Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 27 JUIN 2006

Les paradis fiscaux, pilier du capitalisme contemporain 1/2

Avec Christian Chavagneux, rédacteur en chef adjoint du mensuel Alternatives Economiques

 

Pascale FourierEt notre invité aujourd’hui sera Christian Chavagneux, rédacteur en chef adjoint du mensuel Alternatives Economiques, rédacteur en chef de la revue l’Economie Politique, et chercheur associé au Center for Global Political Economy de l’université de Sussex.

La semaine dernière, nous avions parlé de l’affaire Clearstream avec Denis Robert. A à ce propos, nous avions parlé de paradis fiscaux, et j’avoue que, jusqu'à présent, je n’avais rien compris à ce qu' était vraiment un paradis fiscal. Il se trouve que je suis tombée sur un petit livre, qui vient d’être publié aux éditions de la Découverte, dans la collection Repères, une collection d’un prix très très modeste, 8 euros, livre écrit par Christian Chavagneux et Ronen Polan intitulé  Les paradis fiscaux. Tout est d’une limpidité absolue! J'ai tout compris! Et pour essayer de vous faire comprendre à vous aussi, j’ai été rencontré Christian Chavagneux à la rédaction d’Alternatives Economiques. Voilà donc le résultat.


Ma première question est toute bête : c’est quoi, un paradis fiscal ? On en entend beaucoup parler notamment à propos de l’affaire Clearstream, mais je n’ai pas vraiment compris…

Christian Chavagneux : Il n’y a pas vraiment de définition officielle d’un paradis fiscal. Nous, dans le livre qu’on vient de publier avec Ronen Polan qui est un chercheur à l’université de Sussex, on a donné une dizaine de critères pour essayer de repérer les paradis fiscaux. Néanmoins, ce n’est pas l’essentiel. L’essentiel, c’est qu'il y a beaucoup d’institutions internationales qui ont été tellement préoccupées de leur place dans l’économie mondiale qu'elles ont essayé, chacune en fonction de leurs propres problèmes, qui le blanchiment d’argent sale, qui le contrôle des banques etc., d’établir des listes et d’identifier des territoires,qui, aujourd’hui, dans l’économie mondiale, pouvaient jouer le rôle de paradis fiscaux, c’est-à-dire, comme disent certaines institutions de droit internationales de centre financiers « off-shore ». Pour être plus précis, un centre financier off-shore, ça veut dire un centre financier où il se produit des transactions internationales qui sont un peu en dehors du contrôle des politiques publiques nationales ou internationales. C’est ça surtout la caractéristique forte d’un paradis fiscal, c’est qu'on peut y réaliser des transactions qui sont en dehors d’un contrôle public national ou international.

Pascale Fourier : Mais les paradis fiscaux sont quand même des entités étatiques... Quand on parle du Luxembourg, c’est quand même un Etat. Comment est-il possible de faire des choses qui sont en dehors du contrôle… ?

Christian Chavagneux : C’est en dehors du contrôle des politiques nationales des résidents qui vont utiliser les paradis fiscaux... Je suis français, je vais utiliser le Luxembourg, mais la France n’aura pas le droit, justement du fait du respect de la souveraineté étatique nationale du Luxembourg, d’intervenir en disant : « Vous n’avait pas le droit de le faire ! » . Le Luxembourg est souverain, il a le droit d’écrire la loi. Les paradis fiscaux utilisent leur capacité d’écrire la loi pour offrir des services aux riches, aux multinationales, aux mafieux. Et ils vendent leurs souveraineté, comme dit Ronen Polan, ils vendent leurs souveraineté internationale, ils vendent leur capacité, leur droit d’écrire la loi, en écrivant des lois qui sont faites au profit des résidents d’autres pays, qui viennent un petit peu en contravention des lois des autres pays. C’est en cela qu’il y a un conflit de souveraineté, comme diraient les spécialistes de sciences politiques, entre les pays qui veulent taxer leur entreprises, leurs individus riches, leurs stars, et puis d’autres pays qui utilisent leur droit à écrire la loi pour offrir à ces mêmes individus des services d’échappement au fisc et à plein d’autres choses… à des contrôles réglementaires, des contrôles bancaires...

Pascale Fourier : Là, actuellement, est-ce que j’ai le droit d’aller mettre de l’argent au Luxembourg ?

