Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne
EMISSION DU 29 JANVIER
2002
Le progrès technique, les délocalisations, la concurrence internationale... expliquent-ils le chômage ?
Avec Thomas Coutrot,
Economiste à la DARES. |
Pascale
Fourier : Le chômage s’en va, le chômage
revient. On ne sait plus trop bien. Pourquoi est-il là, pourquoi
n’est-il plus là ? Mystère. Le commun des mortels
a donné de multiples explications au chômage, ces dernières
années. Le progrès technique, les délocalisations,
la concurrence internationale, par exemple. Vrai ou faux ? Explication
valable ou explication qui n’est pas valable du chômage.
Je suis allée voir Thomas Coutrot pour le lui demander. Ce qui est rigolo c'est que ça, c'est un discours de non-économiste. Mais tous les économistes, qu'ils soient de droite, de gauche, orthodoxes, libéraux, marxistes, etc., tous les économistes sont au moins d'accord sur une chose, c'est que ce n'est pas le progrès technique qui est à la source du chômage. Pour plusieurs raisons. La première raison c'est,
en fait, qu'il y a certainement du progrès technique en ce moment,
mais il n'y a pas de productivité. C'est-à-dire que, contrairement
à ce que l'on pense souvent, aujourd'hui, la productivité
augmente beaucoup moins vite que par le passé. Dans les années 50-60, le volume de marchandise ou de service produit par chaque personne augmentait d'à peu près 5 % par an. Aujourd'hui, c'est seulement 2 %. C'est un ralentissement considérable de ce qu'on appelle les gains de productivité, qui coïncide d'ailleurs avec la fin des années 70 et la montée du chômage. Quand on regarde simplement les faits, au moment où le chômage augmente, la productivité ralentit et le progrès technique, donc, ralenti, apparemment. Déjà, c'est une première raison qui fait qu'on ne peut pas dire que c'est à cause de la productivité, à cause du progrès technique que le chômage a augmenté. La deuxième raison, c'est, en fait, que la productivité, c'est-à-dire l'accroissement de l'efficacité du travail et de l'efficacité de l'utilisation des techniques, est au contraire un facteur de création d'emploi à long terme. Cela va stimuler la croissance, cela va stimuler les nouvelles créations d'entreprise, les nouvelles initiatives. Donc là, il y a vraiment un consensus, c'est assez curieux, c'est l'un des seuls sujets sur lequel les économistes sont d'accord : il n'y a pas de lien entre productivité et chômage. Et ça c'est une idée qui est très difficile à faire passer chez les non-économistes parce que c'est un fait, effectivement, qui semble évident. C'est le sens commun qu'une machine va remplacer un homme et que donc les machines vont mettre les hommes au chômage. Et bien c'est pas du tout comme ça que ça se passe au niveau macroéconomique, au niveau de l'économie dans son ensemble. Evidemment, cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas des professions qui disparaissent à cause du progrès technique. Bien entendu, il y a des professions qui disparaissent. Aujourd'hui il n'y a plus de cocher, par exemple, pour conduire les charrettes ou les carrosses dans les rues de Paris, il n'y a plus de porteur d'eau, il n'y a plus les métiers qui évidemment fournissaient beaucoup d'emploi jusqu'au 19e siècle. Il y a des métiers qui disparaissent, mais il y en a d'autres qui apparaissent, c'est ça qui est le plus important. Aujourd'hui il y a des nouveaux métiers qui surgissent. Ça peut être des professions de très mauvaise qualité : livreur de pizza, employé de Mac Donalds. Ce sont des nouveaux métiers, mais des métiers pas très désirés, pas très souhaitables. Il y a aussi des nouveaux métiers qui sont intéressants, bien payés, qualifiés, que cela soit dans la nouvelle économie ou bien ailleurs... Alors c'est vraiment une explication
qu'on peut écarter complètement, l'explication par le
progrès technique. Pourquoi c'est un peu plus sérieux ? Parce que c'est vrai que pour certains secteurs – on prend l'exemple le plus net : les secteurs du jouet, de la chaussure, de l'habillement – dans ces secteurs-là, beaucoup d'entreprises françaises ou européennes ont délocalisé leur production dans des pays d'Asie, d'Afrique du Nord où les coûts de production sont beaucoup moins chers. Donc, pour les ouvriers et les ouvrières de ces entreprises - puisque c'est surtout des ouvrières qui travaillaient dans ces entreprises -, la délocalisation s'est traduite par des licenciements et du chômage. C'est vrai à un niveau sectoriel. Ça n'est plus vrai du tout quand on regarde l'économie dans son ensemble. Quand on fait le bilan de l'augmentation du commerce international de la France. En terme de création d'emplois en France, ce bilan est favorable pour la France. L'augmentation du commerce international a été un facteur de création d'emplois pour la France. Pourquoi ? Parce que, évidemment, on va acheter des produits à la Chine, aux pays asiatiques, aux pays d'Afrique, mais eux-aussi vont nous acheter de produits. Donc ils vont faire travailler des salariés en France. Quand on fait le bilan entre les emplois qui sont créés par les exportations françaises – c'est-à-dire par ce que la France vend aux pays étrangers – et les emplois qui sont détruits par les importations – par les choses que les Français achètent à l'étranger -, globalement le bilan est très favorable pour la France. Mais il est défavorable dans certains secteurs, dans les secteurs, disons, les moins qualifiés : les secteurs du textile, de l'habillement, de la chaussure, du jouet. Et il est favorable dans les secteurs de l'aéronautique, des transports, de la mécanique, de la chimie, etc. Dans les secteurs de haute technologie, le bilan en terme d'emplois est très favorable pour la France et on ne peut pas dire du tout que les délocalisations soient un problème au niveau global. Alors, bien entendu, cela pose
des problèmes sérieux pour certains métiers et
pour certaines régions qui sont particulièrement spécialisées.
