Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 12 DECEMBRE 2003

La crise structurelle des années 70

1° émission d'une série logique de trois...

Avec Gérard Duménil,Directeur de recherche au CNRS

 

Pascale Fourier : Je suis particulièrement contente de vous rencontrer car cela fait plusieurs années que je me pose beaucoup de questions sur ce qui s’est passé au tournant des années 1970 /80 et il se trouve que j’ai lu un superbe livre qui s’appelle Crise et sortie de crise aux éditions PUF que vous avez écrit avec Dominique Lévy : j’espère que nous allons avoir les explications qui m’ont fascinée dans ce livre…
Dans les années 1970/80, on a eu l’impression que la machine déraillait ; à l’époque, on nous parlait de « la crise ». On avait plus ou moins lié cela au choc pétrolier, du moins à une certaine période. Et puis, les économistes que j’ai interviewés ici m’ont parfois parlé de « crise structurelle », sans trop m’éclairer sur ce que cela pouvait être ; d’autres parlent de « fin du modèle des 30 glorieuses »…en fin de compte, je ne comprends absolument pas ce qui s’est passé... Pouvez-vous m’éclairer ?

Gérard Duménil : Je vais essayer. Il ne faut idéaliser les premières décennies qui ont suivi la deuxième guerre mondiale. Mais les choses ne se passaient pas trop mal au niveau de la croissance. Tout n’était pas rose pour tout le monde, surtout dans le monde en général… Avec le début des années 1970, en particulier le milieu des années 1970 en France, les choses se détériorent soudainement. Je ne discute pas tout de suite les raisons de cette détérioration, j’essaie simplement de quoi il s’agit. C’est d’abord le ralentissement de la croissance. Ce ralentissement est lié à la diminution de l’investissement, c'est-à-dire ce que les entreprises sont prêtes à ajouter tous les ans à leurs potentiel productif en construisant de nouveaux édifices, en achetant de nouvelles machines, tout ce qui va permettre de produire véritablement : tout cela, c’est l’investissement- on peut dire aussi l’ »accumulation ». Il y a un très fort ralentissement manifeste de ce point de vue. Il apparaît une instabilité de l’activité économique dans le sens que l’on va entrer dans des récessions : cela veut dire que le taux de croissance va chuter en l’espace de quelques mois. Il peut même devenir négatif et devenir une décroissance. C’est aussi une période dans laquelle va se développer graduellement une inflation qui ira en s’accélérant. Il y aura une hausse des prix, et surtout une vague de chômage. Cela dépasse le cadre de la France, (je parle surtout des « pays du centre », des autres pays européens, des Etats-Unis), mais en France, entre 1975 et 1985 va se développer une vague d’inflation. Elle est justement appelée « structurelle » car ce ne sont pas des petites choses qui vont se passer en quelques mois, ce sont des nouvelles tendances qui se créent : c’est vraiment un changement de cours. Cette inflation va nous emmener jusqu’à des taux de chômages de 10% : c’est quelque chose de tout à fait nouveau puisque l’on sort d’une période de plein emploi ! Il y a donc véritablement un train qui déraille. On entre dans une nouvelle phase.

Alors jusqu’à quand cela va–t-il durer ? Ce n’est pas très facile de le dire, mais il faut prendre conscience du fait que cette crise structurelle n’est pas éternelle et ne va pas durer jusqu’à maintenant. On peut dire que, dans la première partie des années 1980, certains symptômes indiquent que l’on est train de sortir de cette crise, mais seulement certains symptômes, parce que la lenteur de la croissance, le chômage vont durer, vont se perpétuer mais ils vont se perpétuer à partir d’autres mécanismes, c'est-à-dire que les mécanismes dont nous parlerons plus tard ne sont plus les mêmes véritablement, il y a des évolutions qui s’arrangent, mais nous entrons dans un nouvel ordre social qui est caractéristique du néolibéralisme et qui malgré ces améliorations dont je parlais, va avoir des effets dépressifs sur la croissance également et cela va aboutir au maintien du chômage. Donc, d’une certaine façon, dans un pays comme la France, on pourrait dire : « On est en crise depuis le milieu des années 1970 » : c’est une vision qui est un petit peu simple si on s’en tient à un indicateur comme le chômage, car les mécanismes vont changer considérablement avec l’entrée dans le néolibéralisme. Mais le résultat pour les chômeurs seront les mêmes malheureusement.

