Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne
EMISSION DU 22 OCTOBRE
L'Europe: Le Traité Constitutionnel...
Avec Bernard Cassen,
directeur général du Monde Diplomatique, professeur émérite
à l’Institut d’Etudes Européennes à
Paris VIII, Président d'Honneur d'Attac. |
Alors toujours le traité constitutionnel... Moi ce que je n’arrive pas à bien comprendre, c’est qu'il y a 200, 300 pages dans ce traité, et on veut essayer de me persuader à peu près partout qu’il faut que je vote oui. Quelles pourraient être – évidemment si je vous demande ça à vous, ce n'est peut-être pas la meilleure chose... -, mais quelles pourraient être les raisons pour lesquelles je pourrais voter « oui » ? Quelles sont les raisons que me donnent les autres ?... Bernard
Cassen :
Evidement, des raisons pour voter « oui », j’aurais
du mal à vous en donner. Je n’en vois strictement aucune.
Je crois qu’il vaut mieux que vous interrogiez d’autres
gens... Je peux vous donner les arguments que donnent certains partisans
du « oui », mais je vais devoir les contester
parce que ce sont en général de mauvais arguments... J'’entends un discours du genre : « Il n’y a que des avancées et aucun recul ». On va regarder ça d’un peu plus près. Les avancées, il y en a quelques-unes. Il y a des modifications, et je veux bien dire où sont les avancées : elles sont sur la clarification du jeu institutionnel, pas de problème. On nous dit : « Regardez, ce texte donne des droits au citoyen, en particulier le droit de pétition qui n’existait pas ». Alors si vous regardez de près l’article qui renvoie à cela, l’article dit la chose suivante –je vous cite de mémoire- : que si 1 000 000 de citoyens européens, -et on ne dit pas d’ailleurs la répartition, est-ce qu’il faut que ce soit sur 10, 12, 25 pays? -, en font la demande, font la demande d’un acte législatif, la commission Européenne peut y donner suite, dès lors que cette proposition entre dans le cadre de la constitution. Première chose d’abord :la commission peut, elle ne doit pas. Si ça ne lui plaît pas, elle ne fait rien. Et comme c’est elle qui a le monopole de la proposition, les choses s’arrêtent là. Deuxième verrou, c’est que ça ne peut se faire que dans le cadre de la constitution, les principes de la constitution. Si par exemple, nous obtenons 10 000 000 de signatures pour la taxe Tobin, on nous dira: « Désolé, il y a l’article X qui dit qu’on n’a pas le droit d’empêcher la totale liberté de circulation des capitaux ou bien il faut l’unanimité ». Donc votre pétition s’arrête là. Donc ça, c’est une avancée qui est une fumisterie complète! C’est la commission ,et elle seule, qui décide si elle donne suite ou pas! Et par ailleurs, ça se situe dans le cadre libéral. Alors, si vous voulez plus de libéralisme à mon avis, et s'il y a 1 000 000 de signature, il n’y a pas de problème, la commission donnera suite! Si on dit par exemple : « On va abolir la durée maximum de travail », il n’y a aucune difficulté: je pense que la commission donnera suite à ça. Quels sont les autres arguments qui sont avancés... Ah oui: les services publics! J’entends dire ici et là : « Cette constitution pour la première fois reconnaît les services publics ». Absolument pas! Mensonges!! Pour le coup, le traité est en retrait sur le traité d’Amsterdam. Le traité d’Amsterdam considérait que les services publics étaient des valeurs, comme la liberté, l’égalité, la fraternité etc…(non, déjà la fraternité n’y était pas, c’est la devise qu’on trouve au fronton les mairies). Mais le traité, là, ne les reconnaît plus comme des valeurs, il dit : « Les services d’intérêt économique général,-il ne parle pas de services publics- auxquels les Etats attachent de la valeur »... Ca n’a rien à voir! Le mot y est, mais il ne signifie pas la même chose.Ces services publics, dits « services d’intérêt économique général », sont subordonnés aux règles de la concurrence dans le Traité, c’est-à-dire que vous pouvez faire tous les services publics que vous voulez, mais il faut qu’ils soient soumis à la concurrence! C’est-à-dire exactement l’inverse de ce qu’est un service public qui n’est pas là pour concourir ou pour être rentable, mais pour remplir des missions particulières! Et le texte dit : « La loi détermine les services publics » ou quelque chose de ce genre; on ne dit même pas tellement ça n’intéressait personne, on ne dit même pas comment elle va être votée cette loi!! On ne dit pas si c’est à l’unanimité, en co-décision... ils n’y ont même pas songé! Le traité est muet sur ce point capital! Alors je ne sais pas d’ailleurs comment ce sera interprété... On a vu que, même avec le traité d’Amsterdam où les services publics étaient reconnus comme valeur, on a continué à démonter les services publics. Alors là, quand ils ne sont même plus reconnus comme valeur, il n’y a aucune raison de penser que quoi que ce soit va changer! Donc c’est du charlatanisme que de prétendre que les services publics sont reconnus!! Ils l’étaient déjà avant, ils le sont moins qu’ils ne l’étaient auparavant...
