Pascale
Fourier : On assiste depuis un certain temps à
une évolution du travail. L’impératif catégorique
semble être désormais : soit mobile, adaptable, performant,
polyvalent ou autrement, tu meurs. C’est du moins ce que vous
disiez dans l’article que vous avez publié dans le monde
du 06/01/01 et qui s’intitulait : risquophiles/risquophobes, l’individu
selon le Medef. J’aurais voulu savoir quels sont ces deux profils
d’individus biens différents, qui sont ceux qui seront
capables de se soumettre à ces impératifs catégoriques,
c’est à dire les gagnants, et ceux qui n’en auront
pas la capacité, les perdants ?
Robert Castel :
Je crois effectivement que l’on commence à prendre conscience
que, finalement, la grande transformation à laquelle on assiste
dans l’ordre de l’organisation du travail, c’est cette
sorte de mise en mobilité généralisée. On
a d’abord été conscient des effets de cette crise
du travail que sont le chômage de masse, la précarisation
des relations de travail, ce qui effectivement est dramatique. Je crois
qu’en dessous de cela, il y une sorte de processus de mise en
mobilité des situations de travail, qui tient à des causes
comme la concurrence exacerbée ou les nouvelles technologies.
C’est une mise en crise du système classique d’organisation
du travail qui s’était faite sous la forme de collectifs
de travail, et aussi associée à des syndicats assez puissants,
à des protections sociales assez collectives, un droit collectif.
Il me semble que c’est tout cela qui est remis en question actuellement.
La tendance est, si on est optimiste, la responsabilisation de l’individu,
mais en même temps, l’individu est laissé à
lui-même. Il n’est plus supporté par ces régulations
collectives. On voit par rapport à ces nouvelles injonctions,
à ce nouvel impératif catégorique que les gens
sont plus ou moins armés pour faire face à cette situation
nouvelle. Certains tirent très bien leur épingle du jeu,
maximisent leurs chances, mais malheureusement il y en a d’autres,
et certainement les plus nombreux, qui sont invalidés par cette
situation nouvelle. Ils sont appelés « inemployables »
et perdent à cette redistribution des cartes à laquelle
on assiste depuis une vingtaine d’années.
Pascale Fourier
: Mais avec un peu de bonne volonté, on doit bien pouvoir s’adapter
?
Robert Castel :
La volonté est certainement une bonne chose mais c’est
une dimension psychologique. Je crois que, par exemple, si vous êtes
de bonne volonté devant un ordinateur et que vous ne savez pas
le faire marcher, cela ne vous servira pas à grand chose. Autrement
dit, il faut avoir des compétences, des ressources, un ensemble
de capitaux culturels comme dirait Bourdieu pour être adaptable.
Autrement, on est condamné à l’immobilité
dans un monde mobile. Il y a effectivement des différences psychologiques
entre les individus mais je crois que fondamentalement, il y a un clivage
qui se fait en fonction des ressources, des supports qui sont des supports
sociaux. Les individus peuvent ou ne peuvent pas se mobiliser pour faire
face à ces situations nouvelles.
Pascale Fourier
: Qu’est-ce que vous entendez par supports sociaux ?
Robert Castel :
Par exemple une culture. Mais pas forcément une culture au sens
littéraire mais un certain nombre de capacités, de possibilités
de réagir à des situations qui sont apprises lors de formation
en apprentissage. Mais il y a aussi des apprentissages qui deviennent
obsolètes, qui sont dévalorisés. Par exemple, il
y a 30 ans, avoir un CAP d’ajusteur, c’était une
assurance d’appartenir à la part intégrée
de la classe ouvrière. Aujourd’hui, avec ce même
diplôme, il y a risque de ne pas pouvoir le monnayer sur le marché
du travail et se retrouver au chômage avec la désindustrialisation.