Pascale Fourier : Et en ce qui concerne la crise structurelle à proprement parler, à quoi était-elle due ? Etait-ce le prix du pétrole qui a tout fait craquer ?

Gérard Duménil : Le prix du pétrole a été une toute petite chose dans une évolution qui a été beaucoup plus longue et beaucoup plus profonde. Essentiellement, cela a à voir avec le progrès technique, le changement technique. Ce sont des notions un peu compliquées mais dans la production capitaliste, il y a un progrès de la productivité du travail. La productivité du travail, c’est ce qu’ un travailleur moyen est capable de produire en une heure. Mais, pour produire, il ne faut pas simplement du travail : il faut aussi des machines, des équipements. Il est donc aussi très important de s’interroger sur la quantité de produits que l’on peut fabriquer avec une machine moyenne. Pour parler très simplement, on peut entrer dans des évolutions qui peuvent signifier un progrès de ces variables ou une détérioration. Cette question du changement technique est absolument centrale pour comprendre ce qui s’est passé. Avec le début des années 1970, on entre dans une période où se matérialisent des évolutions qui étaient déjà en marche mais qui étaient jusqu’à présent relativement discrètes., une période où les performances vont alors largement se détériorer. Par exemple, la productivité du travail continue à croître, mais elle va croître beaucoup plus lentement... Cela veut dire que pour produire une même quantité de bien, au fil des années, on continue à économiser, mais on économise peu de travail chaque année. Par ailleurs, la technique chan en ce sens que pour obtenir ces petites économies de travail, il faut investir beaucoup : il faut acheter des machines qui sont lourdes, des machines qui sont coûteuses. Donc cela coûte cher d’une certaine façon. Tout cela coûte cher aux entreprises et tout cela se tient bien entendu.

C’est cette détérioration du court du changement technique qui va dérégler cette machine de progrès. Elle aura une conséquence très importante qui va être la chute de la rentabilité du capital, la chute du taux de profit. Le taux de profit est une variable-clé dans le système dans lequel nous vivons qui dit : si une entreprise investit 1 million, combien va-t-elle gagner, combien va-t-elle faire de profit en fin d’année et on va comparer cette somme à ce que l’entreprise a avancé : y aura-t-il un taux de profit de 5%, de 10% ? C’est donc la capacité à gagner de l’argent pour parler simplement quand on a mis son argent dans une entreprise. Donc ce taux est un taux extrêmement important pour la production capitaliste parce que, si les entreprises font beaucoup de profit, elles ont la capacité d’investir davantage, normalement, car on verra que ce n’est pas toujours le cas... ; la trésorerie fonctionne bien parce que l’argent rentre. Lorsque l’on gagne de l’argent, on est dans une sorte de situation d’aisance d’une certaine façon. Cela permet aux entreprises d’être ambitieuses, de croître et de se gérer dans un certain calme, sans être placées sous des tensions très importantes , je veux dire sans s’endetter à court terme à la banque, sans avoir un découvert ou des choses comme cela. Cette variable qu’est le taux de profit a commencé à diminuer après la 2nd guerre mondiale. Ce mouvement s’est accéléré au cours des années 1970 et a été le facteur essentiel de ce que l’on a décrit plus haut.

Pascale Fourier : Vous parliez tout à l’heure des progrès techniques et vous disiez qu’ils étaient plus lents au cours des années 1970 qu’avant : pourquoi ?

