Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne
EMISSION DU 28 DECEMBRE
2004
Quand on nous dit que les classes populaires votent FN...
Avec Annie Collovald,
maître de conférencesen
Sciences politiques à l’Université de Paris X Nanterre
et membre du Laboratoire d’analyse des systèmes politiques
( LASP) |
Pascale Fourier : Et notre invitée aujourd’hui : Annie Collovald : Annie Collovald... Pascale Fourier : ... qui est maître de conférence en science politique à l’université Paris X Nanterre, et membre du laboratoire d’analyse des systèmes politique. Elle a écrit un livre qui s’appelle : « Le populisme du FN un dangereux contre sens », aux éditions du Croquant. Alors il y a quelque chose qui m’a un peu étonnée: au moment des élections de 2002 en particulier, on s’était déjà aperçu qu’un certain nombre de personnes n’avaient pas voté à gauche, et il y avait quand même Le Pen au deuxième tour, et on a dit que tout cela était globalement à cause des classes populaires qui avaient voté le Pen. En tout les cas, c’est ce que disaient les commentateurs. Alors qu’est-ce qu’il faut se dire : « Salauds de pauvres qui avez voté pour Le Pen ? » Annie Collovald : C’est sans doute effectivement ce qu’il faut se dire à la lecture d’un certain nombre de commentaires de presse et de sociologues électoraux, qui nous ont dit le 21 avril que c’était les ouvriers, les employés qui avaient voté en premier pour Jean Marie Le Pen, avec des commentaires comme : « Eh bien ceux qui sont au plus bas de l’échelle des revenus et de l’échelle des savoirs se retrouvent dans Jean-Marie Le Pen, et en quelque sorte plus le niveau de culture est élevé, plus on est à l’ abri du vote Front National ». Donc effectivement sur cette base-là, qui est également fondée sur des sondages, sorti des urnes, on peut se dire qu’effectivement c’est la faute au populaire si Jean-Marie Le Pen est arrivé au second tour. Bien sûr les choses sont un petit peu plus compliquées. Pascale Fourier : Justement, en quoi? Parce que moi j’y crois... si les commentateurs politiques le disent, c’est que ça doit être vrai... Annie
Collovald :
Je vais citer des chiffres, même si c’est un peu rébarbatif.
On nous dit que, par exemple, en 2002, 30% des ouvriers et 31 des chômeurs
auraient voté Front National. Ca, c’est ce qui fait dire
donc aux commentateurs que le FN est le premier des partis ouvriers
en France. Et que donc le Front National est un vote populaire. Le problème,
c’est que depuis, les données ont été revues
à la baisse, et on nous dit que maintenant seul 23% des ouvriers
auraient voté Front National. Alors là du coup, si on
met en comparaison avec les autres fractions sociales qui ont voté
Front National, on s’aperçoit que par exemple les cadres
du privé, les professions libérales ont voté à
hauteur de 26%, les petits patrons et les petits artisans 22%, les agriculteurs
22%. Ce qui veut dire que les ouvriers ne sont pas les premiers en fait
à voter Front National. Si on avait à mettre en fait une
responsabilité, - mais c’est toujours assez mauvais de
raisonner comme ça - , ca serait plutôt sur les professions
libérales et les cadres du privé, il faudrait dire que
là, ce sont eux les principaux électeurs du Front National.
Donc ça veut dire que, si l’on veut en fait raisonner sur les raison du succès du Front National, d’un point de vue en fait électoral, il faut se demander si l’on n’aurait pas affaire plutôt à une forme de radicalisation à droite des électeurs de la droite et non pas un passage des électeurs de gauche, notamment, donc ouvriers vers le vote Front National. Pascale Fourier : Il y a un petit quelque chose, non pas que j’ai pas compris, mais que j’aimerais bien qu’on souligne. Quand vous dites que 30% en fait ont voté pour le Front National, c’est 30% des votes effectifs; mais il y a eu énormément de personnes qui se sont abstenues. J’ai bien compris… Annie Collovald : C’est ça. Oui. Par exemple quand on se reporte aux travaux de l’INSEE, c’est-à-dire ceux qui travaillent vraiment sur les statistiques électorales et notamment sur les bureaux de vote et non pas sur des réponses à des sondages, on s’aperçoit d’abord que plus de 10% de la population française n’est pas inscrite sur les listes électorales, c’est-à-dire ne peut pas aller voter. Et que parmi ceux qui ne votent pas, ce sont plutôt les groupes les plus faibles. Ce sont par exemple les chômeurs à 31% et les ouvriers sans qualification : 32%. A l’inverse les intellectuels, les professeurs, les cadres du privé votent; ce n’est pas l’abstention leur principale orientation électorale. Pascale Fourier : Le parti finalement des classes populaires c’est quasiment l’abstention. Annie Collovald : C’est l’abstention, oui. Et c’est un phénomène qui augmente, qui augmente assez fortement. Si on avait à se préoccuper de la démocratie, par exemple, puisque c’est à la mode de se préoccuper de la démocratie, il faudrait quand même se préoccuper de cette montée de l’abstention que l’on retrouve même chez les classes moyennes, puisque les classes moyennes qui auparavant votaient ont un vote de plus en plus intermittent. Elles votent une fois, au premier tour, et, par exemple, elles vont s’abstenir au second tour. Elles vont voter aux législatives et s’abstenir pour les régionales etc. Donc le vote intermittent est un vote qui augmente... C’est préoccupant. Pascale
Fourier :
Il y a un petit truc que je n’ai pas compris... En l’occurrence,
le Front National n’est pas le premier parti des classes populaires,
mais pourtant les commentateurs ont dit ça. Alors pourquoi ils
ont dit ça, Annie Collovald : On peut l’expliquer de plusieurs manières. D’abord, c’est rassurant en fait moralement de se dire que ce sont les plus illégitimes socialement qui se retrouvent dans ce parti ignoble, indigne qu’est le Front National. C’est plus rassurant que de se dire qu' il y a des membres des classes supérieures par exemple, de l’élite sociale qui se retrouvent dans ce parti simpliste et indigne. C’est rassurant. C’est rassurant
et ça répond en fait au type d’explication qui est
celui des commentateurs à l’heure actuelle. Pour le dire
assez rapidement, ils se focalisent de plus en plus, si l’on peut
dire, sur les élections et notamment sur les résultats
électoraux comme si le seul risque qui pèse sur la démocratie
et sur l’ordre démocratique ne pouvait venir que de l’élection.
