Pascale
Fourier : Notre invité sera Christian
Chavagneux, rédacteur en chef adjoint du mensuel Alternatives
Economiques. La semaine dernière nous avons déjà
parlé avec Christian Chavagneux des paradis fiscaux à
l'occasion de la sortie du petit livre qu'il a écrit avec Ronen
Polan, "Les paradis fiscaux", publié aux éditions
La Découverte, dans la collection Repères. Pour la modique
somme de 8 euros 50, vous aurez un livre absolument pédagogique
sur ce sujet, si vous ne comprenez pas c'est que vous êtes encore
plus sous-doué que l'animatrice de "Des Sous"... Alors
pourquoi une 2ème émission ? Là j'avais compris
ce que c'était qu'un paradis fiscal, mais il y avait une petite
partie qui m'intéressait dans l'introduction du livre de Christian
Chavagneux qui disait: "Les paradis fiscaux sont tout bonnement
l'un des piliers sans lesquels la mondialisation économique contemporaine
ne pourrait pas fonctionner". Eh bien justement, c'est ce qu'on
va voir dans cette émission-ci.
Finalement les paradis fiscaux on se dit que c'est une histoire de filous,
mais d'un autre côté on se dit, des filous il y en a toujours
eu ... Alors qu'est-ce qu'il y a de nouveau? Il y a une accélération
quand même de la place des paradis fiscaux ? Ils sont devenus
plus important, ils ont un rôle plus particulier dans l'économie
? Ou finalement ça a toujours été comme ça,
et ce n'est peut-être pas la peine qu'on s'énerve ?
Christian Chavagneux
: Non, les paradis fiscaux commencent vraiment à jouer un rôle
important à partir de la fin des années 60. On peut retrouver,
à la fin du 19e siècle, au début du 20e, quelques
petites utilisations ici ou là. D'ailleurs, dès 1920,
la Société des Nations( SDN) se préoccupait de
savoir comment encadrer le développement des paradis fiscaux.
Mais ça touchait à l'époque surtout des gens très
riches, quelques multinationales, mais vraiment à petite échelle.
La véritable explosion des paradis fiscaux, c'est à partir
de la fin des années 60 d'une part parce qu'il y avait ce qu'il
fallait avec le marché des eurodollars et les débuts d'une
place financière "off-shore" - c'est-à-dire
en-dehors de tout contrôle public -. Il fallait déjà
que ce marché existe, or il existe depuis 1957.
Et puis à partir de la
fin des années 60, démarre cette grande crise économique
internationale. Généralement on dit c'est 1973 avec la
crise du pétrole, mais depuis il y a eu des travaux d'économistes
qui se sont penchés sérieusement sur le "machin"
et en fait ils ont montré que les entreprises commencent à
avoir des problèmes dès la fin des années 60. Et
c'est juste au moment où les entreprises commencent à
avoir des problèmes qu'on commence à voir les transactions
par les paradis fiscaux qui se développent. Et au fur et à
mesure que les entreprises rentrent dans les problèmes des années
70, la place des paradis fiscaux monte.... à tel point que la
Banque des Règlements Internationaux, qui est une sorte de grande
institution internationale (en Suisse) chargée de surveiller
l'évolution du système financier international, au milieu
des années 70 commence à dire: "Tiens ! Nous, on
surveille la finance internationale, et il commence à se passer
des choses bizarres dans les territoires au niveau de la circulation
de l'argent. On ne sait plus trop où l'argent va, qui le détient
...".
