Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 4 Juillet 2006

Les paradis fiscaux, pilier du capitalisme contemporain 2/2

Avec Christian Chavagneux, rédacteur en chef adjoint du mensuel Alternatives Economiques..

 

Pascale Fourier : Notre invité sera Christian Chavagneux, rédacteur en chef adjoint du mensuel Alternatives Economiques. La semaine dernière nous avons déjà parlé avec Christian Chavagneux des paradis fiscaux à l'occasion de la sortie du petit livre qu'il a écrit avec Ronen Polan, "Les paradis fiscaux", publié aux éditions La Découverte, dans la collection Repères. Pour la modique somme de 8 euros 50, vous aurez un livre absolument pédagogique sur ce sujet, si vous ne comprenez pas c'est que vous êtes encore plus sous-doué que l'animatrice de "Des Sous"... Alors pourquoi une 2ème émission ? Là j'avais compris ce que c'était qu'un paradis fiscal, mais il y avait une petite partie qui m'intéressait dans l'introduction du livre de Christian Chavagneux qui disait: "Les paradis fiscaux sont tout bonnement l'un des piliers sans lesquels la mondialisation économique contemporaine ne pourrait pas fonctionner". Eh bien justement, c'est ce qu'on va voir dans cette émission-ci.


Finalement les paradis fiscaux on se dit que c'est une histoire de filous, mais d'un autre côté on se dit, des filous il y en a toujours eu ... Alors qu'est-ce qu'il y a de nouveau? Il y a une accélération quand même de la place des paradis fiscaux ? Ils sont devenus plus important, ils ont un rôle plus particulier dans l'économie ? Ou finalement ça a toujours été comme ça, et ce n'est peut-être pas la peine qu'on s'énerve ?


Christian Chavagneux : Non, les paradis fiscaux commencent vraiment à jouer un rôle important à partir de la fin des années 60. On peut retrouver, à la fin du 19e siècle, au début du 20e, quelques petites utilisations ici ou là. D'ailleurs, dès 1920, la Société des Nations( SDN) se préoccupait de savoir comment encadrer le développement des paradis fiscaux. Mais ça touchait à l'époque surtout des gens très riches, quelques multinationales, mais vraiment à petite échelle. La véritable explosion des paradis fiscaux, c'est à partir de la fin des années 60 d'une part parce qu'il y avait ce qu'il fallait avec le marché des eurodollars et les débuts d'une place financière "off-shore" - c'est-à-dire en-dehors de tout contrôle public -. Il fallait déjà que ce marché existe, or il existe depuis 1957.

Et puis à partir de la fin des années 60, démarre cette grande crise économique internationale. Généralement on dit c'est 1973 avec la crise du pétrole, mais depuis il y a eu des travaux d'économistes qui se sont penchés sérieusement sur le "machin" et en fait ils ont montré que les entreprises commencent à avoir des problèmes dès la fin des années 60. Et c'est juste au moment où les entreprises commencent à avoir des problèmes qu'on commence à voir les transactions par les paradis fiscaux qui se développent. Et au fur et à mesure que les entreprises rentrent dans les problèmes des années 70, la place des paradis fiscaux monte.... à tel point que la Banque des Règlements Internationaux, qui est une sorte de grande institution internationale (en Suisse) chargée de surveiller l'évolution du système financier international, au milieu des années 70 commence à dire: "Tiens ! Nous, on surveille la finance internationale, et il commence à se passer des choses bizarres dans les territoires au niveau de la circulation de l'argent. On ne sait plus trop où l'argent va, qui le détient ...".
Donc ce rôle d'opacité des paradis fiscaux commence déjà à être repéré au début des années 70. Les entreprises ont essayé de récupérer par du contournement réglementaire, par du contournement fiscal, ce qu'elles perdaient au niveau de leur activité traditionnelle qui avait fait que pendant les Trente Glorieuses (la période qui a suivi l'après-guerre) tout allait bien. A partir du moment où tout va un peu moins bien, et pour certaines, assez mal, elles ont vont essayer de récupérer par les paradis fiscaux ce qu'elles perdaient de leur activité traditionnelle. Et puis c'est devenu une habitude ensuite. Microsoft, par exemple, pour gérer la propriété intellectuelle des logiciels pour toute l'Europe, l'Afrique et le Moyen-Orient, s'est installé en Irlande, plutôt qu'aux Etats-Unis. Parce qu'en Irlande, leur rentrées en droits de propriété intellectuelle chaque fois qu'ils vendent des logiciels vont être taxées à 10-12% alors qu'aux Etats-Unis ils seraient taxés à plus de 30%. Donc c'est devenu une habitude aujourd'hui des multinationales. Il y a même eu un sondage fin 2005 auprès des plus grandes multinationales mondiales qui montrait que, quand elles inventent un nouveau produit, elles intègrent, dès le stade de l'invention - c'est-à-dire que le produit n'est même pas là, c'est encore des plans sur la comète - elles intègrent les capacités d'"optimisation fiscale" - comme disent les entreprises - qu'elles vont pouvoir développer pour savoir combien d'argent on va mettre, quel prix on va le vendre, etc. Donc maintenant la stratégie d'utilisation d'optimisation fiscale est intégrée stratégiquement dès le début de la conception d'un produit. Les paradis fiscaux sont maintenant au coeur de l'organisation du travail des multinationales au niveau mondial.