En plus ça leur permet de donner en fait des explications, la aussi très rassurantes, et sans doute un peu morales. C’est-à-dire de dire: « Voilà, ce sont les plus faibles qui votent pour ce parti indigne mais en même temps ce n’est pas trop de leur faute, hein, quand même, il y a la crise sociale ». Donc la crise sociale qui frappe en premier donc les plus faibles, et comme ils sont ignorants - en même temps, vous vous souvenez, plus on a un niveau de diplôme élevé et plus ont est à l’abri du vote Front National, eux n’ont pas de diplômes, (c’est-à-dire entre parenthèses, n’ont pas le bac. Ca ne les empêche pas d’avoir tel diplôme ou autre, mais ça c’est une autre question- donc ils sont ignorants et donc cette ignorance les rend, si l’on peut dire irrationnels. C’est-à-dire qu’ils sont simplistes, ils sont assez crédules, - je reprends les commentaires, je ne les fait pas miens. Donc ils sont crédules; donc ils sont prêts en fait à accepter toutes les explications simplistes que leur offre notamment le Front National pour expliquer en fait leur malheur. Donc c’est pour cette raison qu’ils se retrouvent dans les thèses xénophobes par exemple de Jean-Marie Le Pen, puisque c’est un mode d’explication de leur propre situation. Donc voilà, c’est une explication simple, c’est la crise sociale, donc ça les accuse, ça accuse les plus faibles, mais en même temps ça les exonère un peu, ce n’est pas de leur faute, ils ne savent pas ce qu’ils font. C’est la nouvelle mode, si l’on peut dire, dans les interprétations qui sont faites à l’heure actuelle sur les résultats électoraux. Pascale Fourier : Tout à l’heure, vous disiez finalement que c’était des classes beaucoup plus aisées qui avaient voté pour le Front National. Alors est-ce que ça a un lien justement, avec le petit élément de phrase que vous avez dit tout à l’heure, qui était la radicalisation de la droite ? Annie
Collovald :
L’électorat frontiste est très hétérogène,
c’est-à-dire qu’on trouve effectivement des ouvriers,
bien sûr dedans, mais pas simplement, des classes moyenne, des
professions libérales, des cadres du privé qui sont très
présents, des patrons etc. Ca veut dire quoi ? Ca veut dire
que ce sont des classes ou des groupes sociaux qui habituellement forment
la clientèle électorale des partis de droite. Comme on
dit en sociologie, ce sont des groupes sociaux qui relèvent du
« pôle économique », c’est-à-dire
que ce sont en fait les revenus qui priment sur les diplômes.