Donc ce rôle d'opacité des paradis fiscaux commence déjà
à être repéré au début des années
70. Les entreprises ont essayé de récupérer par
du contournement réglementaire, par du contournement fiscal,
ce qu'elles perdaient au niveau de leur activité traditionnelle
qui avait fait que pendant les Trente Glorieuses (la période
qui a suivi l'après-guerre) tout allait bien. A partir du moment
où tout va un peu moins bien, et pour certaines, assez mal, elles
ont vont essayer de récupérer par les paradis fiscaux
ce qu'elles perdaient de leur activité traditionnelle. Et puis
c'est devenu une habitude ensuite. Microsoft, par exemple, pour gérer
la propriété intellectuelle des logiciels pour toute l'Europe,
l'Afrique et le Moyen-Orient, s'est installé en Irlande, plutôt
qu'aux Etats-Unis. Parce qu'en Irlande, leur rentrées en droits
de propriété intellectuelle chaque fois qu'ils vendent
des logiciels vont être taxées à 10-12% alors qu'aux
Etats-Unis ils seraient taxés à plus de 30%. Donc c'est
devenu une habitude aujourd'hui des multinationales. Il y a même
eu un sondage fin 2005 auprès des plus grandes multinationales
mondiales qui montrait que, quand elles inventent un nouveau produit,
elles intègrent, dès le stade de l'invention - c'est-à-dire
que le produit n'est même pas là, c'est encore des plans
sur la comète - elles intègrent les capacités d'"optimisation
fiscale" - comme disent les entreprises - qu'elles vont pouvoir
développer pour savoir combien d'argent on va mettre, quel prix
on va le vendre, etc. Donc maintenant la stratégie d'utilisation
d'optimisation fiscale est intégrée stratégiquement
dès le début de la conception d'un produit. Les paradis
fiscaux sont maintenant au coeur de l'organisation du travail des multinationales
au niveau mondial.
Pascale Fourier
: On pourrait se dire que ce n'est pas moralement réprouvable
puisque ça a permis le rétablissement des taux de profit,
ou des choses comme ça ... donc c'est bien! Heureusement qu'il
y avait ça parce qu'autrement elles auraient été
drôlement embêtées, les entreprises ...
Christian Chavagneux
: Qu'une entreprise fasse du profit, c'est très très bien.
Mais à partir du moment où elle ne veut pas être
taxée et contribuer à le redistribuer, c'est là
que je trouve que c'est un peu moins bien. Et c'est l'idée qu'on
essaye de défendre à la fin du bouquin: avec ces comportements
off-shore, ça a incité directement ou indirectement les
grands Etats (ceux qui ne sont pas des paradis fiscaux) à s'aligner
un peu vers le bas. Et dans l'Union Européenne, c'est assez clair:
les taux d'impositions des entreprises (par exemple au sein de la zone
Euro ou au sein de l'Union Européenne à 15) entre 1995
et 2005 ont perdu 8%. On est passé de 38% à 30% en moyenne.
Cela dit, on pourrait se dire qu'on n'est pas les plus mal lotis parce
que, là, ce sont les Etats-Unis qui ont été le
plus loin. Si on mesure l'imposition des bénéfices des
sociétés, aujourd'hui cela fait un peu plus de 2% du PIB
(un peu plus de 2% de la richesse nationale), 8% des recettes fiscales.
Dans les années 60, c'était le double pour les deux chiffres.
Le double. Donc la pression fiscale sur les entreprises depuis les années
60 aux Etats-Unis a été divisée par 2. Par contre
les impôts sur les salaires, généralement ça
n'a pas bougé, c'est toujours la même proportion. Donc
que les entreprises fassent beaucoup de profit c'est vraiment bien,
mais à partir du moment où elles jouent de ces mécanismes
pour ne pas les redistribuer et que les recettes fiscales de tous les
pays ne portent plus que sur nous - sur les salariés - alors
là il y a une disproportion qui se fait, qui n'est plus du tout
équitable, et qui mérite, qui nécessite une intervention
publique.
Pascale Fourier
: D'après ce que vous m'avez dit, par exemple Londres est un
grand paradis fiscal. Il y a quand même peu de chance qu'on réussisse
à lutter contre de telles pratiques, contre les paradis fiscaux,
si on a d'aussi gros poids lourds que par exemple la Grande-Bretagne,
le Luxembourg ou la Suissesont dans la balance...Les trois, ça
doit être pas mal comme palmarès...
Christian Chavagneux
: Alors il y a quand même des bonnes nouvelles. Il me semble que
c'est le message d'optimisme qu'on essaie de faire passer dans ce livre:
il se passe des choses au sein de l'UE. Il se passe 3-4 choses qui sont
même très très importantes. On a déjà
évoqué le fait qu'il y avait des échanges d'informations
et des retenues à la source, des impôts, sur les petits
bouts d'épargne qui sont placés au sein des pays européens.
Mais ça, c'est seulement une chose. Il y a une autre chose: aux
alentours du début des années 2000, un travail a été
mené en Europe sur les pratiques fiscales douteuses des pays
Européens. Et ça a donné lieu en 2003 à
l'établissement d'un "code de bonne conduite fiscale".