Le Nord était spécialisé dans le textile, la région
de Cholet est spécialisée dans la chaussure... Donc c'est
vrai que les entreprises quand elles sont spécialisées
dans la chaussure, quand elles délocalisent ou quand elles ferment,
cela crée des difficultés dramatiques au niveau local.
Mais, si on raisonne d'un point de vue global – l'économie
cela sert aussi à ça, à avoir un point de vue global
–, alors les choses sont moins simples. Donc on a un dégraissage des effectifs, une externalisation – c'est-à-dire qu'on va confier à la sous-traitance ce qu'on faisait avant, cela va permettre souvent de rationaliser, d'éliminer les choses qu'on faisait en double. Il y a toute une série de pratiques qui ont été menées de façon assez intense dans les années 80 et qui ont provoqué à la fois une baisse des salaires dans la richesse créée – dans les année 80, la part des salaire dans la richesse créée chaque année par le travail des Français s'est effondrée, elle a perdu 10 points. 10 % de la richesse créée dans les années 80 sont passés directement du travail vers le capital « grâce » à ces restructurations – « grâce », entre guillemets bien entendu. En même temps, le chômage a explosé. C'est d'ailleurs assez intéressant : au moment où le coût du travail baissait fortement, le chômage explosait. Ça c'est pour expliquer
l'augmentation du chômage dans les années 80, c'est fondamentalement
ces restructurations, liées aussi au fait que l'on entrait dans
une nouvelle période de l'organisation de l'économie mondiale
: avec moins de protection, moins de marchés réservés,
pour les entreprises françaises par exemple, et la nécessité
de se battre sur des marchés étrangers, de subir la concurrence
d'autres pays sur ses propres marchés. Cela a obligé les
entreprises qui voulaient rester suffisamment rentables à ajuster
assez fortement leurs effectifs. Et pourtant le chômage a encore augmenté fortement entre 90 et 95. Mais ça, c'est principalement à cause de la politique économique qui a été menée à ce moment-là. On a eu une politique économique qui a été désastreuse, pour des raisons compliquées, mais la raison essentielle c’était la mise en place de la monnaie unique : l’idée qu’il fallait absolument réduire les déficits et les dépenses publiques de façon à satisfaire aux critères de convergence de Maastricht – pour arriver à rentrer, disons, dans le carcan imposé par les critères de Maastricht pour rentrer dans la monnaie unique. En plus il y a eu, au début des années 90, des problèmes importants sur la monnaie, des vagues de spéculations entre les monnaies européennes, contre le franc, contre la livre britannique. C’est-à-dire que les spéculateurs ont jugé que le franc était trop cher par rapport aux autres monnaies, notamment au mark allemand, et ont estimé qu’il fallait vendre du franc et acheter du mark parce que le franc allait forcément baisser. Et à ce moment-là,
Bérégovoy, le ministre des Finances de l’époque,
a décidé de défendre coûte que coûte
le franc fort, de défendre la valeur du franc par rapport au
mark. Ça a donné des politiques avec des taux d’intérêt
extrêmement élevés, pour convaincre les spéculateurs
que le franc allait rester une monnaie attractive. Donc la France a
payé des taux d’intérêt très élevés
sur des dépôts en franc et cela a achevé de ruiner
la croissance. Dans la première moitié des années
90, on a eu une croissance extrêmement lente, et même négative
– on a eu une récession très forte en 93. Et donc,
c’est à cause de cette politique macroéconomique
complètement restrictive et complètement suicidaire du
point de vue du chômage… Je le répète, c’est
une politique qui a été menée par Pierre Bérégovoy,
ministre des Finances de gauche, et ensuite poursuivie par Balladur
quand il est devenu Premier ministre. Pourquoi le gouvernement de l’époque a choisi de défendre la valeur du franc par rapport au mark ? C’était pour affirmer politiquement le fait que la monnaie unique était quelque chose d’irréversible et que la valeur du franc par rapport au mark était quelque chose de gravé dans le marbre, qu’on ne pourrait plus jamais modifier. C’était donc une décision politique extrêmement forte mais extrêmement rigide. Par exemple, l’Espagne ou l’Italie ont dévalué leurs monnaies - c’est à ce moment-là –, ce qui leur a évité une augmentation importante du chômage ; et pourtant, aujourd’hui, elles sont dans la monnaie unique. Simplement, Mitterrand et Bérégovoy ont jugé que la France ne pouvait pas se permettre de dévaluer sa monnaie pour des questions, sans doute, d’honneur national, à mon avis mal placé. On estime que rien que cette décision de ne pas dévaluer le franc en 92 a coûté 500 000 emplois à l’économie française, sans compter ensuite les politiques de taux d’intérêt élevés et les politiques de restriction budgétaire à cause des critères de Maastricht. On peut dire que, pour l’essentiel, l’augmentation du chômage au début des années 90 est due à ces choix de politique économique. Moi, j’appelle ça des erreurs, mais ce n’était pas des erreurs, en fait, c’était des choix. Les gens qui ont pris ces décisions savaient le coût que ça allait avoir sur la croissance et donc sur le chômage, mais ils avaient choisi politiquement d’affirmer la valeur du franc fort comme un objectif plus important que la lutte contre le chômage. |
Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 29 Janvier 2002 sur AligreFM. Merci d'avance. |