Pascale Fourier : On pourrait se dire que ce n'est pas moralement réprouvable puisque ça a permis le rétablissement des taux de profit, ou des choses comme ça ... donc c'est bien! Heureusement qu'il y avait ça parce qu'autrement elles auraient été drôlement embêtées, les entreprises ...


Christian Chavagneux : Qu'une entreprise fasse du profit, c'est très très bien. Mais à partir du moment où elle ne veut pas être taxée et contribuer à le redistribuer, c'est là que je trouve que c'est un peu moins bien. Et c'est l'idée qu'on essaye de défendre à la fin du bouquin: avec ces comportements off-shore, ça a incité directement ou indirectement les grands Etats (ceux qui ne sont pas des paradis fiscaux) à s'aligner un peu vers le bas. Et dans l'Union Européenne, c'est assez clair: les taux d'impositions des entreprises (par exemple au sein de la zone Euro ou au sein de l'Union Européenne à 15) entre 1995 et 2005 ont perdu 8%. On est passé de 38% à 30% en moyenne. Cela dit, on pourrait se dire qu'on n'est pas les plus mal lotis parce que, là, ce sont les Etats-Unis qui ont été le plus loin. Si on mesure l'imposition des bénéfices des sociétés, aujourd'hui cela fait un peu plus de 2% du PIB (un peu plus de 2% de la richesse nationale), 8% des recettes fiscales. Dans les années 60, c'était le double pour les deux chiffres. Le double. Donc la pression fiscale sur les entreprises depuis les années 60 aux Etats-Unis a été divisée par 2. Par contre les impôts sur les salaires, généralement ça n'a pas bougé, c'est toujours la même proportion. Donc que les entreprises fassent beaucoup de profit c'est vraiment bien, mais à partir du moment où elles jouent de ces mécanismes pour ne pas les redistribuer et que les recettes fiscales de tous les pays ne portent plus que sur nous - sur les salariés - alors là il y a une disproportion qui se fait, qui n'est plus du tout équitable, et qui mérite, qui nécessite une intervention publique.


Pascale Fourier : D'après ce que vous m'avez dit, par exemple Londres est un grand paradis fiscal. Il y a quand même peu de chance qu'on réussisse à lutter contre de telles pratiques, contre les paradis fiscaux, si on a d'aussi gros poids lourds que par exemple la Grande-Bretagne, le Luxembourg ou la Suissesont dans la balance...Les trois, ça doit être pas mal comme palmarès...