Christian Chavagneux : Il y a des transactions autorisées et il y a des transactions qui sont moins autorisées. Vous avez le droit tout à fait d’ouvrir un compte au Luxembourg et de transférer de l’argent au Luxembourg. C’est tout à fait autorisé. Ce que vous n’avez pas le droit de faire, c’est par exemple d'y placer votre argent pour qu'il vous procure un taux d’intérêt; en France, quand vous faites cela, que vous placez votre argent et que cela vous rapporte des intérêts, vous payez des impôts sur les intérêts. Or vous pouvez cachez les intérêts que vous touchez au Luxembourg pour éviter de payer des intérêts en France, et ça vous n’avez pas le droit.

Pascale Fourier : Mais c’est invérifiable… 

Christian Chavagneux : Alors là on rentre déjà dans la qualité de politiques publiques qui peuvent être mises en place pour vérifier ou pas. Jusqu’en juillet 2005, c’était invérifiable. En tout cas quand le fisc français, par exemple, demandait à la Suisse  : «  Dites donc, est-ce qu’il n’y a pas des français qui ont été caché de l’argent chez vous ? », la Suisse disait : « Je ne suis pas obligée de répondre ». Ou alors, un juge français demandait au ministère des affaires étrangères françaises, qui demandait au ministère des affaires étrangères suisse, qui demandait à un juge suisse…et qui répondait quand il en avait envie.

Depuis 2005, ce n’est plus ça puisque l’Union Européenne et quelques pays périphériques ont signé une sorte de traité, qui est lié a la directive européenne sur l’épargne, l’épargne placée par les européens, et qui dit la chose suivante : quand le fisc d’un pays va demander à la Suisse ou à d’autres pays européens au sein de l’Union Européenne ou autour : «  Dites-moi, est ce qu’il n’y a pas des gens de chez moi qui viennent placer de l’argent chez vous ? » , le pays a deux solutions maintenant, depuis cette directive européenne de juillet 2005 : soit il donne l’information, soit il dit : « Moi je ne veux pas vous donner l’information, mais en contrepartie, je vais prélever un impôt de 15% sur les revenus de ces placements, et on va se les redistribuer à nous deux, 75% pour vous et je garde 25% pour moi ».

Tous les pays de l’Union Européenne et beaucoup de pays autour d'elle ont accepté de mettre en place cette directive. Le mois dernier, on a appris que les îles Caïman, les îles Vierges, des petites places exotiques, avaient aussi accepté de négocier avec l’Union Européenne et d’entrer dans le cadre de la directive.

Maintenant donc, il y a deux solutions. Si le fisc français dit à la Suisse ou aux îles Caïmans : « Est-ce que ce français-là ne cache pas de l’argent chez vous ? », le fisc suisse par exemple dit : «  Non, je ne veux pas vous le dire; par contre, s’il a de l’argent chez nous, je vais prélever, je vais vous en donner un petit peu ». Soit d’autres pays, comme par exemple l’Espagne ou l’Angleterre, ont décidé de dire : « Ok, on va faire de l’échange d’informations entre les fiscs et je vous donnerai l’information ».


Pascale Fourier : Finalement, les paradis fiscaux ont acheté la paix des ménages, d’un certain côté, parce je présume que les gens qui vont placer des sous par exemple au Luxembourg seraient taxés au titre de l'impôt sur la fortune et ce serait bien supérieur à 15%...

Christian Chavagneux : Ca dépend. Parce que là, on parle plutôt d’un impôt qui porte sur les placements, sur les intérêts qui sont touchés par les placements. Alors, le taux d’imposition est de 15% maintenant, mais progressivement, il va monter à 35%. 15%, c’est juste au début, il va monter jusqu’à 35%. Les pays - la Suisse, l’Autriche, le Luxembourg, la Belgique et quelques petites îles - se sont engagés à cela. Donc, le taux va bientôt monter.

Et surtout ce qui est intéressant, ce n’est pas tellement le taux, je dirais les revenus fiscaux que cela va apporter. C’est que cela va nous permettre d’avoir une estimation un peu plus précise que ce qu’on a aujourd’hui de l’épargne qui se déplace là-bas. Parce qu'une fois qu’on va avoir le rendement de l’impôt, comme on sait que c’est 15% sur les intérêts, on va avoir le niveaux des intérêts, et puis on va se dire, comme ça porte sur des placements liquides.....en gros aujourd’hui, les financiers vous disent si vous avez placé votre liquide en Suisse, ça va vous rapporter 4%.... donc en remontant la chaîne comme ça, on va pouvoir avoir une première approximation officielle du niveau d’épargne qui se déplace vers ces pays.

