Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 28 FEVRIER 2003

La société du risque d'après son article publié dans Le Monde le 6 Juin 2001 "Risquophiles/Risquophobes: l'individu selon le Medef"

Avec Robert Castel, directeur de recherche à l’école des hautes études en science sociale.

 

Pascale Fourier : On assiste depuis un certain temps à une évolution du travail. L’impératif catégorique semble être désormais : soit mobile, adaptable, performant, polyvalent ou autrement, tu meurs. C’est du moins ce que vous disiez dans l’article que vous avez publié dans le monde du 06/01/01 et qui s’intitulait : risquophiles/risquophobes, l’individu selon le Medef. J’aurais voulu savoir quels sont ces deux profils d’individus biens différents, qui sont ceux qui seront capables de se soumettre à ces impératifs catégoriques, c’est à dire les gagnants, et ceux qui n’en auront pas la capacité, les perdants ?


Robert Castel : Je crois effectivement que l’on commence à prendre conscience que, finalement, la grande transformation à laquelle on assiste dans l’ordre de l’organisation du travail, c’est cette sorte de mise en mobilité généralisée. On a d’abord été conscient des effets de cette crise du travail que sont le chômage de masse, la précarisation des relations de travail, ce qui effectivement est dramatique. Je crois qu’en dessous de cela, il y une sorte de processus de mise en mobilité des situations de travail, qui tient à des causes comme la concurrence exacerbée ou les nouvelles technologies. C’est une mise en crise du système classique d’organisation du travail qui s’était faite sous la forme de collectifs de travail, et aussi associée à des syndicats assez puissants, à des protections sociales assez collectives, un droit collectif. Il me semble que c’est tout cela qui est remis en question actuellement. La tendance est, si on est optimiste, la responsabilisation de l’individu, mais en même temps, l’individu est laissé à lui-même. Il n’est plus supporté par ces régulations collectives. On voit par rapport à ces nouvelles injonctions, à ce nouvel impératif catégorique que les gens sont plus ou moins armés pour faire face à cette situation nouvelle. Certains tirent très bien leur épingle du jeu, maximisent leurs chances, mais malheureusement il y en a d’autres, et certainement les plus nombreux, qui sont invalidés par cette situation nouvelle. Ils sont appelés « inemployables » et perdent à cette redistribution des cartes à laquelle on assiste depuis une vingtaine d’années.


Pascale Fourier : Mais avec un peu de bonne volonté, on doit bien pouvoir s’adapter ?


Robert Castel : La volonté est certainement une bonne chose mais c’est une dimension psychologique. Je crois que, par exemple, si vous êtes de bonne volonté devant un ordinateur et que vous ne savez pas le faire marcher, cela ne vous servira pas à grand chose. Autrement dit, il faut avoir des compétences, des ressources, un ensemble de capitaux culturels comme dirait Bourdieu pour être adaptable. Autrement, on est condamné à l’immobilité dans un monde mobile. Il y a effectivement des différences psychologiques entre les individus mais je crois que fondamentalement, il y a un clivage qui se fait en fonction des ressources, des supports qui sont des supports sociaux. Les individus peuvent ou ne peuvent pas se mobiliser pour faire face à ces situations nouvelles.


Pascale Fourier : Qu’est-ce que vous entendez par supports sociaux ?


Robert Castel : Par exemple une culture. Mais pas forcément une culture au sens littéraire mais un certain nombre de capacités, de possibilités de réagir à des situations qui sont apprises lors de formation en apprentissage. Mais il y a aussi des apprentissages qui deviennent obsolètes, qui sont dévalorisés. Par exemple, il y a 30 ans, avoir un CAP d’ajusteur, c’était une assurance d’appartenir à la part intégrée de la classe ouvrière. Aujourd’hui, avec ce même diplôme, il y a risque de ne pas pouvoir le monnayer sur le marché du travail et se retrouver au chômage avec la désindustrialisation. Donc, il n’est pas donné à tout le monde d’être mobile, adaptable, de ne pas être fixé sur un type étroit de compétence. Les raisons ne sont pas seulement psychologiques mais dépendent aussi de l’origine sociale ou de cursus scolaire.


Pascale Fourier : Le Medef fait l’apologie de ceux qui sont capables d’être mobiles, et notamment ceux qui sont capables de prendre des risques, ceux qui sont capables de changer de métier.


Robert Castel : Oui, d’ailleurs c’est le grand leitmotiv du discours libéral ou néolibéral, c’est-à-dire la célébration de l’esprit d’entreprise. Mais ce discours comporte un non-dit. C’est bien pour certains, pour m’exprimer très familièrement, et très mauvais pour d’autres. Mais le Medef ne parle pas de ces derniers. Il se lave les mains des contreparties négatives de ce qu’il met en scène comme étant la priorité, au nom justement du fonctionnement de l’entreprise.


Pascale Fourier : Finalement, l’idéologie que développe le Medef ne se satisfait-elle pas d’un certain nombre de salariés seulement ?