Christian Chavagneux : Alors il y a quand même des bonnes nouvelles. Il me semble que c'est le message d'optimisme qu'on essaie de faire passer dans ce livre: il se passe des choses au sein de l'UE. Il se passe 3-4 choses qui sont même très très importantes. On a déjà évoqué le fait qu'il y avait des échanges d'informations et des retenues à la source, des impôts, sur les petits bouts d'épargne qui sont placés au sein des pays européens. Mais ça, c'est seulement une chose. Il y a une autre chose: aux alentours du début des années 2000, un travail a été mené en Europe sur les pratiques fiscales douteuses des pays Européens. Et ça a donné lieu en 2003 à l'établissement d'un "code de bonne conduite fiscale". Ce n'est pas un traité international... Si les pays Europeens ne le mettent pas en oeuvre, on ne va pas envoyer les troupes pour dire: "Respectez le code de bonne conduite! ".. Néanmoins, on a cet exemple un peu particulier de l'île de Guernesey qui, à partir de 2008, veut établir un nouveau régime fiscal qu'on appelle le régime fiscal du zéro-dix: zéro taxation sur les entreprises, 10% sur les entreprises financières, et pour les gens de Guernesey, on verra ... "on s'arrangera". Un des grands cabinets de comptabilité internationale, qui conseille Guernesey, a dit: "Attention, ça, c'est un vraie discrimination importante entre tous les gens qui sont installés sur votre territoire. Avec certains on va négocier, avec certains on va faire 0, avec certains on va faire 10% ... Le code de bonne conduite Europeen l'interdit. On pourra vous attaquer au niveau international, notamment auprès de la Cour de Justice Europeenne (CJE), parce que vous faites trop de distinction entre les gens pour leur imposition. Et ça, le code de bonne conduite dit que ce n'est pas bien. Chaque pays a le droit de définir ses règles fiscales comme il l'entend mais il faut que tout le monde soit traité de la même façon. Or ce que vous proposez, vous Guernesey, ça ne marche pas".


Donc on voit bien que ce code de bonne conduite fiscale, qui fixe des règles très générales - encore une fois ce n'est pas un traité très formel, n'a pas une vraie force politique - néanmoins, quelque part il est là, au-dessus de la tête des pays, ils peuvent plus faire n'importe quoi. Si la France dit, à partir de 2008: "Dites donc votre truc, moi, ça ne me va pas du tout, que les entreprises aillent s'installer chez vous pour être taxées à 0%, ou que les banques aillent chez vous pour faire du 10% - je vais me plaindre auprès de la CJE. Vous n'avez pas le droit de faire ça"... Jusqu'en 2005, la CJE disait: "Ouh là là, il y a des traités européens, libre circulation des capitaux: tout le monde fait ce qu'il veut". Et puis en 2005, il y a eu une jurisprudence extrêmement forte, qui a été confirmée en 2006 depuis, où la CJE a dit:"On n'a pas le droit d'établir des transactions au sein de l'UE pour des motifs uniquement d'optimisation fiscale. On n'a pas le droit de le faire. Si vous êtes une entreprise, vous êtes organisés, avec plusieurs filiales, que ça correspond à une vraie activité: ok. Les Etats n'ont le droit de rien dire. Mais si vous faites ça uniquement avec des filiales dans un coin où vous faites des gros profits au sein de l'Europe, simplement pour des raisons d'optimisation fiscale, ça on n'accepte pas". C'est une jurisprudence extrêment importante, extrêment importante. Ca veut dire que les pays peuvent se plaindre maintenant auprès de la CJE, et que la CJE ne va pas toujours dire: "Oh! Libre circulation des capitaux! Débrouillez-vous! Les Etats, vous n'avez rien à dire". Non non: aujourd'hui, les multinationales ou les riches qui de manière trop ostensible vont adopter des pratiques de minimisation fiscale au sein de l'UE - vont être cassés.

