Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 23 JANVIER 2004

Le libre-échange 2/2

Avec Jacques Cossart, économiste, spécialisé en développement. Il a travaillé pendant de nombreuses années dans des institutions internationales comme la Banque Mondiale et, l'Agence française de développement. l'instrument français de la coopération

 

Pascale Fourier : Alors, la semaine dernière vous nous avez expliqué ce que c'était le libre-échange, mais finalement, j'avais un peu l'impression que vous n'aviez pas l'air d'être tellement pour…. Et là je me suis dit : « Enfin quand même, il veut la mort des pays du Sud !! Parce que j'ai lu un certain nombre de journaux ou écouté la télé, la radio et il semblerait, par exemple, que ces derniers temps, on fasse appel à des informaticiens indiens pour répondre aux besoins de nos économies. Il y a des centres d'appels téléphoniques ; on croit qu’on téléphone en France, finalement ce n'est pas vrai, on téléphone au Sénégal… Donc cela va permettre au Sud de se développer, de faire même émerger peut-être une sorte de classe moyenne qui sera rémunérée à peu près convenablement, qui ne sera une certaine forme pas d'intelligentsia, mais ce ne sera plus simplement du travail purement manuel. Donc ce n'est pas bien, ça ?!

Jacques Cossart : Alors ça c'est une prouesse, qu'il faut louer et qu'il faut vanter, de l'économie et de l'idéologie néolibérale que d'avoir su trouver ce ressort qui marche bien, -la preuve, votre question-, de donner mauvaise conscience à une certaine partie importante des citoyens au Nord. Quand on leur dit : « Ecoutez, vous n'allez quand même pas priver de travail ces pauvres affamés du Sud! », eh bien, les braves citoyens du Nord disent : « Ben non ! ». « Donc, si vous ne voulez pas les priver de travail, eh bien, il faut que vous partagiez ». Vous remarquerez, d'ailleurs, qu'en matière de partage, on demande aux pauvres de partager, rarement aux riches. Vous me direz : « C'est parfaitement naturel, puisqu'il y a beaucoup plus de pauvres que de riches… Mieux vaut partager avec la multitude que le petit nombre ». Pour revenir à votre question : « Pourquoi est-ce qu’il n'est pas bien pour l'informaticien indien de rentrer dans ce système ? », c'est encore une fois, on avait déjà évoqué ça la semaine dernière, par rapport au pouvoir d'achat. Encore une fois, la question du prix du service, de la marchandise ou du produit offert n'a qu'un intérêt tout à fait secondaire. Ce qu'il faut savoir, c'est ce qu'il faut pouvoir être capable de mesurer, c'est ce que vous pouvez acquérir comme quantité de biens et de services avec les moyens dont vous disposez et qui proviennent du travail que vous avez fourni. Or, de ce point de vue, plus on va faire en sorte que le libre-échange pèse sur la production de biens ou de services, plus évidemment, puisque l'un des facteurs importants de cette capacité de production à bas prix, c'est la quantité de main-d'oeuvre que vous incorporez, plus vous allez obtenir des rémunérations basses, évidemment plus vous allez pouvoir offrir un service ou un produit faible. Et c'est là où le caractère pernicieux apparaît, c’est qu’on exige une adhésion idéologique des citoyens du Nord en disant : « Ecoutez, partagez avec les citoyens du Sud ! » et pour obtenir ça, on dit : « On va partager dans un système que nous, libéraux, organisons » : c'est la régulation encore une fois par le marché et on sait que tout le monde va être perdant, que ce soit l'informaticien du Sud, que le producteur de chaussures de sport du Sud, que le mineur du Sud, et puis que le chômeur du Sud, parce qu'une autre question qu'il faut aussi soulever, c'est la quantité de travail qui est incorporée dans le bien ou le service considéré et qui laisse de côté un grand nombre de gens qui se retrouvent au chômage, alors que, -une autre question que ne pose pas le libre-échange et qui pourtant est fondamentale pour que tout le monde puisse vivre normalement de son travail-, c'est la réduction du temps de travail puisque la productivité, comme on dit, augmente considérablement : il faut considérablement réduire le temps de travail qui est imposé, qui est exigé de chacun au Nord, mais au Sud aussi. L'ouvrier indien, qui travaille en moyenne 13 heures, quand il travaille, 13 heures par jour, ce n'est évidemment pas un progrès qu'on pourrait mettre au crédit libre-échange. Or, pourtant, il participe parfaitement à ce que les libéraux appellent « le libre-échange ». Donc, pour reprendre votre question, les libéraux que l'on évoque, ont réussi ce tour de passe-passe d'exiger de la compassion, comme dit le président des États-Unis, de la part des citoyens du monde, qui se laissent embarquer, via cette idéologie dominante, mais c'est le propre de l'idéologie dominante de requérir ou d'obtenir le support de ceux qui sont les premiers à être les défavorisés de ce système, parce qu'ils ont été trompés par la marchandise. Et « détromper sur la marchandise », c'est un des objectifs de votre radio et de votre émission.