Robert Castel : Oui. C’est une idée qui est construite pour les gagnants. Et il y a effectivement des gagnants. Mais cela repose comme je disais tout à l’heure sur un non dit, c'est-à-dire de faire comme si l’individu tombait tout armé doté de capacité d’initiative, avec la possibilité d’entreprendre. Hors d’un point de vue sociologique ou historique, on s’aperçoit que cela est extrêmement naïf. Il y a individu et individu et pas seulement au sens psychologique du mot. Par exemple, le prolétaire du début de l’industrialisation était un individu foncièrement exploité, malheureux qui n’avait aucune capacité de développer un minimum d’indépendance. Comment ces prolétaires sont-ils sortis de cette situation ? C’est en bénéficiant ou en conquérant ailleurs des supports collectifs. C’est par l’inscription dans des collectifs de travail, et dans des droits, droits du travail et protection sociale qu’ils ont pu être positivement des individus. Si ces supports font défaut, l’individu décroche des conditions qui étaient nécessaires à son indépendance. Il se retrouve en situation de désarroi, on pourrait dire en situation de désaffiliation, c’est à dire qu’il n’est plus inscrit dans un ensemble qui était complètement nécessaire à son indépendance. Il y a là une espèce de paradoxe mais je crois qu’il est tout à fait justifié. Finalement, pour un grand nombre d’individu, la capacité de pouvoir vivre cette condition d’une manière indépendante, c’était de bénéficier de supports collectifs. S’ils les perdent, ils se retrouvent dans ce que l’on pourrait appeler « individu par défaut ». Evidemment, ce sont toujours des individus mais ils vivent cela d’une manière malheureuse. On pourrait prendre par exemple le cas du chômeur de longue durée, qui avait pu être auparavant totalement intégré dans la vie sociale et qui maintenant rase les murs. Il peut même développer dans les cas extrêmes une honte de lui-même simplement parce qu’il a décroché de ces organisations.


Pascale Fourier : Est-ce que la volonté que l’on peut sentir dans le Medef d’individualiser les tâches et les rémunérations n’est pas un énorme risque dans la société actuelle ?


Robert Castel : Oui, je le crois en tous cas pour un certain nombre. Il ne s’agit pas non plus de faire une analyse trop unilatérale. Il ne s’agit pas de célébrer les formes d’organisations collectives les plus rigides. Par exemple, l’organisation Taylorienne du travail est quelque chose d’extrêmement pesant. Un minimum de responsabilisation et de personnalisation des tâches peut être positif. Mais à condition que ce soit supporté. Par exemple le travailleur de demain et même d’aujourd’hui deviendra de plus en plus mobile. Le profil de carrière par exemple où on entrait dans une entreprise en sortant de l’école et on attendait sa retraite deviendra de plus en plus rare. Donc le travailleur sera et est déjà plus mobile mais l’important est d’attacher un minimum de garantie et de droit à la mobilité pour qu’il ne soit pas comme une sorte de bouchon qui flotte au gré des flots ou à la merci de tout accident ou de tout évènement ou de toute décision des actionnaires d’une entreprise. Donc attacher est sûrement plus facile à dire qu’à faire mais il me semble que cela est essentiel. Attacher des droits, des nouvelles protections à ces situations de mobilité.


Pascale Fourier : Avant cette émission, je suis allée sur le site Internet du Medef ( www.medef.fr) et en utilisant le moteur de recherche avec le mot « risque », un certain nombre de documents apparaissent dans lesquels on s’aperçoit qu’il y a une certaine apologie du risque qui est faite. Les gens qui sont biens, ce sont les gens qui prennent des risques, en particulier les entrepreneurs, qui sont par excellence les personnes qui prennent des risques. Les salariés étant des risquophobes, terme que vous avez-vous même utilisé, cherchent à garder un maximum de protection sociale, le maximum de garanties, attachés à leurs acquis. Est-ce que vous pouvez revenir sur ces 2 termes, risquophile/risquophobe, que j’avais trouvés fort beaux.


Robert Castel : Je les avais repris à M.Seiller lui-même qui oppose comme cela les gens biens, c'est-à-dire les gens qui sont capables de risquer, d’entreprendre et d’autre part, des gens qui seraient frileux, qui seraient attachés aux avantages acquis. Il voit donc d’un côté les entrepreneurs, les gens qui vous dessinent les voies qu’il faut prendre et de l’autre, des gens plus ou moins archaïques, attachés à des sécurités dépassées. Je crois que l’on peut constater simplement que M.Seiller, puisqu’on parlait de lui, a certainement pris des risques par exemple lorsqu’il était dans cette entreprise dont il était responsable et qui finançait AirLib. Il a fait une opération audacieuse. Mais le résultat de cette prise, ce n’est pas M.Seiller qui l’a payé. Ce sont les salariés d’AirLib qui manifestent d’ailleurs dans les rues. On voit bien alors le caractère extrêmement suspect de cette distinction. Est-ce être risquophobe que d’être attaché à son emploi lorsque cela vous donne la place que vous occupez dans la vie sociale, ou bien être conscient de l’intérêt profond ? Cette distinction est construite, et ce n’est pas pour rien, par M.Seiller, par le Medef ou plus généralement par les orientations néolibérales actuelles. Cela exprime les intérêts privés de ces groupes de pression qui sont très importants. Bien que ce soit important que les entreprises fonctionnent le mieux possible, je pense que ce serait une erreur de confondre cette défense de l’intérêt de l’entreprise avec l’intérêt général. Quelqu’un disait : ce qui est bien pour Général Motor est bien pour les Etats Unis. Ce n’est pas évident. C’est certainement bien pour les dirigeants de Général Motor. Il faut quand même prendre au sérieux y compris les exigences de compétitivité mais néanmoins, le bien de l’entreprise ne peut pas se substituer au bien général. Je crois que le bien général renvoie à des facteurs justement plus généraux et à l’Etat en tant que garant de cet intérêt général, et non à l’entreprise qui représente des intérêts privés, si puissants soient-ils.


Pascale Fourier : On pourrait dire que vous êtes d’un archaïsme forcené quand vous parlez de l’Etat et de son importance ?


Robert Castel : On n’a pas le temps de le justifier maintenant mais de toutes façons, en dépit de leurs proclamations, les libéraux eux-mêmes s’appuient sur l’Etat. Simplement, ils voudraient que ce soit un Etat au service de leurs intérêts plutôt qu’au service de l’intérêt général.




Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 28 Février 2003 sur AligreFM. Merci d'avance.