Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 26 DECEMBRE 2003

Les USA, modèle économique ?

3°émission d'une série logique de trois....

Avec Gérard Duménil, Directeur de recherche au CNRS

 

Pascale Fourier : Alors dans les deux semaines précédentes, vous m'aviez semblé particulièrement virulent contre le néolibéralisme et je ne comprends pas toujours très bien parce que, finalement aux États-Unis qui était quand même le grand modèle qu'on nous proposait de 93-95, je ne sais pas trop, jusqu'à maintenant, forte croissance, chômage faible, tout allait bien, donc c'est vraiment un vrai modèle qu'on pourrait se proposer, non ?

Gérard Duménil : Bien, comme je m'expliquais pendant les émissions des semaines précédentes, globalement, on peut montrer dans les chiffres que le néolibéralisme n'est pas un système de croissance, n'est pas un système d'investissement fort, même aux États-Unis, entre disons 1980 et 1993. En 1993, il se produit quelque chose de très spécial, d'abord quelque chose d'usuel, disons dans une première phase, qui est que l'économie s'anime. Elle s'anime et quand on analyse, elle se met à croître davantage, l'investissement repart selon des modalités qui sont des modalités traditionnelles quant à son financement, c'est-à-dire qu'un certain surplus, un certain profit demeure dans les entreprises et il est investi. Alors ce qui est tout à fait exceptionnel, c'est qu'au bout de trois ans, eh bien, ce mouvement se poursuit alors qu'en général, il tend à s'éteindre et la récession n'est pas toujours très très loin. Alors comment se poursuit-il? Eh bien il se poursuit d'une façon très particulière que l'on peut observer dans les données, c'est qu'il y a un afflux formidable de capitaux qui vient du reste du monde et qui vont financer, qui vont poursuivre ce boom pour en faire ce que j'appelle le « long boom » pendant trois ans supplémentaires qui vont résorber ce qui restait (c'est-à-dire pas beaucoup) de chômage aux États-Unis, qui vont créer d'ailleurs des tensions sur le marché du travail. Alors ce qui s'est produit ... d'où viennent ces capitaux? Ils viennent un peu d'Europe, ils viennent un peu du Japon, ils viennent beaucoup de la périphérie, notamment de l'Amérique latine où par ailleurs les économies sont en train d'entrer en crise est peut-être que les deux choses sont liées. Ces capitaux vont s'investir aux Etats-Unis ; en France en particulier, il y a des investissements importants qui seront réalisés par nos grandes entreprises qui ne sont pas forcément des succès comme on sait. Ce long boom va être interrompu de façon très brutale à la fin de l'année 2000 et là les États-Unis vont entrer dans une récession, récession importante dont ils sont peut-être en train de sortir, mais peut-être aurons-nous l'occasion d'en parler. Cette récession manifeste aussi des fragilités, et de plus en plus les gens envisagent une rechute. Donc c'est quelque chose qu'il faudra analyser sous une forme plus sérieuse. Mais pour l'instant je vais insister sur le fait suivant, c'est que la mécanique néolibérale, avec cette propriété d'être une mécanique d'un investissement très faible, prévaut également aux Etats-Unis, mais dans la deuxième moitié des années 90 s'est mis en place un phénomène d'attraction des capitaux du monde qui cause d'ailleurs des dégâts à l'extérieur pendant quelques années qui ont fait que ce petit élan de l'économie américaine s'est transformé en quelque chose de beaucoup plus durable. Bien sûr d'un point de vue idéologique, du point de vue de la propagande, c'est quelque chose de très important parce que cela permettait de dire : « Voyez, faites comme nous », mais cette idée « faites comme nous » n'a aucun sens car toutes ces conditions de cette période aux États-Unis sont des conditions qui sont liées à la domination de l'économie américaine. Bon, on reparlera peut-être des déficits etc. de beaucoup de spécificités de l'économie américaine qui ne sont absolument pas exportables et en particulier qui ne sont pas exportables à l'Europe et ni en particulier à la France.