Par exemple la Suisse a donnée le montant de la retenue à la source qu’elle avait prélevée entre juillet 2005 et décembre 2005, et quand on fait ce petit calcul, on s’aperçoit qu’on a identifié 30 milliards d’euros qui se dirigent vers la Suisse. La Suisse était le premier pays à donner ses chiffres. Il y a quelques jours, à la mi-juin, Jersey a donné aussi ses chiffres: en faisant le même petit calcul, on est tombé sur un peu plus de 5 milliard.
Donc, quand tous les pays qui ont opté pour la retenue à la source vont avoir donné leur chiffre, on va avoir un bon paquet de milliards d’euros qu’on va identifier comme de l’épargne qui circule au sein de l’Union Européenne et qui va vers les paradis fiscaux, plus tout ce qu’on ne saura pas, qui a été lié a l’échange d’informations, qui aura été aussi identifié par le fisc.

Donc, ce qui est intéressant, plus que le montant des impôts qu’on va prélever, c’est qu’on va réussir à identifier une partie de ces flux, qui justement voulaient utiliser les paradis fiscaux pour se cacher. Et ça, ça me paraît être une avancée intéressante.


Pascale Fourier : Il y a un petit truc que je n’ai pas compris. Le but de la manœuvre quand on place de l’argent dans un paradis fiscal, c’est d’échapper aux impôts du pays dont on est originaire - quand on est une société, échapper aux impôts de l’endroit où on a fait des profits…C’est ca ?

Christian Chavagneux : C’est ça.

Pascale Fourier : Et, c’est tout ? Ce n’est que ça ?

Christian Chavagneux : Ce n’est que ça. Ou alors, quand on est un mafieux, c’est pouvoir faire circuler son argent sans que personne ne le sache et sans que personne n’arrive à mettre la main dessus.

Pascale Fourier : …

Christian Chavagneux : Les entreprises, les riches, les mafieux, en gros, ce sont les trois clients des paradis fiscaux. Quoique, au-delà de ces grands clients, on s’aperçoit que ces dernières années, il y a eu une sorte de « démocratisation » de l’utilisation des paradis fiscaux, puisque les grands cabinets de conseil internationaux, de plus en plus, essaient de construire des produits financiers qui s’adaptent à des gens dont les niveaux de revenus sont de moins en moins élevés. Bien sûr, eux, à chaque fois, ils touchent une commission ! A chaque fois qu’ils vous vendent un produit financier en disant: « Mettez votre argent là dans tel pays, selon telles et telles modalités », eux, ils touchent leur commission !

Donc, jusqu'à présent : les mafieux, les grosses multinationales, les riches, les stars. Et puis maintenant, de plus en plus, les patrons de PME, les gens qui ont de hauts revenus, pas forcément très très riches, mais qui ont de hauts revenus. Et on essaie de toucher de plus en plus bas, d'élargir la gamme des gens qui pourraient être habilités à utiliser ses paradis fiscaux.

 

Pascale Fourier : Là, vous avez utilisé le mot de « multinationales ». Donc, ce n’est pas simplement, l’image que moi je pouvais en avoir, de quelqu’un qui a des sous et qui paye quelqu’un pour aller transférer des valises pleines d’argent en Suisse. Les multinationales… ?

Christian Chavagneux : Ah oui, oui!! Les grandes entreprises internationales, sont sûrement parmi les premières utilisatrices des paradis fiscaux. L’objectif pour elles est d’  « optimiser les impôts », comme elles disent, c'est-à-dire de les réduire au maximum, en utilisant toutes les possibilités de contournement réglementaire qu’offrent les paradis fiscaux. Par exemple, une multinationale européenne qui est présente dans plusieurs pays européens va s’arranger pour que ce soit sa filiale qui est en Irlande qui fasse le plus de profits. Parce qu’en Irlande, vous êtes taxés autour de 10, 12% alors que si vous êtes une entreprise française par exemple et vous faites tous vos profits en France, vous serez plutôt taxés autour de 30, 35%... Donc le différentiel vaut vraiment la peine. Et puis quand vous êtes une entreprise qui veut aller encore plus loin, eh bien votre filiale qui va faire le plus de profits, vous la mettez aux Iles Caïmans, vous la mettez dans des paradis fiscaux qui vraiment offrent des taux d’impositions minimum...


Pascale Fourier : C’est une double question : d’abord, qu’est-ce qu’une filiale ? Et puis surtout, comment peut-on décider qu’une filiale est aux Iles Caïmans ? Parce que si on fait travailler des gens ici en France, elle ne peut pas être aux Iles Caïmans…Enfin, je n’arrive pas très bien à comprendre…Il n’y a pas d’usines aux Iles Caïmans que je sache ?