Donc, il n’est pas donné à tout le monde d’être
mobile, adaptable, de ne pas être fixé sur un type étroit
de compétence. Les raisons ne sont pas seulement psychologiques
mais dépendent aussi de l’origine sociale ou de cursus
scolaire.
Pascale Fourier
: Le Medef fait l’apologie de ceux qui sont capables d’être
mobiles, et notamment ceux qui sont capables de prendre des risques,
ceux qui sont capables de changer de métier.
Robert Castel :
Oui, d’ailleurs c’est le grand leitmotiv du discours libéral
ou néolibéral, c’est-à-dire la célébration
de l’esprit d’entreprise. Mais ce discours comporte un non-dit.
C’est bien pour certains, pour m’exprimer très familièrement,
et très mauvais pour d’autres. Mais le Medef ne parle pas
de ces derniers. Il se lave les mains des contreparties négatives
de ce qu’il met en scène comme étant la priorité,
au nom justement du fonctionnement de l’entreprise.
Pascale Fourier
: Finalement, l’idéologie que développe le Medef
ne se satisfait-elle pas d’un certain nombre de salariés
seulement ?
Robert Castel :
Oui. C’est une idée qui est construite pour les gagnants.
Et il y a effectivement des gagnants. Mais cela repose comme je disais
tout à l’heure sur un non dit, c'est-à-dire de faire
comme si l’individu tombait tout armé doté de capacité
d’initiative, avec la possibilité d’entreprendre.
Hors d’un point de vue sociologique ou historique, on s’aperçoit
que cela est extrêmement naïf. Il y a individu et individu
et pas seulement au sens psychologique du mot. Par exemple, le prolétaire
du début de l’industrialisation était un individu
foncièrement exploité, malheureux qui n’avait aucune
capacité de développer un minimum d’indépendance.
Comment ces prolétaires sont-ils sortis de cette situation ?
C’est en bénéficiant ou en conquérant ailleurs
des supports collectifs. C’est par l’inscription dans des
collectifs de travail, et dans des droits, droits du travail et protection
sociale qu’ils ont pu être positivement des individus. Si
ces supports font défaut, l’individu décroche des
conditions qui étaient nécessaires à son indépendance.
Il se retrouve en situation de désarroi, on pourrait dire en
situation de désaffiliation, c’est à dire qu’il
n’est plus inscrit dans un ensemble qui était complètement
nécessaire à son indépendance. Il y a là
une espèce de paradoxe mais je crois qu’il est tout à
fait justifié. Finalement, pour un grand nombre d’individu,
la capacité de pouvoir vivre cette condition d’une manière
indépendante, c’était de bénéficier
de supports collectifs. S’ils les perdent, ils se retrouvent dans
ce que l’on pourrait appeler « individu par défaut
». Evidemment, ce sont toujours des individus mais ils vivent
cela d’une manière malheureuse. On pourrait prendre par
exemple le cas du chômeur de longue durée, qui avait pu
être auparavant totalement intégré dans la vie sociale
et qui maintenant rase les murs. Il peut même développer
dans les cas extrêmes une honte de lui-même simplement parce
qu’il a décroché de ces organisations.
Pascale Fourier
: Est-ce que la volonté que l’on peut sentir dans le Medef
d’individualiser les tâches et les rémunérations
n’est pas un énorme risque dans la société
actuelle ?
Robert Castel :
Oui, je le crois en tous cas pour un certain nombre. Il ne s’agit
pas non plus de faire une analyse trop unilatérale. Il ne s’agit
pas de célébrer les formes d’organisations collectives
les plus rigides. Par exemple, l’organisation Taylorienne du travail
est quelque chose d’extrêmement pesant. Un minimum de responsabilisation
et de personnalisation des tâches peut être positif. Mais
à condition que ce soit supporté. Par exemple le travailleur
de demain et même d’aujourd’hui deviendra de plus
en plus mobile. Le profil de carrière par exemple où on
entrait dans une entreprise en sortant de l’école et on
attendait sa retraite deviendra de plus en plus rare. Donc le travailleur
sera et est déjà plus mobile mais l’important est
d’attacher un minimum de garantie et de droit à la mobilité
pour qu’il ne soit pas comme une sorte de bouchon qui flotte au
gré des flots ou à la merci de tout accident ou de tout
évènement ou de toute décision des actionnaires
d’une entreprise. Donc attacher est sûrement plus facile
à dire qu’à faire mais il me semble que cela est
essentiel. Attacher des droits, des nouvelles protections à ces
situations de mobilité.