Pascale Fourier : Je n'arrive pas à comprendre pourquoi les gens ont intérêt à donner des capitaux aux États-Unis, enfin je dis « donner » parce que je ne voit même pas trop la forme que ça peut avoir…

Gérard Duménil : Eh bien, « envoyer ses capitaux aux Etats-Unis », et ça peut vouloir dire pour des sociétés transnationales faire ce qu'on appelle des « investissements directs » si vous voulez, c'est-à-dire s'acheter des sociétés américaines pour en faire des filiales, c'est-à-dire s'acheter une certaine proportion des actions de ces sociétés pour en prendre véritablement le contrôle ; ça peut être aussi ce qu'on appelle des « placement de portefeuille », c'est-à-dire acheter des actions comme ça parce que on pensait que la bourse américaine montait bien, mais justement elle va s'écrouler, se diviser par 2 en termes réels avec le début de la récession; ça peut être aussi acheter des bons du trésor américain, des obligations qui vont financer l'Etat. Ce sont des choses différentes : les investissements directs, c'est le désir de pénétrer sur le marché américain, dans le système productif américain ; pour les placements de portefeuille, c'est très souvent la recherche de sécurité, parce que c'est le pays le plus puissant et qui jusqu'alors rassurait considérablement les investisseurs, et notamment tout ça est lié de l'autre côté à l'effet des politiques néolibérales : par exemple les Argentins riches, eh bien grâce à la transformation néolibérale de leur économie, à l'ouverture et à la capacité de déplacer leurs capitaux, ont pu faire fuir en quelque sorte les capitaux depuis leur pays pour investir à la bourse de New York ou ailleurs dans le système américain, avec des conséquences catastrophiques pour leur propre pays, et des avantages colossaux pour les couches sociales qui se sont lancées dans cette politique.

Pascale Fourier : Mais il y a une véritable volonté des États-Unis de drainer les capitaux du reste du monde dans leur pays ou pas ?

Gérard Duménil : Non, je crois que non véritablement. Ce n'est pas du tout comme ça que les choses se sont passées. Tout ça est très lié à la manière dont nous avons parlé du néolibéralisme dans les semaines précédentes. Ce n'est pas ça! Ce qui s'est passé aux États-Unis, je l'ai expliqué, c'est la création de ces flux de revenus énormes vers ce que j'ai appelé la finance, vers ces couches supérieures de propriétaires capitalistes. Ceci s'est accompagné d'un mouvement tout à fait extraordinaire qui n'a pas son parallèle en Europe, qui est une fuite vers la consommation, une vague de consommation folle. Le taux d'épargne, c'est-à-dire ce que les ménages américains ne dépensent pas pour acheter des biens, des services, ce qu'ils ne dépensent pas, ce qui permet de faire des placements, donc le taux d'épargne, c’est-à-dire cette épargne rapportée à leur revenu total, s'est complètement effondré. Il était aux environs de 8 % avant que le néolibéralisme. Avec le néolibéralisme, depuis vingt ans, parce que ce n'est pas du tout d'une évolution récente, il s'est graduellement effondré pour arriver maintenant jusqu'à des taux qui sont à peu près des taux de 2 %. Ceci correspond, on le voit très bien dans les études et les données disponibles, à une sorte de folie consommatoire dont on sait, grâce aux études commanditées par la Réserve fédérale américaine, dont on sait qu'ils sont concentrés dans les fractions les plus riches de la population. Cette folie de consommation qui nuit est bien entendu à l'investissement, s'est traduite dans un déséquilibre extérieur ; ce sont des choses un peu techniques, mais cela veut dire que les relations financières des États-Unis avec le reste du monde sont déséquilibrées et que les États-Unis deviennent importateurs de capitaux, et c'est ça qui permet de pallier les inconvénients en termes de possibilité de croissance de cette folie consommatoire. Ce sont des capitaux qui arrivent du reste du monde, qui vont financer l'état, qui vont financer les entreprises, qui vont financer les ménages et permettre aux États-Unis de dépenser dans des proportions extraordinaires. Mais ce faisant, c'est une évolution évidemment extrêmement dangereuse et on peut parfaitement voir que ce mouvement ne pourra pas se prolonger éternellement.