Christian Chavagneux : Tout à fait.... Les multinationales sont organisées généralement de la façon suivante. Il y a une maison-mère: c’est là où on décide de la stratégie de l’entreprise. On trouve là un bureau, des gens avec des costumes cravates qui sont dans un bel immeuble. Et ça, on peut l’installer partout dans le monde, où on veut ! On peut l’installer en France, on peut l’installer aux Etats-Unis, on peut décider que ce sera aux Iles Caïmans. Et puis, cette maison-mère, donc celle qui décide tout, crée d'autres petites entreprises qui sont dépendantes d'elle, c’est ce qu’on appelle des « filiales ». Il y a plusieurs types de filiales: il y a les filiales productives, c’est là où on met les usines; il y a des filiales commerciales, ça peut être juste des boutiques, c’est là où on va vendre les produits; et puis il y a des filiales qui sont administratives: on peut décider par exemple d'y mettre toute la gestion de la recherche, ou toute la gestion de la trésorerie, on peut décider de mettre la direction financière, ou la comptabilité par exemple seulement. Et on peut décider qu'on va utiliser l’une des ces filiales pour faire circuler les biens qui sont produits dans les usines d'une filiale et qui sont vendus dans un autre pays par la filiale commerciale. Et l’intérêt de cela, c’est que, quand vous êtes dans un pays, par exemple aux Iles Caïmans, vous avez juste une coquille vide en fait, vous n'avez rien. Il n’y a pas d’usine. Ils emploient une personne ou deux, et encore, généralement, quelquefois, c’est juste une plaque tournante, on n’emploie personne. L’avantage, c’est que vous achetez quelque chose très peu cher dans votre filiale où il y a les usines, par exemple en France. Vous produisez votre produit en France. Vous faites acheter par votre filiale qui est aux Iles Caïmans très peu cher. Et cette filiale, si vous voulez vendre aux Etats-Unis votre produit, elle va le revendre au contraire à une autre filiale aux Etats-Unis extrêmement cher. Elle achète pas cher, elle revend très cher: elle va faire de gros profits, alors que la filiale française qui a produit, elle, va vendre pas cher... Elle a sûrement des coûts importants... Elle va faire de petits profits, voire des pertes. En France où c’est beaucoup taxé, petits profits ou pertes, pas beaucoup d’impôts. Aux Iles Caïmans, on achète pas cher, on revend très cher, énormes profits, mais pas beaucoup d’impôts. Et on revend aux Etats-Unis très cher, donc la filiale américaine, elle, va être obligée d’acheter très cher, elle va revendre plus ou moins cher, petits profits, ou pas beaucoup de profits, très peu d’impôts. Tous les profits sont situés dans la filiale, dans l’unité de ces grands groupes où l’imposition est la plus faible. Et c’est ça qui est intéressant pour les multinationales. C’est ça qui leur permet d’utiliser les paradis fiscaux.

Alors il y a une chose qu’il faut préciser. C’est que quand on est une filiale d’une entreprise, on échange et on se vend des produits avec d’autres filiales de la même entreprise. La loi internationale dit que le prix de transfert - les techniciens disent que le prix auquel on se vend les choses à l’intérieur des multinationales s’appelle « prix de transfert » - doit être le même que le prix entre deux entreprises qui ne se connaissent pas du tout. Seulement quand on se plonge un petit peu dans les prix de transfert - des américains se sont plongés dans les prix de transfert... -, on s'aperçoit de choses extrêmement bizarres. Par exemple des seaux en plastiques achetés en Tchéquie par une filiale dans un paradis fiscal, revendus aux Etats-Unis pour 970 dollars le seau en plastique. Ca fait un peu cher le seau en plastique ! Des gants achetés en Chine pour plus de 4 000 dollars le kilo ! Ca fait cher le gant. A l’inverse, des lance-missiles vendus des Etats-Unis vers Israël, à 50 dollars le lance-missiles. A ce prix-là, on comprend pourquoi le terrorisme international peut se développer ! Ce n’est vraiment pas cher le lance-missiles.... En fait ces prix de transfert sont un peu des « prix de triche ». C’est le même mécanisme que j’expliquais avec des exemples tout à l’heure: on fait acheter très peu cher par la filiale qui est située dans le paradis fiscal, et revendre très très cher, pour que tous les profits soient là. Et ça, ce problème des prix de transferts, il est au cœur de l’utilisation par les multinationales des paradis fiscaux.