Ce n'est pas un traité international... Si les pays Europeens
ne le mettent pas en oeuvre, on ne va pas envoyer les troupes pour dire:
"Respectez le code de bonne conduite! ".. Néanmoins,
on a cet exemple un peu particulier de l'île de Guernesey qui,
à partir de 2008, veut établir un nouveau régime
fiscal qu'on appelle le régime fiscal du zéro-dix: zéro
taxation sur les entreprises, 10% sur les entreprises financières,
et pour les gens de Guernesey, on verra ... "on s'arrangera".
Un des grands cabinets de comptabilité internationale, qui conseille
Guernesey, a dit: "Attention, ça, c'est un vraie discrimination
importante entre tous les gens qui sont installés sur votre territoire.
Avec certains on va négocier, avec certains on va faire 0, avec
certains on va faire 10% ... Le code de bonne conduite Europeen l'interdit.
On pourra vous attaquer au niveau international, notamment auprès
de la Cour de Justice Europeenne (CJE), parce que vous faites trop de
distinction entre les gens pour leur imposition. Et ça, le code
de bonne conduite dit que ce n'est pas bien. Chaque pays a le droit
de définir ses règles fiscales comme il l'entend mais
il faut que tout le monde soit traité de la même façon.
Or ce que vous proposez, vous Guernesey, ça ne marche pas".
Donc on voit bien que ce code de bonne conduite fiscale, qui fixe des
règles très générales - encore une fois
ce n'est pas un traité très formel, n'a pas une vraie
force politique - néanmoins, quelque part il est là, au-dessus
de la tête des pays, ils peuvent plus faire n'importe quoi. Si
la France dit, à partir de 2008: "Dites donc votre truc,
moi, ça ne me va pas du tout, que les entreprises aillent s'installer
chez vous pour être taxées à 0%, ou que les banques
aillent chez vous pour faire du 10% - je vais me plaindre auprès
de la CJE. Vous n'avez pas le droit de faire ça"... Jusqu'en
2005, la CJE disait: "Ouh là là, il y a des traités
européens, libre circulation des capitaux: tout le monde fait
ce qu'il veut". Et puis en 2005, il y a eu une jurisprudence extrêmement
forte, qui a été confirmée en 2006 depuis, où
la CJE a dit:"On n'a pas le droit d'établir des transactions
au sein de l'UE pour des motifs uniquement d'optimisation fiscale. On
n'a pas le droit de le faire. Si vous êtes une entreprise, vous
êtes organisés, avec plusieurs filiales, que ça
correspond à une vraie activité: ok. Les Etats n'ont le
droit de rien dire. Mais si vous faites ça uniquement avec des
filiales dans un coin où vous faites des gros profits au sein
de l'Europe, simplement pour des raisons d'optimisation fiscale, ça
on n'accepte pas". C'est une jurisprudence extrêment importante,
extrêment importante. Ca veut dire que les pays peuvent se plaindre
maintenant auprès de la CJE, et que la CJE ne va pas toujours
dire: "Oh! Libre circulation des capitaux! Débrouillez-vous!
Les Etats, vous n'avez rien à dire". Non non: aujourd'hui,
les multinationales ou les riches qui de manière trop ostensible
vont adopter des pratiques de minimisation fiscale au sein de l'UE -
vont être cassés.
Et puis, dernière chose
(pour l'instant c'est juste une proposition, il n'y a rien de concensus),
la Commission Européenne propose d'avoir un seul impôt
qui serait prélevé sur les multinationales au niveau Européen.
Quand vous êtes une entreprise française et que vous allez
en Irlance pour minimiser, vous pouvez le faire parce que la filiale
qui est en France paye ses impôts en France, et la filiale qui
est en Irlande paye ses impôts en Irlande. S'il y a un seul niveau
d'imposition au niveau européen, on va harmoniser les taux: ce
sera sûrement entre le taux Français et le taux Irlandais.
Mais là vous ne pourrez plus jouer, parce que tout le monde paiera
au même taux, et puis en fonction d'un critère qui reste
à déterminer (nombre de personnes employées, chiffre
d'affaire, profits), on répartira ensuite ce qui a été
prélevé au niveau européen, entre les différents
pays. Et ça, c'est une proposition politique qui est forte, parce
que les prix de transfert dont on parlait tout à l'heure ne seraient
plus possibles au sein de l'espace européen s'il y avait un seul
prélèvement au niveau européen. Et c'est une mesure
politique qui est assez rigolote parce que les libéraux disent:
" C'est très bien, on va harmoniser les taux vers le bas.