Pascale Fourier : « Des Sous… et des Hommes » toujours en compagnie de Gérard Duménil. Je suis encore une fois étonnée, c'est ma spécialité vous me direz, mais j'ai presque compris que les États-Unis dépendaient de l'extérieur comme s'ils étaient de pauvres petites choses, il faut les aider à se financer.

Gérard Duménil : Eh bien, ce ne sont pas de pauvres petites choses, c'est, comment dire, une très grosse chose qui dépense beaucoup. Je crois qu'il y a deux aspects importants qu'il faut mentionner, c'est-à-dire qu'ils, premièrement, prélèvent des revenus énormes sur le reste du monde et deuxièmement, dans la situation actuelle, est extrêmement dépendante du reste du monde pour financer sa propre dépense. Alors de quoi s'agit-il ? Eh bien, les États-Unis réalisent à l'extérieur des quantités de placements et d'investissements dans le reste du monde, en Europe, dans les pays de la périphérie, en Amérique latine en particulier, eh bien ils ont des sociétés transnationales, ils font des déplacements, des placements financiers à l'intérieur de ces pays. Cela équivaut pour eux au fait de pomper des masses de revenus énormes de la part de ces pays. Je n'ai pas le temps d'expliquer ça plus techniquement. Mais enfin on peut montrer que tous ces flux de revenus qui viennent de l'extérieur des États-Unis sont aussi importants pour la rentabilité du capital aux États-Unis que les revenus, que les profits qu'ils prélèvent sur leur propre territoire, qu'ils arrivent à extraire sur leur propre territoire. Maintenant, ce n'est pas tout à fait vrai, mais on approche de cette situation. Donc il faut bien comprendre que ces masses de revenus qui sont tirés du reste du monde, c'est quelque chose d'absolument énorme pour alimenter les revenus de ces couches dont je parlais et les profits des entreprises à l'intérieur des États-Unis. Ce n'est pas une petite chose marginale, si vous voulez, c'est vraiment quelque chose de très très gros. Bon de l'autre côté, comme les ménages américains se sont lancés dans cette folie de dépenses, eh bien, comme je l'ai expliqué, ils sont devenus dépendants vis-à-vis de leurs dépenses et donc la croissance américaine est devenue dépendante de flux financiers qui viennent de l'extérieur. Là, je ne parle pas de flux de revenus, il y a deux choses : par exemple si vous avez une action, acheter l'action, acheter une action américaine, c'est un « flux de financement » pour les Etats-Unis. Par contre, le dividende qui est payé, ça c'est de la nature d'un « flux de revenus ». Ce sont deux choses différentes. Donc maintenant on a cette double situation. Mais bien entendu comme les États-Unis sont dépendants de l'extérieur pour le financement de leurs dépenses, ils sont eux aussi obligés de payer les revenus. Par exemple, si des ménages d'Amérique latine achètent des bons du Trésor américain, eh bien ça veut dire que le Trésor américain va devoir leur payer des intérêts. Et graduellement, on assiste au fait que ces flux qui ressortent des États-Unis qui avant étaient globalement disons rien,deviennent des flux de plus en plus de plus en plus importants, et qui sont maintenant égaux aux flux énormes qu'ils prélèvent de l'extérieur. Donc on aboutit à une situation extrêmement curieuse. Si vous voulez les États-Unis sont une machine à pomper des revenus du reste du monde ( la hausse des taux d'intérêt, les intérêts payés sur la dette du tiers-monde, des choses comme ça font partie de ces sources-là bien entendu), mais de l'autre côté à force de dépenser et de dépendre d'un financement extérieur pour financer cette dépense, eh bien ils sont obligés eux-mêmes de payer des revenus à l'extérieur. Donc la métaphore que vous employiez il y a deux semaines, pour parler du fait que les États-Unis sont en train de scier la branche sur laquelle ils sont assis, trouve véritablement là son application, car ils ont mis en place un dispositif très puissant dans leurs relations au reste du monde, mais ils sont en train de miner graduellement ce mécanisme par la vague de consommation dans laquelle ils se sont engagés.