Gérard Duménil : C’est une question un peu difficile. Les premières décennies de l’après-guerre étaient des années extrêmement favorables. Ceci est lié à des changements historiques qui se sont produits au début du siècle surtout aux Etats-Unis. Je dis « progrès technique » pour simplifier mais en fait, c’est beaucoup plus que cela : ce n’est pas étroitement de la technique, c’est aussi de l’organisation des entreprises, d’une certaine manière de leur gestion. Ce sont des mouvements qui ce sont mis en marche aux Etats-Unis et que l’on a appelé « la révolution managériale » et qui vont conduire à une nouvelle organisation des entreprises, à une nouvelle efficience, avec le développement des cadres, des employés qui sont des gens dont le travail justement est de faire tourner correctement les entreprises. Ce mouvement n’a pas vraiment été interrompu par la crise de 1929, la crise de 1929 a abouti à l’élimination des fractions les plus retardataires du système productif et après la 2nd guerre mondiale, on a émergé dans une situation qui était très favorable de ce point de vue. On a tiré les bénéfices de cette transformation pendant 20 à 30 ans et is se sont graduellement amenuisés. Ce nouveau type d’organisation qui, au départ, s’était mis en place dans des secteurs très particuliers de l’économie, s’est généralisé à l’ensemble de l’économie et graduellement, en s’étendant, il a progressivement perdu de ces capacités.

Pascale Fourier : Vous me parliez tout à l’heure de la chute des taux de profits. Il y a beaucoup d’économistes qui disent que c’est à cause des salaires. Est-ce vrai ? C’est en tout cas ce que j’ai lu…

Gérard Duménil : La cause fondamentale de cette transformation a été, comme je le disais, la diminution des performances du progrès technique. La croissance du salaire, ou plutôt la croissance du coût salarial car il faut ajouter toutes les cotisations, a été contrôlé immédiatement, extrêmement rapidement ; dès la récession de 1975 en France par exemple, on a vu le taux de croissance du salaire diminuer considérablement : les gens qui ont vécu à ce moment-là le savent très bien. Il était un peu plus difficile de prendre le contrôle des charges sociales parce qu’il y a une aspect institutionnel : des choses comme des dépenses de santé ou les retraites ont leur dynamique propre. Mais finalement, le contrôle a été pris de l’ensemble de cette masse. On ne peut pas du tout dire qu’il y a eu une première période dans laquelle le salaire croissait lentement et le taux de profit se maintenait, c’est tout l’inverse : il y a eu une première période où le coût salarial et les protections sociales croissaient très rapidement. Les performances du progrès technique se sont ensuite détériorées. Au cours de cette détérioration, très rapidement, un contrôle de la croissance du salaire a été pris, qui est beaucoup plus un effet de ces mouvements qu’une cause de détérioration. Mais cette prise de contrôle de la croissance du salaire n’a pas suffi car les performances du progrès technique se sont détériorées très très profondément et malgré cette efficacité à travers le chômage qui a joué un rôle énorme pour le contrôle des salaires, ces résultats obtenus vis-à-vis des salariés n’ont pas suffi à arrêter complètement cette diminution du taux de profit : c’est donc dans ce sens-là qu’il faut voir les choses et pas du tout en faire la cause !

Pascale Fourier : Ce ne sont donc pas les vilains salariés qui, cette fois étant en position de force au tournant des années 1970, ont tout fait capoter ?


Gérard Duménil : Non. Il n’y avait absolument aucune accélération dans l’ordre ancien : il y avait un progrès de la productivité du travail, il y avait un rythme de croissance des salaires et les choses se passaient bien. Elles se sont graduellement détériorées, mais quand on examine les données on voit que cette détérioration vient du coté de la technique : il a fallu ajuster la croissance du salaire. Quand je dis « il a fallu », il faut se demander qui ? Comment ? Ce sont des choses très compliquées. Cela s’est fait très rapidement, mais ce n’est absolument pas une accélération de la croissance du coût salarial qui aurait produit le changement des performances de l’économie après la 2e guerre mondiale dans les années 1970.

Pascale Fourier : Nous étions donc dans une situation terrible : le taux de profit chutait et c’était très ennuyeux pour l’investissement. Comment a-t-on fait pour faire repartir la machine si tant est qu’elle soit repartie ?