Pascale Fourier : Il y a des grosses multinationales que je connais qui font cela? Je ne sais pas... du type Danone par exemple, de grosses entreprises comme cela ? Ou n’importe laquelle, d'ailleurs....

Christian Chavagneux : IBM, Microsoft… Toutes, toutes, toutes... Les 250 premières multinationales que vous connaissez, les plus grosses… Coca-cola, tous les plus gros noms de multinationales que vous connaissez, toutes utilisent les paradis fiscaux, bien sûr.

Pascale Fourier : Sans que les gouvernements de leur pays d’origine - si ces mots ont encore un sens des multinationales - ne réagissent ?

Christian Chavagneux : Les gouvernements réagissent, mais c’est une négociation diplomatico-économique au jour le jour je dirais. Quand vous êtes en France, vous préférez que l’entreprise en question, peut-être, paye un peu moins d’impôts, mais vienne installer l’usine chez vous, pour que ça crée des emplois. Donc, l’entreprise vient, elle vient à Bercy par exemple en France, et puis elle dit : « Je sais que le taux d’imposition, c’est ça, mais peut-être que vous pourriez faire un effort, parce que je vais créer une usine... Je vais embaucher 800 personnes dans tel coin…et puis si vous acceptez de nous donner une petite aide, je peux aller en Lorraine et puis j’en embaucherais 1000 personnes… Mais à ce moment-là, il faudra encore me diminuer les impôts, en tout cas pendant 5 ou6 ans »… Donc c’est une négociation permanente entre les multinationales et les pays d’accueil qui les reçoivent. Ca se négocie. Quand on est riche, important, une multinationale, quelqu’un de riche, l’impôt, ça se négocie.

Pascale Fourier : Aligre FM, Des Sous et des Hommes, toujours en compagnie de Christian Chavagneux, qui a écrit ce merveilleux petit livre pédagogique, très bien documenté, intitulé Les paradis fiscaux . Le titre est un peu simple, on aurait presque pu l’appeler : « les paradis fiscaux à l’usage des nuls », parce que vous verrez, même moi je finis par comprendre…

Je feins souvent de n'être au courant de rien, mais il n’empêche que j’ai quand même lu votre livre. Et dans la liste des paradis fiscaux que vous citez, il y a Londres. Je suis étonnée parce que je pensais que c’était une grande place financière, mais propre....

Christian Chavagneux : Londres est effectivement la première place financière mondiale. On pense souvent que c’est les Etats-Unis, mais la première place financière mondiale est Londres. On a fait des calculs avec Ronen Polan, effectivement, pour essayer de mesurer la place de chaque place financière dans les transactions internationales des banques. En termes de paradis fiscaux, on s’est aperçu que la moitié à peu près des transactions internationales des banques passait par les paradis fiscaux. Et que dans cette moitié, ça se répartissaient de la manière suivante : Londres 40%, les autres grandes places financières des pays développés 30%, et puis les petites îles exotiques, celles dont on parle souvent quand on parle de paradis fiscaux : 30%. Alors évidement, on pourrait dire: « Si vous mettez la plus grande place financière mondiale dans n’importe quel groupe, ce groupe va être important, mais Londres n’est pas un paradis fiscal » … Si ! Londres est un paradis fiscal. Pour plusieurs raisons. L’un des principes des paradis fiscaux, c’est d’avoir une loi fiscale pour les nationaux, et une loi fiscale pour les gens qui n’habitent pas chez vous. Et Londres est typique de cela. D’ailleurs, entre parenthèses, le ministre des finances britannique, Gordon Brown, mène une guerre terrible contre les britanniques qui veulent utiliser les paradis fiscaux. Et il est en train de la gagner. Il a obtenu par exemple la levée du secret bancaire. La banque Barclays, et donc derrière la banque Barclays toutes les autres grosses banques britannique, ont été obligées de donner aux ministres des finances les noms des gens qui avaient ouvert des comptes courants dans les petites îles anglo-normande, avec carte de crédit, des gens qui veulent aller planquer leurs revenus à Jersey... Il a mené une bataille qu’il a gagnée. Fin de la parenthèse. Ce qui veut dire qu’on peut être un paradis fiscal et avoir une autorité politique nationale forte contre les pratiques fiscales douteuses de ses propres résidents. On veut bien être un paradis fiscal, mais pour les autres.