Donc ce sont en fait des clientèles habituelles de la droite,
de la droite classique. Donc il faut se demander si effectivement il
n’y a pas une forme de radicalisation de ces électeurs
de droite, qui commencent à voter Front National . Pascale Fourier : Pourtant, un certain nombre de commentateurs, au moment de 2002, avaient parlé du passage d’un certain nombre d’ouvriers qui sont d'anciens communistes et qui sont passés au Front National . Et c’est là-dessus qu’ils ont mis le doigt. Pourquoi là aussi ? Annie Collovald : Oui, C’est ce que l‘on appelle- c’est ce que les politologues appellent « gaucho-lepénisme » ou également « l’ouvriéro-lepénisme ». Le problème encore un fois, c’est que, si vous revenez sur les différentes formes de mobilisations électorales, on voit bien que ce ne sont pas en fait les ouvriers qui votent en premier pour le Front National. Ensuite, c’est un peu ce que je vous rappelais, vous avez toujours eu des ouvriers qui ont voté à droite: il aurait fallu faire en fait une analyse –ce qu’ils ne font pas- de leur anciens votent. Vous pouvez effectivement avoir des ouvriers qui votent Front National -encore une fois il ne s’agit pas de dire qu’il n’y en a pas; il y en a comme dans tout électorat. Mais ces ouvriers, il y a de fortes chances pour qu’ils aient voté à droite auparavant. Et donc ils ne viennent pas de la gauche. L’électorat de gauche ouvrier si l’on peut dire, là où il va assez massivement, c’est dans l’abstention. Ce n’est pas à l’extrême droite. Pascale Fourier : Il y a encore un petit quelque chose que je ne comprends pas décidément. On entendait les journalistes dire qu’effectivement il y avait quand même une crise sociale, qu’il y avait du chômage, qu’il y avait des délocalisations, une peur de la mondialisation etc, enfin bref, tout un ensemble de propos qui tendaient à dire une espèce de frustration terrible des gens, d’incompréhension absolue de ce qui était en train de se passer, et c’était ça qui expliquait qu’ils se soient réfugier dans le vote le Pen. C’est faux ça ? Annie Collovald : Le fait qu’il y ait une crise sociale, on ne peut pas quand même le nier. Le fait que ça soit ça qui crée de la frustration et donc qui explique le vote Front National, non. Parce que, si c’était vrai, admettons que ce soit en fait vraiment ça, on devrait alors s’étonner devant l’extrême faiblesse du vote Front National et non pas devant son ampleur, ça serait quand même le plus important. Par exemple, on a en France, si on revient un peu sur la population française, entre 8 à 9 millions d’ouvriers, c’est-à-dire de gens qui sont effectivement face à une crise sociale très importante. On a autour de 2 à 3 millions de gens, qui même s’ils ont un travail, sont au seuil de la pauvreté. Grosso modo, 11 à 12 millions de gens, que l’on peut dire frustrés de la modernité. Ils sont malheureux, ils sont pas bien là ou ils sont et ils ont une situation de vie quand même assez effroyable. Donc ils devraient aller voter Front National. Or au plus fort moment de son score, le Front National n’a recueilli que 5 millions de voix. Donc on a quand même un écart. Où sont allés les autres frustrés ? Il y a de fortes chances donc pour qu’ils soient allés dans l’abstention. Ce qui veut dire que même chez les plus simples, c’est-à-dire même chez ceux qui affrontent une crise sociale extrêmement grave, il existe des verrous moraux qui les empêchent de se reconnaître dans le Front National. Et des verrous moraux qui sont liés à la socialisation, à la politique qui a été la leur, à leur histoire familiale, qui les empêche de pouvoir voter Front National qui pour eux est un parti indigne. Et par contre, cette thèse donc par la frustration, empêche de se poser en fait, la question la plus importante, qui est la question de l’offre politique. Qu'en est-il de l’offre politique ? S’il y a bien un problème, c’est là qu’il se situe. Et par exemple, s’interroger sur le fait qu’entre la gauche et la droite, il existe une forme d’accord, lié donc à des conceptions néolibérales du monde, et qui fait que, quand on a à voter maintenant, on ne sait plus trop bien pour qui faire son choix. Ca serait plutôt en fait un problème de droite et un problème de gauche. Si la gauche était sans doute un peu plus claire, et notamment donc en direction des groupes les plus fragiles, il y a de fortes chances pour qu’ils aillent voter à nouveau, et donc ça abaisserait le score du Front National. Pascale Fourier : Par exemple, dans un papier que vous aviez écrit, en 1995, 39% des classes populaires votaient pour la gauche, et en 2002 ils n’étaient plus que 29%. Annie Collovald : Oui, c’est donc une chute de 10%.Ca veut dire qu’il y a un phénomène d’éloignement du Parti Socialiste par rapport aux classes populaires, qui a pour effet d’éloigner les classes populaires du vote. C’est ça, en fait, le problème à l’heure actuelle. Pascale Fourier : Donc on se réfugie d’un côté dans l’abstention quand on était de gauche; quand on est de droite, éventuellement on va se radicaliser du côté du Front National ? Annie Collovald : Non, ça peut aussi entraîner quand même une montée de l’abstention là. Mais ce qu’on repère avec des analyses qui portent sur la mobilisation électorale, c’est que ces électeurs de droite sont plus facilement allés voter Front National, et à gauche moins: c’est plutôt en fait l’abstention qui les attire. Pascale Fourier : Donc : « Salauds de pauvres qui votez Front National » …Pas vraiment ? Annie Collovald : Et non... Pascale
Fourier :
Eh bien c’était des sous et des hommes avec Annie Collovald ,
qui a écrit, je vous le rappelle parce qu' on y trouve encore
plus d’informations, un livre qui s’appelle : « Le
populisme du FN, un dangereux contresens », c’est aux
éditions du Croquant. |
Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 28 Décembre 2004 sur AligreFM. Merci d'avance. |