Et puis, dernière chose (pour l'instant c'est juste une proposition, il n'y a rien de concensus), la Commission Européenne propose d'avoir un seul impôt qui serait prélevé sur les multinationales au niveau Européen. Quand vous êtes une entreprise française et que vous allez en Irlance pour minimiser, vous pouvez le faire parce que la filiale qui est en France paye ses impôts en France, et la filiale qui est en Irlande paye ses impôts en Irlande. S'il y a un seul niveau d'imposition au niveau européen, on va harmoniser les taux: ce sera sûrement entre le taux Français et le taux Irlandais. Mais là vous ne pourrez plus jouer, parce que tout le monde paiera au même taux, et puis en fonction d'un critère qui reste à déterminer (nombre de personnes employées, chiffre d'affaire, profits), on répartira ensuite ce qui a été prélevé au niveau européen, entre les différents pays. Et ça, c'est une proposition politique qui est forte, parce que les prix de transfert dont on parlait tout à l'heure ne seraient plus possibles au sein de l'espace européen s'il y avait un seul prélèvement au niveau européen. Et c'est une mesure politique qui est assez rigolote parce que les libéraux disent: " C'est très bien, on va harmoniser les taux vers le bas. Les Etats qui imposent beaucoup vont être obligés de baisser leurs impôts pour harmonise"r; et les gens de gauche à l'inverse disent: " Oui, peut-être qu'on va être obligés d'harmoniser vers le bas, mais une fois qu'on n'aura plus qu'un seul impôt au niveau européen, le jour où on voudra l'augmenter, ce sera très facile. On n'aura plus à négocier à 15, on pourra l'augmenter tout de suite". Donc, et les libéraux, qui pensent que ça va permettre d'harmoniser vers le bas, et les gens de gauche, qui pensent qu'à terme ça va permettre d'harmoniser vers le haut les taux d'imposition sur les sociétés, soutiennent la mesure. Est-ce qu'elle va déboucher ? Pour l'instant, on n'en sait rien. Mais en tout cas, il y a cette piste sérieuse au sein de l'UE qui permettrait d'encadrer, pas de faire disparaître, mais d'encadrer les pratiques fiscales douteuses des multinationales au sein de l'espace européen. Et ça, ça va dans le bon sens au niveau de l'Europe.


Pascale Fourier : Est-ce qu'ils ne pourraient pas partir aux îles Caïmans ?


Christian Chavagneux : Pas toujours. Parce que ce qu'on voit aussi, par ailleurs, c'est qu'aux Etats-Unis, en Asie (en Corée du Sud par exemple), en Australie, en Inde, les Etats nationaux commencent à se dire qu'on a peut-être été un peu trop loin dans la permissivité de la circulation internationale des capitaux, et notamment pour les utilisations des paradis fiscaux. Donc il y a des politiques nationales fortes, un peu partout dans le monde (tout cela demande à être confirmé encore), qui consistent à encadrer, de plus en plus, l'utilisation des paradis fiscaux par les riches, par les stars, par les multinationales ... En Grance-Bretagne aujourd'hui, c'est clair. Aux Etats-Unis aujourd'hui, ça commence à monter. En Corée du Sud, c'est clair. En Australie, c'est clair. De plus en plus de politiques nationales visent à encadrer les paradis fiscaux.
Ce qui me permet d'être optimiste sur le fait que ce genre de politique va sûrement progresser, c'est qu'il me semble aujourd'hui que les grandes élites mondiales sont un peu revenues du libéralisme international. Le libéralisme a été vraiment idéologiquement la boîte à idée intellectuelle des années 80-90. Je crois qu'aujourd'hui il y a plein de signes qui laissent penser que cette boîte à outils a perdu un petit peu de sa prééminence. Je ne sais pas ce qui la remplacera demain, néanmoins, aussi bien au niveau des économistes dominants qui généralement portent cette bonne parole, aussi bien du FMI et de la Banque Mondiale, il y a des choses qui commencent à changer, aussi bien au niveau des politiques publiques des Etats, dont on nous disait: " Plus c'est les forces du marché qui s'occupent de l'économie, mieux c'est" ... On commence à voir que les Etats commencent à dire: "Non, non, ce n'est pas si simple que ça! Peut-être qu'une bonne politique publique d'intervention étatique,ça a aussi ses avantages!". Il me semble qu'il y a plein de petits signes comme ça, qui laissent à penser que le libéralisme comme boîte à outils intellectuelle va devenir de moins en moins le référent, et donc que, de nouveau les interventions de l'Etat vont être jugées intéressantes. Et il me semble que plus particulièrement les intervention de l'Etat pour encadrer la finance vont être de plus en plus acceptées. Et dans ce cadre-là, je crois que les paradis fiscaux vont voir leur activité un peu mieux encadrée un petit peu partout dans le monde.


Pascale Fourier : J'ai aussi interrogé Denis Robert ... Quelle est la place, justement, de Clearstream, par rapport à tout ce que vous m'avez raconté sur les paradis fiscaux, finalement ?