Pascale Fourier : Inch'Allah ! Si je comprends bien quel est l'aspect pernicieux dans l'affaire pour les travailleurs du Nord, parce qu'effectivement, ils risquent de se retrouver quasiment au chômage simplement parce que on va délocaliser leur travail vers les travailleurs du Sud, je peux continuer de me dire : « Ce n'est pas si mal que ça, même mal payé, même exploité, que l'informaticien du Sud ait un boulot. C'est mieux que de, je ne sais pas, que de faire du petit marché dans les villes par exemple ».

Jacques Cossart : D'abord, on ne parle pas des mêmes individus. Celui qui fera un logiciel n'est pas celui qui participe au petit marché dans les rues et le fait qu'il fasse son logiciel n'exclut pas malheureusement l'exigence du porteur dans les rues de Calcutta comme de la participante au petit marché dans les rues de Phnom Penh. Ça c'est un point. Un autre point, c'est que on ne peut pas considérer que l'affaiblissement des conditions de rémunération et des conditions sociales dans un pays vont se faire au bénéfice des gens qui seraient au Nord. Ces gens du Nord vont acheter le gobelet qu'on évoquait la semaine dernière, à un prix bas, et donc ils ne pourront pas être concurrentiels sur le « marché du travail », et donc, le taux de leur rémunération aura tendance lui aussi à diminuer. Ce qui veut dire, alors que les conditions de travail vont se détériorant dans le processus que l'on vient d'évoquer au Sud, on remarque aussi que les conditions de travail et sa rémunération au Nord va aller se détériorant.

Pascale Fourier : Là, il y a vraiment un truc que je ne comprends pas. Tout à l'heure, vous aviez l'air de dire que le libre-échange risquait d'amener une dégradation assez faramineuse de la rémunération des gens dans les pays du Nord. Or, les gens du Sud produisent pour les gens du Nord, pas seulement mais aussi. Est-ce que tout cela ne risque pas d'amener dans une espèce de spirale de récession, je ne sais pas, dans une espèce d'économie qui deviendrait toute molle, qui n’avancerait plus...

Jacques Cossart : La question que vous soulevez est une question qui est bien connue à l'intérieur du capitalisme, c'est la question des cycles. D'une manière générale, on observe, depuis des décennies et des décennies, des cycles dans le processus économique qui sont dus au fait que progressivement, à la suite d'un certain nombre de facteurs, apparaissent des surproductions qui vont faire en sorte qu'il va y avoir détérioration et quelquefois effondrement : on l'a connu tout au long de l'Histoire, je ne vais pas rappeler la grande crise de 1929 (qui n'avait pas que cette cause-là)… Et très souvent, on observe que c'est une absence de régulation, en particulier de régulation publique qui est à l'origine de ces crises. Tout récemment, on a vu ce qu'on a appelé des « bulles » éclater, qui ne tiennent pas toujours à des surproductions, mais qui est une manière de surproduction, puisque si on parle de l'éclatement de la bulle informatique, par exemple, enfin qui tourne autour des produits informatiques, c'est que tout d'un coup, on s'aperçoit que ce qu'on avait valorisé « à tel niveau » n'a strictement aucun rapport avec la réalité, donc ça éclate !