Pascale Fourier : Et ça peut aller jusqu'où ça ?

Gérard Duménil : Eh bien, c'est allé extrêmement loin comme je le décrivais. Actuellement les États-Unis ont un financement extérieur, ou si on peut appeler cela pour simplifier une « dette extérieure » qui est le tiers de leur production totale ; c'était quelque chose de nul ou même de négatif avant le néolibéralisme c'est-à-dire à la fin des années 70. Ça s'est constitué graduellement et ça continue à croître, de même que l'endettement de leur ménage continue à croître maintenant à des niveaux tout à fait extraordinaires. Donc, ces dérives-là, jusqu'où pourront elles se prolonger ? Eh bien, on peut penser que, avec la récession de 1980, avec le point qu'ont atteint ces différents déséquilibres, on va entrer véritablement dans une nouvelle phase, donc il faudrait discuter plus en détail comment le changement de phase pourra se matérialiser. Mais on peut déjà sentir que ce cours des choses ne pourra passe se maintenir bien longtemps.

Pascale Fourier : Mais ça peut finir, je ne sais pas, en crise de la dette...comme dans un pays du Tiers-Monde ou...

Gérard Duménil : Je ne pense pas qu' il y aura une crise de la dette américaine parce qu'ils ont des possibilités. Les choses, je crois, ne se passeront pas de cette manière. C'est lorsque l'on rassemble tous ces éléments qu'on a un tableau très complexe et dans lequel on peut voir des choses contradictoires, des forces contradictoires. Comme je l'ai expliqué dans les semaines précédentes, le néolibéralisme est un système de création de revenus vers certaines couches à travers des taux d'intérêt élevés, à travers des distributions de dividendes massives, et on vient d'ajouter à cela cette notion de pompage de revenus, de la part qui provient de l'extérieur, avec des conséquences négatives du point de vue de la croissance qui ont été masquées aux États-Unis par cette phase de « long boom ». Les États-Unis maintenant avec cette récession, qui a une petite reprise mais une très grande fragilité, car des secteurs très importants de l'économique comme l'industrie ou bien comme l'investissement n'ont pas récupéré, vont être obligés de gérer ce qu'on appelle en économie leur « macroéconomie », c'est-à-dire leurs équilibres globaux, si vous voulez, de croissance. Je pense personnellement qu'ils ne pourront pas le faire en maintenant des taux d'intérêt aussi élevés, ils ne pourront pas restaurer un investissement en continuant à distribuer la quasi-totalité des profits d'entreprise sous la forme de dividendes s'ils veulent obtenir une certaine croissance. Cette relation avec le tiers-monde, j'ai dit « ils scient la branche sur laquelle ils sont assis», donc on arrive aussi au terme de quelque chose, dont il va falloir qu'il trouve une autre trajectoire. Et d'une certaine façon, ce que nous voyons dans la crise actuelle correspond à des processus d'expérimentation disons d'une nouvelle trajectoire. Cette trajectoire sera-t-elle compatible avec les objectifs du néolibéralisme ? Très difficilement, peut-être ils vont être très très malins, ils vont trouver le moyen de le faire, augmenter leur pression sur le reste du monde ou d'autres aspects de ce type, mais je pense qu'elle sera largement très contradictoire. Donc il n'est pas du tout exclu que, à travers des péripéties assez brutales, on aboutisse vers une sorte un peu d'au-delà du néolibéralisme, un changement d'ordre social et évidemment, il faut s'interroger sur ce qu'il pourrait être.

Pascale Fourier : Tout à l'heure, Gérard Duménil, vous avez dit «taux d'intérêt élevés aux États-Unis », alors je suis un petit peu étonnée parce que je croyais que c'était justement l'inverse, je croyais qu'ils étaient justement plus bas que chez nous par exemple !

