont les valeurs qui seraient commune à la France , à l’Allemagne, l’Italie ? En quoi effectivement ces pays-là sont plus pertinents que d’autres ?

Alain Caillé : Je crois que c’est une question à deux niveaux. Puisque nous parlions tout à l’heure de la nécessité de faire émerger une société civile mondiale qui échappe au choc des civilisations, donc qui permet de rassembler des hommes et des femmes de bonnes volontés issues de traditions chrétienne, musulmane, marxiste, bouddhiste, etc…, voilà une première question : est-ce qu’il y a un stock minimal de valeurs universalisables qui permet à des gens d’un bout à l’autre de la planète de dire: « Nous poursuivons grosso modo le même but. Nous défendons la même conception de ce qu’est l’humain  » Ca, c’est une première question, qui est la question éthique, ou la question je dirait d’une méta-éthique, d’une éthique en surplomb, c’est-à-dire l’éthique qui pourrait hériter de toutes les éthiques énoncées jusqu'à présent par les grandes religions mondiales ou par les grandes idéologies politiques occidentales. Ca, c’est une première série de questions, et la deuxième question est beaucoup plus circonscrite. Elle est celle de savoir sur quelles valeurs plus particulières pourrait ce constituer cette unité politique de l’Europe occidentale que je décrivais à traits grossiers tout à l’heure. Alors là, on est en pleine navigation à vue. Dans le brouillard. Qu’est-ce qui permet de penser que certains peuples seraient plus proches les uns des autres que d’autres peuples ? Là on entre un petit peu dans l’impalpable. La question, je crois, très concrète, c’est : « Quels sont les peuples qui effectivement désireraient s’associer à ce projet de construction d’une Europe politique effective ? » Et « Europe politique effective », cela veut dire, soyons clair, gouvernement commun, ça veut dire assez rapidement politique étrangère commune, politique économique commune, politique militaire commune, beaucoup de choses qui engagent. Eh bien à cette question-là, je crois qu’on voit des rudiments de réponses assez simples. Manifestement les Anglais, on le voit aujourd’hui, ne seraient pas de cette entreprise. Je pense que les Espagnols ne le seraient pas non plus. Je pense que la France et l’Allemagne le seraient, on le voit aujourd’hui, ils le seraient pour différentes autres raisons, parce qu’ils partagent un modèle social très différent mais complémentaire. Je pense que l’Italie pourrait se débarrasser de Berlusconi justement en adhérant à des valeurs qui lui permettraient de rejoindre ce bloc franco-allemand. Et je pense que l’Italie est absolument indispensable pour rompre ce dialogue franco-allemand qui est trop dangereux si on en reste à ces deux pays. Je pense que la Belgique rejoindrait très certainement et les Pays-Bas probablement aussi, peut être également la Suède ou les pays scandinaves.

Pascale Fourier : Qui finalement proposent tous une sorte de modèle social...

Alain Caillé : Qui proposent tous un modèle social ! C’est très simple, ce sont des héritiers d’un modèle de capitalisme social.

Pascale Fourier : Eh bien je vous remercie Alain Caillé d’être venus, je regrette que l’on ne fasse pas trois émissions parce que je pense qu’on aurait encore des choses à ce dire. Je ne peux encore que recommander, très très vivement la revue du M.A.U.S.S. numéro 20 du deuxième semestre 2002.qui s’appelle « Quelle autre mondialisation ? 350 pages et 27 euros... mais je crois vraiment que ça peut valoir le coup de se faire ce cadeau. Vous pouvez aussi retrouver la revue du Mauss sur le Web: www .revuedumauss.com .
A la semaine prochaine.

 

 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 21 Mars 2003 sur AligreFM. Merci d'avance.