Alors on nous dit : « La France va être isolée. » Ce n’est pas si sûr que ça!! On a bien vu que ce qui est isolé, ce sont les politiques libérales qui ne recueillent nulle part l’adhésion des populations. Elles font l’objet de votes sanction partout. On l’a vu aux Européennes! On a dit qu’il y a eu un vote sanction contre tous les gouvernements, de gauche comme de droite. On oublie de dire que ces gouvernements de gauche ou de droite pratiquent la même politique, et que donc ce sont les politiques qui sont sanctionnées, pas le fait que les gouvernements qui les pratiquent se baptisent de gauche ou de droite. Donc il n’y a aucune catastrophe particulière. Il y a un scénario qu’on n’envisage pas assez, c’est le « Oui. » Qu’est ce qui se passe si le « oui »l’emporte ? Moi je pense qu’il y a un oui catastrophe. C’est là où les catastrophes vont certainement arriver...Alors imaginons: le « oui » l’emporte et donc le traité entre en vigueur; les politiques sont bien verrouillées; vous avez dans plusieurs pays des populations qui votent massivement pour des partis qui veulent changer les choses, qui ne veulent pas ça, qui veulent des politiques non libérales: les gouvernements ne peuvent pas les mener à bien sauf en contradiction avec le traité et donc on entre dans une confrontation entre les désirs des populations et le traité. Et là on a une vraie crise! Une vraie crise entre les gouvernements et la construction européenne! Et cette crise peut se dénouer de plusieurs façons. Elle peut se dénouer : les gouvernements capitulent, ils font comme la constitution leur dit de faire. Ou bien ils capitulent pas: là ils engagent un bras de fer avec les institutions européennes. Si ça ne marche pas, vous avez une révolte des citoyens qui en ont assez! Vous avez vu par exemple la semaine dernière 150 000 personnes à La Haye défilant contre les modifications du régime du chômage. 150 000 néerlandais! C’est beaucoup. On n’avait pas vu ça depuis 20 ou 30 ans...On risque d’avoir partout des manifs très fortes contre les politiques européennes. Et qu’est-ce qui serait perdant là-dedans ? C’est l’idée même d’Europe! Dès lors que l’Europe est associée à la contrainte, au libéralisme, au chômage, à la précarité, à la baisse des revenus, à la délocalisation, comment voulez-vous que cette idée soit populaire ? Si on veut vraiment sauver l’idée d’Europe, eh bien il faut lui donner un contenu positif. Et ce contenu n’y est pas. Pascale Fourier : Tout à l’heure vous avez dit : « On pourrait imaginer une Europe qui pourrait être autre chose ».... Et comment ça pourrait être l’Europe qui serait autre chose qu’une Europe libérale ?... Ca, je n'arrive pas à voir... Bernard Cassen : Une Europe libérale, c’est cette Europe dont le principe fondamental est la concurrence, c’est-à-dire la guerre de chacun contre chacun. Dans la concurrence, il y a toujours un gagnant et un perdant. Or nous vivons dans un monde fini, au sens mathématique du terme, où il ne doit pas y avoir de gagnant et de perdant. On est tous dans le même bateau, et il faut que tout le monde gagne en même temps. Donc une Europe, une Autre Europe que celle dans laquelle nous sommes embarqués depuis 1958, ça signifie une Europe qui est d’abord solidaire en son sein, solidaire avec le reste du monde et tout d’abord avec ses plus proches voisins, et je pense surtout à l’Afrique. Et puis solidaire avec les générations futures également. Donc une Europe écologique. Ce que je vous
dis là, ça figure dans la partie I du traité...