Gérard Duménil : D'abord il faut bien distinguer les choses. Ce qui est très bas aux États-Unis, c'est le taux d'intérêt que pratique la Banque Centrale pour refinancer le système bancaire et les institutions financières. Plus généralement ce taux-là, il est pratiquement nul. C'est donc une politique de soutien très forte car ils ont une situation économique, une situation macro-économique peut-on dire qui est très difficile. Ils utilisent toutes les politiques au plus haut degré : politique de change avec le dollar bas, politique de crédit, politique justement de refinancement à très bon marché des banques, mais Alan Greenspan, qui est le président de la Banque Centrale, se plaint régulièrement du fait que les banques ne répercutent pas ces conditions de refinancement dont elles disposent sur les emprunteurs, notamment sur les ménages, par exemple, pour le logement où les taux restent des taux élevés. Quant aux entreprises, de toute façon, à travers la logique néolibérale et le niveau actuel des taux d'intérêt actuels auxquels elles peuvent emprunter qui a très très peu baissé dans la récession, eh bien, elles n'utilisent pas véritablement le crédit pour se refinancer actuellement. Donc, les taux d'intérêt, c'est compliqué, ça dépend lesquels, mais les taux d'intérêt dont je parlais sont ceux qui sont ceux qui sont importants du point de vue de la croissance, alors que les taux d'intérêt sur lesquels Greenspan influe sont des taux qui sont beaucoup plus importants pour la stabilité du système bancaire. Il s'agit d'éviter à tout prix une crise financière.

Pascale Fourier: Dans les autres petites questions qui me taraudent depuis tout à l'heure, on a montré tout à l'heure que finalement les États-Unis drainaient pas mal d'argent des autres pays. Le néolibéralisme, c'est aussi ouverture des frontières, c'est aussi la mise en place d'institutions comme l'O.M.C. ou des choses comme ça ; est-ce que cela veut dire que les États-Unis ont intérêt justement à cette ouverture des frontières et à ce moment-là, est-ce que cela ne viendrait pas en contradiction avec ce que j'entends ces derniers temps là encore une fois la radio ou en lisant les journaux, c'est-à-dire que les États-Unis auraient plus intérêt à un bilatéralisme qu'à des institutions qui favorisent le multilatéralisme comme l'O.M.C.?

Gérard Duménil : De toute façon, pour répondre à la dernière partie de votre question, que ce soit un système de négociation globale, comme dans l'O.M.C., ou bilatérale, il s'agit toujours de l'ouverture des frontières, il s'agit toujours obtenir le même but. Le problème, c'est comme les pays de la périphérie ont commencé à s'organiser pour résister à ces pressions américaines et européennes et mondiales des pays dominants, hé bien ils vont se replier vers des négociations bilatérales, où là et se retrouvent face à face, ils peuvent exercer un chantage, souvent un chantage politique ou militaire d'ailleurs sur certains pays pour obtenir des résultats. Mais il s'agit toujours d'obtenir les mêmes résultats. Le néolibéralisme s'est construit, à l'échelle mondiale, sur un double mouvement qui est celui de l'ouverture des frontières commerciales, et qui est celui de la libre circulation des capitaux sur le plan mondial. Eh bien, on peut dire des deux, qu'ils ont eu des résultats catastrophiques. L'ouverture des frontières, il suffit de travailler sur les différents pays d'Amérique latine par exemple, puisque c'est une région du monde qui m'intéresse particulièrement, pour voir les destructions massives du tissu industriel et de l'agriculture qui ont été causés par cette ouverture de frontières. Le problème est qu'on ne peut pas ouvrir sans détour, sans des processus graduels, des frontières entre un pays fortement développé et un pays de niveau de développement complètement inférieur. C'est comme on l'a dit quelquefois, la concurrence du pot de fer et du pot de terre, et c'est toujours catastrophique. L'ouverture de frontières, dans une zone comme ce qui sont les zones de libre-échange comme le Mercosur en Amérique du Sud, ou ce qu'a été la construction européenne graduelle avec des politiques d'accompagnement entre pays de développement comparable est tout à fait une autre question qui peut avoir effectivement des effets stimulants, mais cette ouverture-là, c'est une ouverture de domination. Bien entendu, dans les difficultés que les États-Unis rencontrent actuellement, eux se posent la question de la concurrence extérieure et comme on le sait, ils l'ont déjà montré, ils sont prêts à introduire des barrières bien entendu, car, dans cette histoire de néolibéralisme de marché, il ne faut absolument pas confondre les moyens et les fins : la libre circulation des marchandises comme la libre circulation des capitaux ont été un moyen dans l'instauration de l'ordre néolibéral, mais ne sont absolument pas une fin véritable, et surtout pas par une sorte de mythification du marché - il ne faut pas confondre, encore une fois, les discours et la réalité.