Les Etats qui imposent beaucoup vont être obligés de baisser
leurs impôts pour harmonise"r; et les gens de gauche à
l'inverse disent: " Oui, peut-être qu'on va être obligés
d'harmoniser vers le bas, mais une fois qu'on n'aura plus qu'un seul
impôt au niveau européen, le jour où on voudra l'augmenter,
ce sera très facile. On n'aura plus à négocier
à 15, on pourra l'augmenter tout de suite". Donc, et les
libéraux, qui pensent que ça va permettre d'harmoniser
vers le bas, et les gens de gauche, qui pensent qu'à terme ça
va permettre d'harmoniser vers le haut les taux d'imposition sur les
sociétés, soutiennent la mesure. Est-ce qu'elle va déboucher
? Pour l'instant, on n'en sait rien. Mais en tout cas, il y a cette
piste sérieuse au sein de l'UE qui permettrait d'encadrer, pas
de faire disparaître, mais d'encadrer les pratiques fiscales douteuses
des multinationales au sein de l'espace européen. Et ça,
ça va dans le bon sens au niveau de l'Europe.
Pascale Fourier
: Est-ce qu'ils ne pourraient pas partir aux îles Caïmans
?
Christian Chavagneux
: Pas toujours. Parce que ce qu'on voit aussi, par ailleurs, c'est qu'aux
Etats-Unis, en Asie (en Corée du Sud par exemple), en Australie,
en Inde, les Etats nationaux commencent à se dire qu'on a peut-être
été un peu trop loin dans la permissivité de la
circulation internationale des capitaux, et notamment pour les utilisations
des paradis fiscaux. Donc il y a des politiques nationales fortes, un
peu partout dans le monde (tout cela demande à être confirmé
encore), qui consistent à encadrer, de plus en plus, l'utilisation
des paradis fiscaux par les riches, par les stars, par les multinationales
... En Grance-Bretagne aujourd'hui, c'est clair. Aux Etats-Unis aujourd'hui,
ça commence à monter. En Corée du Sud, c'est clair.
En Australie, c'est clair. De plus en plus de politiques nationales
visent à encadrer les paradis fiscaux.
Ce qui me permet d'être optimiste sur le fait que ce genre de
politique va sûrement progresser, c'est qu'il me semble aujourd'hui
que les grandes élites mondiales sont un peu revenues du libéralisme
international. Le libéralisme a été vraiment idéologiquement
la boîte à idée intellectuelle des années
80-90. Je crois qu'aujourd'hui il y a plein de signes qui laissent penser
que cette boîte à outils a perdu un petit peu de sa prééminence.
Je ne sais pas ce qui la remplacera demain, néanmoins, aussi
bien au niveau des économistes dominants qui généralement
portent cette bonne parole, aussi bien du FMI et de la Banque Mondiale,
il y a des choses qui commencent à changer, aussi bien au niveau
des politiques publiques des Etats, dont on nous disait: " Plus
c'est les forces du marché qui s'occupent de l'économie,
mieux c'est" ... On commence à voir que les Etats commencent
à dire: "Non, non, ce n'est pas si simple que ça!
Peut-être qu'une bonne politique publique d'intervention étatique,ça
a aussi ses avantages!". Il me semble qu'il y a plein de petits
signes comme ça, qui laissent à penser que le libéralisme
comme boîte à outils intellectuelle va devenir de moins
en moins le référent, et donc que, de nouveau les interventions
de l'Etat vont être jugées intéressantes. Et il
me semble que plus particulièrement les intervention de l'Etat
pour encadrer la finance vont être de plus en plus acceptées.
Et dans ce cadre-là, je crois que les paradis fiscaux vont voir
leur activité un peu mieux encadrée un petit peu partout
dans le monde.
Pascale Fourier
: J'ai aussi interrogé Denis Robert ... Quelle est la place,
justement, de Clearstream, par rapport à tout ce que vous m'avez
raconté sur les paradis fiscaux, finalement ?