Christian Chavagneux : Clearstream est une institution qui joue plusieurs rôles, dont le principal est de permettre aux titres financiers de bien circuler au niveau international - les actions, les obligations, tout ce que les grands banquiers, les grands investisseurs décident d'échanger au niveau international. A la fin des années 60, par exemple, si vous aviez un peu de sous vous vouliez acheter un bon du Trésor américain ou une action aux Etats-Unis, vous demandiez à votre banquier qui écrivait à son correspondant aux Etats-Unis, le gars mettait l'action dans une enveloppe et vous l'envoyait. Et puis le temps que vous la receviez en France, vous l'aviez déjà revendue à un Japonais qui l'avait déjà revendue à un Turc qui l'avait déjà revendue à un Anglais. Donc les institutions comme Clearstream permettent de rendre tout ça beaucoup plus facile. Ce qui fait que dans les ordinateurs de Clearstream, il y a toute la mémoire ou une grosse partie de la mémoire de la mondialisation financière. C'est des "noeuds": à un moment donné, on est toujours obligé de passer par là quand on fait circuler l'argent au niveau international (pas sous forme de cash, mais sous forme de titres financiers). Qu'on passe par les paradis fiscaux ou pas.

Normalement, ce sont des banques qui sont clientes de Clearstream, même si Denis Robert a montré que justement l'un des problèmes, c'est qu'il n'y avait pas que des banques. L'autre problème qu'il a montré étant qu'il y avait aussi d'après lui une comptabilité un peu cachée, parallèle, par laquelle passerait selon des témoins, à peu près 15% des transactions. Et par laquelle passerait des choses un petit peu bizarres, peut-être de l'argent de la corruption, de l'argent mafieux, et plein d'autres choses un petit peu bizarres. Mais en tout cas, si un juge avait les moyens de débarquer demain dans les ordinateurs de Clearstream et de regarder, il aurait une bonne partie de la mémoire du jour de la mondialisation financière. Ca permettrait d'identifier, de tracer ces flux financiers internationaux qui justement utilisent en partie les paradis fiscaux pour ne plus être tracés, pour construire un peu d'opacité pour que personne ne sache à qui appartient l'argent et donc qu'on sache plus qui on doit taxer et qui on doit aller chercher si on veut essayer de taxer l'argent, ou si c'est des mafieux qu'on doit aller arrêter pour essayer de récupérer l'argent et les profits du crime.

Et donc pour Clearstream, les autorités politiques luxembourgeoises ont tout fait, tout fait, pour que le voile d'opacité qui entourait Clearstream ne soit pas levé. Donc ç'a été tout le travail des livres successifs de Denis Robert que d'enquêter pour retrouver toutes les informations disponibles qui permettent de lever le voile. Alors bien sûr les autorités Luxembourgeoises n'aiment pas ça du tout. Et il se retrouve avec huissier sur huissier sur huissier qui viennent l'embêter dans sa vie privée. Après s'est doublée une 2ème affaire Clearstream qui est une affaire politique franco-française qui dépasse le cadre de ce travail.


Pascale Fourier : Tout à l'heure, vous avez dit que 40% des transactions financières passent par des paradis fiscaux ...


Christian Chavagneux : 50%. Les multinationales dont on parlait tout à l'heure, quand elle investissent, un peu partout dans le monde, on s'est aperçu que 30% de leurs investissements allaient dans les paradis fiscaux. 30%. Et que ça montait depuis les années 90. Ce qui est sûr, c'est que même avec ces statistiques officielles dont on dispose, ils représentent au moins la moitié des activités internationales des banques. Et c'est déjà pas rien.

Pascale Fourier : Ca veut dire que par exemple, si je suis une entreprise et que je veux avoir un prêt, ça va passer par eux ?