Pascale Fourier : Alors est-ce que finalement c'est un modèle, ces États-Unis et même on pourrait dire : « Est-ce que le néolibéralisme a quelque chose de bon, on pourrait dire, un peu naïvement, quelque chose de bon »… (rires)?

Gérard Duménil : Eh bien non, je crois que le néolibéralisme a été un système d'une violence extraordinaire, d'une violence extraordinaire, on l'a vu dans la misère qu'il a engendrée, la continuation du chômage et la croissance lente, comme dans les pays européens . Je ne parle pas de l'ouverture du système japonais, enfin de l'ouverture du Japon, qui a été quelque chose de catastrophique, et dans les pays de la périphérie eh bien partout en a observé rupture de la croissance même chez les meilleurs élèves où prétendument les capitaux se sont présentés : instabilité terrible, destructuration sociale avec des conséquences politiques qui sont des conséquences politiques majeures. Peut-être le néolibéralisme a-t-il joué un rôle dans ce que j'appelais, dans la première émission, une « amélioration du cours du changement technique » qui se déroule actuellement. Il a fait comme toujours dans la violence, c'est-à-dire en plaçant sur les entreprises des contraintes de rentabilité extrêmement fortes et quels qu'en soient les coûts. Mais je pense quand même que ce dont nous avons parlé aujourd'hui est l'élément vraiment fondamental maintenant : il me semble que nous arrivons à un tournant dans cet ordre néolibéral et le terme du « long boom », la récession américaine, et surtout ces déséquilibres cumulatifs de l'économie américaine qui, le tout, quand en réunit l'ensemble, la nécessité de gérer l'économie, gérer le cours de ce qu'on appelle la macroéconomie dans le contexte de ces déséquilibres extérieurs, tout ça, je pense, est en train de produire je pense les conditions d'un changement extérieur.

Pascale Fourier : Et quel changement ?

Gérard Duménil : Quel changement ? Eh bien le changement, je crois que, évidemment, on peut rêver, à une extrémité de l'éventail, d'une sorte de retour à un compromis comme ce qu'on avait appelé compromis social, comme ce qu'on avait appelé le compromis keynésien, mais une situation comme celle-là sera surtout une situation de lutte. J'ai parlé de la « violence néolibérale » et c'étaient 25 ans de violence extraordinaire sur le plan économique et sur le plan politique maintenant ; à l'autre extrémité de l'éventail, on peut aussi envisager que tout ce bruit de guerre qui est en train de s'amplifier à l'échelle mondiale peut parfaitement préfigurer un durcissement de la domination américaine et en particulier, toujours sans innocenter bien entendu les pays européens dans le cours des choses, mais je crois que ceci montre que va exister, va se manifester une recherche d'issue, une recherche d'issue par un approfondissement de la pression qui s'exerce à l'échelle planétaire. Alors comment trancher entre les deux ? Eh bien, on verra…

Pascale Fourier : Horrible suspense ! Eh bien, je vais à nouveau vous donner les titres des livres qui a écrit Gérard Duménil: « Crise est sortie de crise » aux éditions P.U.F.qui a été écrit en collaboration avec Dominique Lévy, « Economie marxiste du capitalisme » aux éditions de la Découverte, collection « Repères », c'est beaucoup beaucoup beaucoup plus petit ! Autrement vous pouvez visiter les pages Web que font Messieurs Duménil et Lévi. C'est www.cepremap.ens.fr/levy/ et normalement cela devrait marcher.

 

 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 26 Décembre 2003 sur AligreFM. Merci d'avance.