Vous avez de longues dissertations sur les valeurs de l’Europe:
alors là, vous trouverez tout ce que vous voulez!! Si vous lisez
ça, il y a des choses qui sont inacceptables, mais la majorité,
c’est très bien! On parle de liberté, de plein emploi
etc. Mais ça ne mange pas de pain ça. On peut mettre tout
ce qu’on veut dans des valeurs, dans des textes, qui n’ont
aucune application directe. En revanche, quand vous regardez la partie
III, où là ce sont des politiques décrites une
par une, là, tout ça est oublié. Une Europe solidaire ça veut dire d’abord une Europe qui pratique la justice sociale chez elle. Qui ne fait pas de dumping fiscal ou dumping social. Qui élève le niveau de vie des plus démunis, ce qui implique la fin des privilèges des plus favorisés. Il n’y a pas de mystères, il faut répartir la richesse autrement. Il faut que les revenus du capital payent beaucoup plus que les revenus du travail. Donc c’est toute une construction sociale qui non seulement est absente, mais qui est rendue absolument impossible par la Constitution. Ca veut dire aussi
consacrer d’énormes ressources à la solidarité.
La solidarité avec le Sud, et comme je le disais tout à
l’heure en premier lieu avec nos voisins de l’autre côté
de la Méditerranée. Ce n’est pas le libre-échange
qui va faire ça, ce sont des investissements massifs dans les
infrastructures, dans la santé, dans l’éducation.
Et donc la perception de taxes globales, qui par définition toucheront
plus les riches que les pauvres etc... Ceci est totalement absent! Pascale Fourier : Il y en a certains qui me diraient: « Oui, mais c’est très très important de dire « oui », parce que c’est important que l’Europe soit forte, constituée, parce qu’il faut vraiment un ensemble pour contrebalancer les Etats-Unis ». C’etait une pilule qu’on avait essayé de nous faire avaler au moment de Maastricht. C’était vraiment important qu’on dise « oui » parce que, là, on allait enfin constituer quelque chose qui allait vraiment être un contrepoids aux Etats-Unis. Et depuis 2001 on en sent toute la nécessité quand même.... Je pense que c’est ça qu’on me dirait... Bernard
Cassen :
C’est une plaisanterie de plus malheureusement!! Tout d’abord,
le traité, reprenant en cela les dispositions de Maastricht,
rappelle que la politique de défense commune éventuelle,
doit être compatible avec les obligations des pays membres de
l’OTAN. C’est-à-dire que c’est l’OTAN
qui donne le feu vert, à une politique de défense Européenne.
Or l’OTAN, ce sont les Etats-Unis. Donc en dernière instance,
ce sont les Etats-Unis qui disent oui ou non à telle ou telle
politique de défense européenne! Il n’y a pas de
défense européenne possible... Parce que pour qu’il
y ait une défense, -même s’il n’y avait pas
ce verrouillage américain- ... en plus une défense pour
défendre quoi ? Quels intérêts ? Il faudrait
qu’il y ait une perception d’intérêts stratégiques
communs et ce n’est pas le cas. Dans l’Union Européenne
actuelle, sur les 25 Etats, je dirais que les 10 nouveaux entrants ont
adhéré à l’union Européenne faute
de mieux. Je ne sais plus quel ministre a dit que, s’ils avaient
pu, ils auraient adhérer aux Etats-Unis directement. L’union
Européenne, c’est un pis aller. Les gouvernements de ces
pays –je ne parle pas des opinions- les gouvernements de ces pays
sont farouchement pro-américains. Ils l’ont montré
dans leur soutien à l’agression américaine en Irak.
Au sein des 25, il y a trois, quatre, peut-être cinq gouvernements
qui voudraient une Europe indépendante: la France, traditionnellement,
la Belgique qui suit souvent la France, l’Allemagne depuis peu,
et suivant les moments la Grèce ou l’Espagne. Point. Il
n’y en a pas un de plus. Pas un de plus! Or même ces pays-là
ne peuvent pas travailler ensemble. Parce que le traité prévoit
ce que l’on appelle des « coopérations renforcées »,
c’est-à-dire ce qui permet à des pays qui voudraient
aller plus vite ensemble de le faire, mais pour le faire il faut : Donc ce traité ne donne aucun moyen d’une Europe indépendante. Absolument pas. Et j’ajouterais, plus l’Europe est grande, moins elle est forte. Parce que quand vous avez 25 Etats, c’est facile d’en trouver un qui dira non. Or toutes ces décisions se prennent à l’unanimité. Il ne peut y avoir d’Europe indépendante que si elle résulte du choix de quelques pays, 3,4 ensemble, de faire autre chose. 25 c’est une vue de l’esprit. Pascale Fourier: Les Etats-Unis désirent la construction de l’Europe, ou s’opposent à la construction de l’Europe ? Bernard
Cassen :
Les attitudes sont ambivalentes. Ca dépend des moments. C’est-à-dire,
en principe, oui, les Etats-Unis sont hostiles à la construction
d’une Europe forte. Ils l’ont d’ailleurs déjà
écrit dans différents textes, sans citer explicitement
l’Europe, mais dans un texte de 1992 qui a été écrit
par certains des faucons actuellement au pouvoir, ils expliquent –cela
s’appelle « papier du Pentagone »- que les
Etats-Unis ne toléreront jamais l’émergence d’une
puissance rivale, quelle soit économique, ou autre. La première
visée, c’est l’Europe. Donc ils craignent l’Europe.