Christian Chavagneux : Non, ça veut dire que si je suis une banque internationale, je reçois des dépôts de gens qui ne sont pas de mon pays d'origine. Ou si je fais des prêts à des gens qui ne sont pas dans mon pays d'origine.... Je fais uniquement des choses au niveau international. Ou, si je place de l'argent dans des Bourses qui ne sont pas la Bourse de mon pays d'origine. Je regarde uniquement l'activité internationale des banques. La moitié se fait à destination de territoires qui sont des paradis fiscaux, quand c'est de l'argent que je place, et quand c'est de l'argent que je récupère en dépôt, la moitié vient de territoires qui sont des paradis fiscaux. Donc ça veut dire qu'au niveau de l'activité internationale des banques, ce sont aujourd'hui des infrastructures-clé de la finance internationale. C'est pour ça aussi d'ailleurs que tuer les paradis fiscaux dans le monde, ça prend 1 minute ! Il suffit que quelques grands pays écrivent sur un traité, sur une page blanche: "Toute transaction à destination et en provenance des paradis fiscaux est illégale". Alors une fois qu'on a signé ça, c'est comme quand on passe la montagne, on a beau fermer les frontières, il y a toujours des petits chemins de chèvre par lesquels on peut toujours passer. Néanmoins ce serait un tout petit flux par rapport aux gros flots qui passent aujourd'hui.
Mais personne ne veut faire ça parce que si on fait ça, on tue la mondialisation financière, on tue les plus grandes banques mondiales, on tue leur capacité à prêter dans leur pays, on tue la croissance mondiale. A côté de ça la crise de 1929, c'est une partie de plaisir. Donc personne ne veut faire ça et c'est pour ça qu'on ne peut pas envoyer cette bombe nucléaire sur les paradis fiscaux: ils ont pris une place trop importante dans la façon dont les banques et les multinationales s'organisent au niveau mondial. On fait exploser l'économie mondiale si on tue les paradis fiscaux. C'est pour ça qu'il faut trouver, peut-être des mesures qui sont insatisfaisantes pour les gens qui veulent se battre au jour le jour, mais on ne peut être que réformiste en matière de lutte contre les paradis fiscaux. On ne peut pas envoyer la cavalerie et les chars pour détruire les paradis fiscaux. Ca nous oblige, de par la place extrêmement importante qu'ils ont prise, si on ne veut pas faire sauter le système, à trouver les moyens politiques pour essayer de les encadrer petit-à-petit. On a vu au sein de l'EU et au sein de certaines politiques nationales que c'était possible.


Pascale Fourier : Alors j'ai la question la plus sotte du siècle ... Ce que vous dites là, c'est profondément immoral. Mais les entreprises qui utilisent les paradis fiscaux, moralement parlant, ça ne leur pose pas de problème de ne pas payer d'impôts pour permettre par exemple à la France de se développer??? ... parce qu'on leur offre quand même des infrastructures routières, l'enseignement qui permet qu'ils aient des personnes bien formées, etc, etc ... Moi je les trouve mignons de ne pas payer les impôts, mais pourtant ils s'en servent, de nos impôts ...


Christian Chavagneux : Jusqu'à présent, ça ne posait absolument aucun problème moral. L'élément d'optimisme qu'on a eu l'année dernière, c'est qu'il y a quatre grands cabinets de comptabilité internationaux qui aident les entreprises à utiliser les paradis fiscaux, et tous les quatre, de manière non coordonnée, ont envoyé l'année dernière un texte aux plus grandes multinationales qui sont leurs clientes en leur disant: " Attention, le risque de réputation que vous prenez quand votre produit est associé à des pratiques fiscales douteuses augmente. Les gens acceptent de moins en moins qu'on leur dise: "Telle entreprise qui est une marque connue, regardez, on a encore prouvé que c'étaient des gros utilisateurs des paradis fiscaux, que c'étaient des fraudeurs, etc". Le risque augmente". Donc tous ces gens qui vivent de la fraude fiscale en aidant les entreprises, toute l'année dernière ont dit: "Attention le risque de réputation maintenant devient de plus en plus grand. Les gens acceptent de moins en moins éthiquement et moralement ce genre de comportement". Donc pour eux qui vendent ces produits de fraude fiscale, si demain ils vendent des produits pour diminuer la fraude fiscale, ils se feront toujours de grosses commissions.... Donc eux sont prêt vraiment à passer d'un côté ou de l'autre de la barrière, peu importe du moment que ça leur rapporte de l'argent! Mais si du côté des multinationales on commence à se dire: "Attention, être associé à des pratiques fiscales douteuses, ça devient dangereux", ça veut dire que la pression de la société civile peut jouer un rôle important. Aujourd'hui on parle de responsabilité environnementale ou sociale des entreprises, si demain grâce à la pression de la société civile on avait un petit peu plus de pression en faveur d'une meilleure responsabilité fiscale des entreprises, ça pourrait peut-être jouer. Parce que le "name and shame" comme disent les Anglo-Saxons, nommer pour faire honte, en pointant du doigt des entreprises aux pratiques fiscales douteuses, peut-être que ça peut marcher.

 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 4 Juillet 2006 sur AligreFM. Merci d'avance.