Christian Chavagneux
: Clearstream est une institution qui joue plusieurs rôles, dont
le principal est de permettre aux titres financiers de bien circuler
au niveau international - les actions, les obligations, tout ce que
les grands banquiers, les grands investisseurs décident d'échanger
au niveau international. A la fin des années 60, par exemple,
si vous aviez un peu de sous vous vouliez acheter un bon du Trésor
américain ou une action aux Etats-Unis, vous demandiez à
votre banquier qui écrivait à son correspondant aux Etats-Unis,
le gars mettait l'action dans une enveloppe et vous l'envoyait. Et puis
le temps que vous la receviez en France, vous l'aviez déjà
revendue à un Japonais qui l'avait déjà revendue
à un Turc qui l'avait déjà revendue à un
Anglais. Donc les institutions comme Clearstream permettent de rendre
tout ça beaucoup plus facile. Ce qui fait que dans les ordinateurs
de Clearstream, il y a toute la mémoire ou une grosse partie
de la mémoire de la mondialisation financière. C'est des
"noeuds": à un moment donné, on est toujours
obligé de passer par là quand on fait circuler l'argent
au niveau international (pas sous forme de cash, mais sous forme de
titres financiers). Qu'on passe par les paradis fiscaux ou pas.
Normalement, ce sont des banques
qui sont clientes de Clearstream, même si Denis Robert a montré
que justement l'un des problèmes, c'est qu'il n'y avait pas que
des banques. L'autre problème qu'il a montré étant
qu'il y avait aussi d'après lui une comptabilité un peu
cachée, parallèle, par laquelle passerait selon des témoins,
à peu près 15% des transactions. Et par laquelle passerait
des choses un petit peu bizarres, peut-être de l'argent de la
corruption, de l'argent mafieux, et plein d'autres choses un petit peu
bizarres. Mais en tout cas, si un juge avait les moyens de débarquer
demain dans les ordinateurs de Clearstream et de regarder, il aurait
une bonne partie de la mémoire du jour de la mondialisation financière.
Ca permettrait d'identifier, de tracer ces flux financiers internationaux
qui justement utilisent en partie les paradis fiscaux pour ne plus être
tracés, pour construire un peu d'opacité pour que personne
ne sache à qui appartient l'argent et donc qu'on sache plus qui
on doit taxer et qui on doit aller chercher si on veut essayer de taxer
l'argent, ou si c'est des mafieux qu'on doit aller arrêter pour
essayer de récupérer l'argent et les profits du crime.
Et donc pour Clearstream, les
autorités politiques luxembourgeoises ont tout fait, tout fait,
pour que le voile d'opacité qui entourait Clearstream ne soit
pas levé. Donc ç'a été tout le travail des
livres successifs de Denis Robert que d'enquêter pour retrouver
toutes les informations disponibles qui permettent de lever le voile.
Alors bien sûr les autorités Luxembourgeoises n'aiment
pas ça du tout. Et il se retrouve avec huissier sur huissier
sur huissier qui viennent l'embêter dans sa vie privée.
Après s'est doublée une 2ème affaire Clearstream
qui est une affaire politique franco-française qui dépasse
le cadre de ce travail.
Pascale Fourier
: Tout à l'heure, vous avez dit que 40% des transactions financières
passent par des paradis fiscaux ...
Christian Chavagneux
: 50%. Les multinationales dont on parlait tout à l'heure, quand
elle investissent, un peu partout dans le monde, on s'est aperçu
que 30% de leurs investissements allaient dans les paradis fiscaux.
30%. Et que ça montait depuis les années 90. Ce qui est
sûr, c'est que même avec ces statistiques officielles dont
on dispose, ils représentent au moins la moitié des activités
internationales des banques. Et c'est déjà pas rien.
Pascale
Fourier : Ca veut dire que par exemple, si je suis
une entreprise et que je veux avoir un prêt, ça va passer
par eux ?
Christian
Chavagneux : Non, ça veut dire que si je
suis une banque internationale, je reçois des dépôts
de gens qui ne sont pas de mon pays d'origine. Ou si je fais des prêts
à des gens qui ne sont pas dans mon pays d'origine.... Je fais
uniquement des choses au niveau international. Ou, si je place de l'argent
dans des Bourses qui ne sont pas la Bourse de mon pays d'origine. Je
regarde uniquement l'activité internationale des banques. La
moitié se fait à destination de territoires qui sont des
paradis fiscaux, quand c'est de l'argent que je place, et quand c'est
de l'argent que je récupère en dépôt, la
moitié vient de territoires qui sont des paradis fiscaux. Donc
ça veut dire qu'au niveau de l'activité internationale
des banques, ce sont aujourd'hui des infrastructures-clé de la
finance internationale. C'est pour ça aussi d'ailleurs que tuer
les paradis fiscaux dans le monde, ça prend 1 minute ! Il suffit
que quelques grands pays écrivent sur un traité, sur une
page blanche: "Toute transaction à destination et en provenance
des paradis fiscaux est illégale". Alors une fois qu'on
a signé ça, c'est comme quand on passe la montagne, on
a beau fermer les frontières, il y a toujours des petits chemins
de chèvre par lesquels on peut toujours passer. Néanmoins
ce serait un tout petit flux par rapport aux gros flots qui passent
aujourd'hui.