Gérard Duménil : Eh bien justement, elle n’est pas véritablement repartie. Si vous examinez les taux de croissance en France et même aux Etats-Unis, vous voyez qu’il y a une diminution très importante : l’investissement a considérablement baissé, la croissance annuelle de tous ces équipements dont disposent les entreprises pour produire s’est considérablement ralentie. Cela ne veut pas dire que l’économie ne fonctionne pas, cela veut dire que les résultats obtenus sont moins bons. Comment a-t-on fait pour faire marcher la machine ? On a bloqué le coût salarial par exemple. On a bloqué les salaires considérablement. Cela a tracé une nouvelle voie, une nouvelle voie qui a été la voie du fonctionnement de nos économies dans les années 70 et le début des années 80, mais à un niveau d’efficacité qui était très inférieur au niveau d’efficacité antérieur.

Pascale Fourier : Et à la fin des années 1980 …

Gérard Duménil : A la fin des années 1980 s’est produit quelque chose de très important : c’est l’entrée dans le néolibéralisme, qui est un nouvel ordre social, avec des nouvelles règles de gestion des entreprises ; on a d’abord cassé l’inflation en augmentant très fortement les taux d’intérêts ; on a créé des règles de l’ensemble de l’économie de la société complètement différentes. Cet ordre a eu son efficacité par rapport à certains groupes et il a également eu ses coups énormes par rapport à d’autres groupes sociaux, en particulier la prolongation du chômage.

Pascale Fourier : Finalement, dans les années 1970-1980, l’investissement a baissé, le progrès technique a baissé, le chômage a monté, l’inflation a monté. Arrive alors à la fin des années 1980 un nouveau système économique qui s’appelle le néolibéralisme qui a eu, dites-vous, et son efficacité, et son coût. Mais, « efficacité » : en quoi ? Et « coût » : pour qui ?

Gérard Duménil : Pour ce qui est de l’efficacité, le premier élément est évidement l’inflation. A la fin des années 1970, on a une inflation cumulative. La première décision a été de casser l’inflation avec la hausse des taux d’intérêts, quel que soit le coût de cette mesure. Par rapport à cette question d’inflation, on peut parler d’efficacité. Cela a eu un coût énorme puisque cela a prolongé le chômage ! Il a prolongé la croissance lente ! Alors comment cela est-il possible ? Et pourquoi parler de prolonger ? Eh bien la première chose qui se passe dans les années 1980, c’est que, graduellement, les conditions du changement technique vont s’améliorer dans certains aspects : la croissance de la productivité du travail n’augmente pas sensiblement, mais concernant les quantités d’investissements qu’il faut réaliser pour obtenir une certaine production, cela s’améliore au cours des années 1980 et 1990, et ça continue encore maintenant. Mais, le néolibéralisme, par ses mécanismes, est un système qui va drainer les ressources vers certaines catégories sociales : à travers des taux d’intérêts corrigés de l’inflation très élevés, par des distributions de dividendes massives, il va drainer les ressources vers certaines catégories sociales privilégiées ; et on voit très bien en même temps que malgré ce rétablissement du changement des conditions techniques, malgré ce rétablissement de la rentabilité du capital dans certaines définitions, cela ne va être un système d’investissement, cela ne va pas être un système d’accumulation du capital fort et donc ce ne sera pas un système de croissance. La conséquence de cela dans un pays comme la France va être la perpétuation du chômage. En terme de chômage, les Etats-Unis s’en sont mieux tirés que la France pour des raisons qui ont à voir avec cette chose mystérieuse qui est le changement technique. L’Europe est encore engagée dans un processus de rattrapage très puissant par rapport aux performances de l’économie américaine et c’est un processus de rattrapage qui est extrêmement coûteux en emplois. S’il y a du chômage en France, ce n’est pas plus qu’aux Etats-Unis. Ce n’est pas du tout à cause d’une rigidité de l’emploi, ce n’est pas non plus à cause d’une torpeur de l’économie française, c’est au contraire par un dynamisme du changement technique, d’une très forte substitution de machines et d’équipement aux travailleurs qui permet à des pays comme la France de s’ajuster graduellement aux performances du leader mondial que sont les Etats-Unis. Mais on réalise ces performances dans un système de contraction, de rétrécissement où la croissance est constamment sacrifiée à l’efficacité.

 

 

 

 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 12 Décembre 2003 sur AligreFM. Merci d'avance.