Donc, Londres est de fait un paradis fiscal, parce que, à la fin des années 50, en 57 pour être plus précis, la Banque d’Angleterre a soutenu la création d’un machin un peu complexe qu’on appelle le marché des euro-dollars. Alors des euro-monnaies, ça n’a rien à voir avec l’euro: ce sont des devises qui sont déposées dans une banque et prêtées en dehors du territoire national. Les euro-dollars, ce sont des dollars qui sont déposés et prêtés en dehors des Etats-Unis. Et en 1957, la Banque d’Angleterre et puis quelques banques privées se sont aperçus de la chose suivante : la livre-sterling avait perdu son statut de monnaie internationale; par contre le dollar était en train de devenir une monnaie internationale très très importante. Et les anglais se sont dit : «  Ok, tant pis, on abandonne le fait de défendre le rôle international de la livre-sterling, mais si tout ce business en dollars qui est en train de progresser se faisait chez nous, on resterait un grand centre financier ». Ils ont donc commencé à autoriser des dépôts en dollars et des prêts en dollars en dehors de tout contrôle public, boostant vraiment fortement cette finance off-shore, cette libéralisation financière dont on parle tant aujourd’hui. La libéralisation financière contemporaine, elle naît là, en 1957, en accord avec la Banque d’Angleterre, une autorité publique chargée de surveiller les marchés. Elle a accepté que se développe ce marché des euro-dollars pour que ce business se fasse sur la place de Londres. Et ça a été une stratégie gagnante. Londres aujourd’hui est la première place financière. Et donc, multipliant ensuite à partir de ce marché des euro-dollars les services offerts aux riches, aux grandes entreprises, etc., s’est développé ce comportement de paradis fiscal à destination du reste du monde. Il y a un britannique qui était chargé de surveiller vraiment tout le système financier britannique; il y a une autorité en Angleterre qui surveille tout cela. Et quand on lui a dit: « Mais dis donc, est-ce que vraiment Londres est un paradis fiscal ? ». Cet homme, chargé de surveiller tout le système financier britannique, a dit : «  Quand vous voulez cacher une aiguille, vous cherchez une botte de foin. Et Londres aujourd’hui est une des plus belles bottes de foin du monde ! ». Les autorités financières britanniques savent donc, elles-mêmes, que leur pays, leur système bancaire est utilisé comme paradis fiscal par les grandes entreprises, par les gens très riches, par les mafieux. A la fin de 2005, le successeur de la personne dont je vous parle, celui qui toujours aujourd’hui contrôle l’ensemble du système financier britannique, a dit publiquement, publiquement - généralement on ne dit pas publiquement ce genre de choses -, qu'il savait que dans beaucoup de grandes banques installées à Londres il y avait des mafieux qui venaient apprendre les méthodes de contrôle des banques pour pouvoir mieux les détourner, et qu’il avait la preuve de cela. Donc, Londres, aujourd’hui, est une plaque tournante, comme le sont d’ailleurs tous les grands premiers marchés financiers du monde. On a trouvé des choses qui montrent qu’à la fin du 19eme siècle, au moment où Londres était déjà une grande place financière, tous les bandits, tous les gens qui avaient de l’argent à cacher passaient déjà par Londres. Donc, il y a une véritable histoire de long terme qui place Londres comme un centre financier très important par lequel passe de l’argent un peu douteux...

Pascale Fourier : Et quel est l’intérêt de Londres dans cette affaire-là ?

Christian Chavagneux : Eh bien c’est qu’à chaque fois qu’il se passe des transactions financières, on prend sa commission. Et donc la finance internationale amène entre 10 et 15% du PIB de l’Angleterre aujourd’hui. Donc c’est un poids vraiment important! Ca emploie beaucoup de gens, ça permet de développer des activités de services très sophistiquées, de haut niveau, qui se passent sur votre territoire. Donc, ça vous place dans la mondialisation sur des segments qui sont fortement rémunérateurs et avec des gens très très qualifiés. C’est toujours un avantage pour un pays...

Pascale Fourier : C’était Des Sous et Des Hommes, en compagnie de Christian Chavagneux. Je vous rappelle le titre de son petit livre écrit en collaboration avec Ronen Polan : Les paradis fiscaux, édité à La Découverte dans la collection Repères, pris 8.50 euros. C’est absolument limpide, lumineux. Et pour comprendre encore mieux ce que sont les paradis fiscaux, il nous reste la dernière émission de la saison de Des Sous, le 4 juillet... A la semaine prochaine, toujours avec Christian Chavagneux donc.

 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 27 Juin 2006 sur AligreFM. Merci d'avance.