Mais personne ne veut faire ça parce que si on fait ça,
on tue la mondialisation financière, on tue les plus grandes
banques mondiales, on tue leur capacité à prêter
dans leur pays, on tue la croissance mondiale. A côté de
ça la crise de 1929, c'est une partie de plaisir. Donc personne
ne veut faire ça et c'est pour ça qu'on ne peut pas envoyer
cette bombe nucléaire sur les paradis fiscaux: ils ont pris une
place trop importante dans la façon dont les banques et les multinationales
s'organisent au niveau mondial. On fait exploser l'économie mondiale
si on tue les paradis fiscaux. C'est pour ça qu'il faut trouver,
peut-être des mesures qui sont insatisfaisantes pour les gens
qui veulent se battre au jour le jour, mais on ne peut être que
réformiste en matière de lutte contre les paradis fiscaux.
On ne peut pas envoyer la cavalerie et les chars pour détruire
les paradis fiscaux. Ca nous oblige, de par la place extrêmement
importante qu'ils ont prise, si on ne veut pas faire sauter le système,
à trouver les moyens politiques pour essayer de les encadrer
petit-à-petit. On a vu au sein de l'EU et au sein de certaines
politiques nationales que c'était possible.
Pascale Fourier
: Alors j'ai la question la plus sotte du siècle ... Ce que vous
dites là, c'est profondément immoral. Mais les entreprises
qui utilisent les paradis fiscaux, moralement parlant, ça ne
leur pose pas de problème de ne pas payer d'impôts pour
permettre par exemple à la France de se développer???
... parce qu'on leur offre quand même des infrastructures routières,
l'enseignement qui permet qu'ils aient des personnes bien formées,
etc, etc ... Moi je les trouve mignons de ne pas payer les impôts,
mais pourtant ils s'en servent, de nos impôts ...
Christian Chavagneux
: Jusqu'à présent, ça ne posait absolument aucun
problème moral. L'élément d'optimisme qu'on a eu
l'année dernière, c'est qu'il y a quatre grands cabinets
de comptabilité internationaux qui aident les entreprises à
utiliser les paradis fiscaux, et tous les quatre, de manière
non coordonnée, ont envoyé l'année dernière
un texte aux plus grandes multinationales qui sont leurs clientes en
leur disant: " Attention, le risque de réputation que vous
prenez quand votre produit est associé à des pratiques
fiscales douteuses augmente. Les gens acceptent de moins en moins qu'on
leur dise: "Telle entreprise qui est une marque connue, regardez,
on a encore prouvé que c'étaient des gros utilisateurs
des paradis fiscaux, que c'étaient des fraudeurs, etc".
Le risque augmente". Donc tous ces gens qui vivent de la fraude
fiscale en aidant les entreprises, toute l'année dernière
ont dit: "Attention le risque de réputation maintenant devient
de plus en plus grand. Les gens acceptent de moins en moins éthiquement
et moralement ce genre de comportement". Donc pour eux qui vendent
ces produits de fraude fiscale, si demain ils vendent des produits pour
diminuer la fraude fiscale, ils se feront toujours de grosses commissions....
Donc eux sont prêt vraiment à passer d'un côté
ou de l'autre de la barrière, peu importe du moment que ça
leur rapporte de l'argent! Mais si du côté des multinationales
on commence à se dire: "Attention, être associé
à des pratiques fiscales douteuses, ça devient dangereux",
ça veut dire que la pression de la société civile
peut jouer un rôle important. Aujourd'hui on parle de responsabilité
environnementale ou sociale des entreprises, si demain grâce à
la pression de la société civile on avait un petit peu
plus de pression en faveur d'une meilleure responsabilité fiscale
des entreprises, ça pourrait peut-être jouer. Parce que
le "name and shame" comme disent les Anglo-Saxons, nommer
pour faire honte, en pointant du doigt des entreprises aux pratiques
fiscales douteuses, peut-être que ça peut marcher.
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