Pascale Fourier
: Avant cette émission, je suis allée sur le site Internet
du Medef ( www.medef.fr) et en utilisant le moteur de recherche avec
le mot « risque », un certain nombre de documents apparaissent
dans lesquels on s’aperçoit qu’il y a une certaine
apologie du risque qui est faite. Les gens qui sont biens, ce sont les
gens qui prennent des risques, en particulier les entrepreneurs, qui
sont par excellence les personnes qui prennent des risques. Les salariés
étant des risquophobes, terme que vous avez-vous même utilisé,
cherchent à garder un maximum de protection sociale, le maximum
de garanties, attachés à leurs acquis. Est-ce que vous
pouvez revenir sur ces 2 termes, risquophile/risquophobe, que j’avais
trouvés fort beaux.
Robert Castel :
Je les avais repris à M.Seiller lui-même qui oppose comme
cela les gens biens, c'est-à-dire les gens qui sont capables
de risquer, d’entreprendre et d’autre part, des gens qui
seraient frileux, qui seraient attachés aux avantages acquis.
Il voit donc d’un côté les entrepreneurs, les gens
qui vous dessinent les voies qu’il faut prendre et de l’autre,
des gens plus ou moins archaïques, attachés à des
sécurités dépassées. Je crois que l’on
peut constater simplement que M.Seiller, puisqu’on parlait de
lui, a certainement pris des risques par exemple lorsqu’il était
dans cette entreprise dont il était responsable et qui finançait
AirLib. Il a fait une opération audacieuse. Mais le résultat
de cette prise, ce n’est pas M.Seiller qui l’a payé.
Ce sont les salariés d’AirLib qui manifestent d’ailleurs
dans les rues. On voit bien alors le caractère extrêmement
suspect de cette distinction. Est-ce être risquophobe que d’être
attaché à son emploi lorsque cela vous donne la place
que vous occupez dans la vie sociale, ou bien être conscient de
l’intérêt profond ? Cette distinction est construite,
et ce n’est pas pour rien, par M.Seiller, par le Medef ou plus
généralement par les orientations néolibérales
actuelles. Cela exprime les intérêts privés de ces
groupes de pression qui sont très importants. Bien que ce soit
important que les entreprises fonctionnent le mieux possible, je pense
que ce serait une erreur de confondre cette défense de l’intérêt
de l’entreprise avec l’intérêt général.
Quelqu’un disait : ce qui est bien pour Général
Motor est bien pour les Etats Unis. Ce n’est pas évident.
C’est certainement bien pour les dirigeants de Général
Motor. Il faut quand même prendre au sérieux y compris
les exigences de compétitivité mais néanmoins,
le bien de l’entreprise ne peut pas se substituer au bien général.
Je crois que le bien général renvoie à des facteurs
justement plus généraux et à l’Etat en tant
que garant de cet intérêt général, et non
à l’entreprise qui représente des intérêts
privés, si puissants soient-ils.
Pascale Fourier
: On pourrait dire que vous êtes d’un archaïsme forcené
quand vous parlez de l’Etat et de son importance ?
Robert Castel :
On n’a pas le temps de le justifier maintenant mais de toutes
façons, en dépit de leurs proclamations, les libéraux
eux-mêmes s’appuient sur l’Etat. Simplement, ils voudraient
que ce soit un Etat au service de leurs intérêts plutôt
qu’au service de l’intérêt général.
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