Pascale Fourier : Parce qu’on avait mis trop de sous pour quelque chose qui n'a rien donné...

Jacques Cossart : On avait, d'une part, levé trop d'argent à travers les marchés financiers et on valorisait à 100 ce qui, dans la réalité, valait quelquefois 10 fois moins, voire cent fois moins. Donc, cela a fonctionné tous les jours parfaitement bien à chaque fois que de 90 on passait à 92 et puis à 100. Et puis tout d'un coup, les gens ont eu peur, parce que, sur les marchés qu'ils soient financiers ou autres, il y a un phénomène moutonnier qui est parfaitement connu, - les gens ont eu peur, et ça s'est retourné -, et puis on a dit : « Mais non, ça ne vaut pas 100, mais le 10 ou le 1 !! » que nous évoquions, alors ça s'écroule, ce qui est un exemple de surproduction. Comme le libre-échange que l'on évoquait la semaine dernière, c'est précisément de faire en sorte qu'il y ait une expansion non contrôlée par une régulation en faveur des citoyens, c'est-à-dire par une régulation publique, eh bien, on se fiche éperdument de savoir s’ il y a un danger ou pas qui va être provoqué. Vous savez, c'est le syndrome de celui qui tombe du 32e étage… Tant qu'il n'est pas parvenu sur le sol, il prétend que « jusqu'ici, tout va bien » ! C'est exactement ça, je crois, ce raisonnement à très court terme, et c'est celui des propriétaires du capital dans une économie néolibérale, et c'est cela qui faut combattre.

Pascale Fourier : Mais est-ce qu’il n'y aurait pas l'idée qu’on peut peut-être laisser une économie un peu atone dans les pays du Nord mais qu’au moins on va développer une classe moyenne susceptible d'acheter des biens dans les pays du Sud. Est-ce que ce n'est pas ça le truc qui est derrière ?

Jacques Cossart : Alors, je ne sais pas si c’est ça le « truc » qui est derrière. Il faudrait pouvoir rentrer dans l'esprit de ceux qui sont aux commandes ! Il faudrait demander à Suzanne George, quand elle rencontrait les organisateurs de ce qu'elle a appelé le « rapport de Lugano », ce qu'ils avaient derrière la tête ! Plus sérieusement, je ne crois pas que ce soit une visée qui soit réaliste par rapport à ce que l'on va trouver. Les gens du Sud vont devoir s'engager dans un système où ils ne sont pas capables, parce que les rapports sont tels (on disait la semaine dernière que le produit intérieur mondial brut, c'était 31 billions et même si on met la Chine là-dedans, les pays du Sud représentent, et de loin, pas la majorité alors que ils représentent une très large majorité en terme de quantité de population), donc cette population est paupérisée au fur et à mesure pour l'immense majorité, étant entendu que, parce qu'il faut bien des relais pour que ça fonctionne, les classes dirigeantes de ces dits « pays du Sud », les classes dirigeantes privées ou publiques malheureusement quelquefois, sont rémunérés correctement pour faire en sorte que le système fonctionne. Donc c’est bien dans ce contexte-là qu'il faut se mettre pour imaginer que ce n'est pas avec l'espoir d'un nouveau marché au Sud que le capitalisme va pouvoir s'en sortir. Il est d'abord essentiellement préoccupé de ses gains aujourd'hui, demain on verra.

Pascale Fourier : Là, je suis plongée dans la perplexité la plus absolue. J'ai l'impression d'assister à une économie qu'on essaye de mettre en place qui est quasiment « hors-sol », c'est-à-dire que ça me donne l'impression que nos gouvernants, les gouvernants de tous les pays occidentaux finalement se contrefichent de leur population, se contrefichent du fait que, effectivement, l'emploi va être délocalisé, que nos conditions sociales risquent d'être dégradées à cause de la « compétitivité nécessaire » disent-ils, je ne vois pas comment...