Ils craignent une Europe qui soit indépendante. Mais comme
ils la craignent, ils font tout pour qu’elle ne le devienne pas.
Et c’est ainsi qu’ils ont élargi l’OTAN à
tous les nouveaux pays. L’élargissement de l’OTAN
a eu lieu avant d’ailleurs l’élargissement de l’Union
Européenne. Ils ont assez d’alliés absolument sûrs
dans la place pour prévenir toute velléité d’indépendance
Européenne. Pascale Fourier : Pour en revenir au traité constitutionnel. Il va y avoir un référendum dans tous les pays d’Europe ? Ou c’est singulier, l’attitude française ? Bernard Cassen : Non, chaque pays a ses modalités d’adoption d’un traité. Ca peut être le parlement, ça peut être le référendum, ça peut-être les deux. Il y a des pays où le referendum est consultatif, c’est le cas de l’Espagne. D’autres où c’est lui qui décide, c’est le cas de l’Irlande, du Danemark, de la France. A l’heure actuelle, il est prévu des référendums dans 11 pays sur 25. Ca peut se modifier d’ici là. Parce qu’il y a des pays où le referendum n’existe pas, mais où une loi peut l’instaurer. Mais onze, ce n'est déjà pas mal ... Pascale Fourier : Dans l’émission précédente vous nous parliez d’une espèce de dichotomie qu’on voit se dessiner entre d’une part entre les élites politiques et d'autre part le peuple. Est-ce qu’il y a moyen, un jour ou l’autre de réconcilier les deux ? Est ce qu’il y a des perspectives qui pourraient être envisageables ? Bernard
Cassen :
Pour réconcilier les deux,je dirais que ce n’est pas au
peuple de changer...Encore que ça arrangerait beaucoup de monde.
C’est aux élites de changer! C’est aux élites
de se tourner vers le peuple et de faire une politique pour le peuple,
et non pas pour les privilégiés. Le « peuple »
entendu au sens large. Ca incorpore les classes moyennes…Le mot
« peuple » d’ailleurs, on l’emploie
sous le manteau, en se cachant, on oublie qu’il y a 6 millions
d’ouvriers en France, 7 millions d’employés: il n’y
a pas que des journalistes, des artistes, des bobos, etc…Il y
a aussi ces catégories sociales qui ne se reconnaissent pas dans
les politiques publiques et qui ne s’inscrivent pas sur les listes,
ou ne votent pas, ou bien votent à l’extrême-droite,
parfois une petite partie à l’extrême-gauche. Donc
c’est d’abord l’élaboration d’une
politique populaire, et puis je dirais, d’avoir des dirigeants
qui se tournent vers les classes populaires. Et pas seulement en France!
Il nous manque des responsables qui aient une vision européenne,
qui se tournent vers l’ensemble de l’Europe, y compris par-dessus
les gouvernements. Il nous faudrait une sorte de De Gaulle aujourd’hui...Alors
je sais que cette référence peut faire bondir, elle m’aurait
peut-être fait bondir il y a des années, parce que je n’ai
jamais voté pour De Gaulle sauf dans les référendums
d’indépendance de l’Algérie. Mais, avec le
recul, on s’aperçoit que des hommes d’Etat qui ont
une vision du futur comme De Gaulle, il n’y en a pas beaucoup
en France, je suis même pas sûr qu’il y en ait, tout
court. Il y a des visions hexagonales, il y a des visions atlantistes,
il y a des visions électoralistes, mais il n’y a pas une
grande vision de l’Europe comme acteur de changement du monde,
parce que l’Europe est un levier pour le reste du monde! On attend
beaucoup de l’Europe à l’extérieur. Si vous
allez en Amérique latine, même parfois en Amérique
du Nord, en Afrique, il y a des espoirs qui sont fondés sur l’Europe,
comme contre poids aux Etats-Unis.
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Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 22 Octobre 2004 sur AligreFM. Merci d'avance. |