Jacques Cossart : Vous soulevez deux questions qui sont fondamentales, c'est la question de ce que vous appelez, c'est une telle image, « l'économie hors-sol » et la question de la responsabilité politique. Alors, sur le premier point, c'est une question fondamentale : qu'est-ce que c'est que l'économie ? Est-ce que l'économie, c'est ce qu'on veut nous faire croire, c'est-à-dire faire en sorte que nous ayons une succession de comptes d'exploitation qui soient les plus intéressants possibles, ou est-ce que l'économie, c'est quelque chose qui vise à faire vivre, penser, aimer 6 milliards d'êtres sur la terre ? Peut-être avez-vous compris que je suis plutôt partisan de la seconde formule, et si nous sommes dans la seconde formule, ça veut dire que pour vivre, penser, aimer, consommer au sens propre du terme, eh bien, il convient de faire en sorte qu'il y ait de moins en moins de travail, de moins en moins de travail pénible, que ce travail permette une rémunération qui offre un accès à tous les services et à tous les biens que nous sommes capables de produire aujourd'hui, qu’il y ait un monde sans guerre etc. etc. Alors ce monde-là, on le sait bien qu’il n'est pas «amenable » par le libéralisme, par le libre-échange, on peut l'appeler comme on voudra… Pourquoi ? Parce que tout simplement dans le système néo-libéral, capitaliste, j'ai besoin d'une économie qui fonctionne pour les résultats de mon compte d'exploitation et je me fiche éperdument de cette seconde option qui est le bien-être de l'ensemble de la planète. L'autre question que vous souleviez est une question tout aussi fondamentale : comment peut-on imaginer que des gouvernants qui sont désignés par nous, en tout cas dans ce que nous appelons nous les « démocraties occidentales », puissent à ce point abandonner leur mandat pour se livrer pieds et poings à cette économie qui se développe au détriment de la majorité de leurs mandants. Alors tout simplement, je crois qu'il faut évoquer deux éléments. Le premier, c'est l'idéologie dominante. Vous avez ceux qui travaillent pour leur intérêt, ce sont les mandants de ce qu'il faut bien appeler les possédants : le gouvernement français, aujourd’hui, défend ou obéit naturellement ou artificiellement, peu importe, aux ordres des représentants du patronat, aux ordres du Medef, et puis vous avez ceux qui sont à cheval entre cette position et celle de dire : « Mais il n'y a pas moyen de faire autrement, c'est ça les lois de l'économie », comme s'il y avait des lois de l'économie ! L'économie est une « organisation » humaine : si les lois de l'économie, -si tant est qu'il en existe-, ne sont pas bonnes pour l'homme, eh bien, on change les lois comme dans toute organisation humaine, c'est aussi simple que ça !! Donc, ça pose cette question-là, et la deuxième question que cela pose, -et ça c'est l'intervention des citoyens-, comment nous, citoyens, acceptons-nous que des gens que l'on envoie pour nous représenter puissent, à ce point, dévoyer nos propres intérêts ? Là aussi, c'est parce que nous sommes soumis à l'idéologie dominante ; c'est parce que nous ne voyons pas bien clairement ce que sont nos intérêts fondamentaux. C'est la raison pour laquelle l'école est un élément tout à fait important, L'intervention citoyenne, et la connaissance du citoyen de l'ensemble de ces mécanismes est essentielle… Des mécanismes qui sont simples d'ailleurs : je crois qu'il faut répéter partout que la compréhension de la manière dont les hommes vivent, que ce soit à travers l'économie, que ce soit à travers quantité d'autres choses est relativement simple ! Il faut décomplexifier, si je puis dire, nos rapports. À partir de ce moment-là, on rentre dans un autre type de développement, un autre type de rapports humains et on impose des conditions qui sont favorables à tout le monde. S’ il n'y a pas d'intérêt à transporter le verre de plastique que vous évoquiez tout à l'heure d'un bout à l'autre de la planète, eh bien, on ne le fait pas ! ! ! Et ce nouveau type de déplacement se fera au détriment de tel ou tel compte d'exploitation, on s'en fiche, n'est-ce pas, puisque ça se fera au contraire au bénéfice d'une quantité importante, d'une fraction importante des populations.

Pascale Fourier : De la société …

Jacques Cossart : … Et donc de la société !

 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 23 Janvier 2004 sur AligreFM. Merci d'avance.