Pascale
Fourier : Là, j'avoue, cette émission
est partie d'un énervement.
Début novembre s'est réunie au Qatar la conférence
ministérielle de l'Organisation Mondiale du Commerce ou OMC.
Que s'est-il décidé là-bas ? Mystère, ou presque.
Les médias généralistes n'en ont presque rien dit.
Ont-ils d'avantage parlé des manifestations qui ont eu lieu dans
toutes les grandes villes européennes le samedi 10 novembre à
l'appel d'Attac notamment ? Pas plus. Ca fait beaucoup de silence tout
ça.
Alors je suis allée voir
Suzanne Georges, pour qu'elle nous explique, au moins à nous, ce
qu'est l'OMC, ce que décide cette organisation et quelles seront
les incidences de ses décisions. Suzanne Georges vous le savez
peut-être c'est la vice-présidente du mouvement Attac, mouvement
pas franchement favorable à l'OMC. Mais bon, même si on n'est
pas d'accord avec Attac, cette émission n'a qu'un but, vous inciter
à vous renseigner sur ce qu'est l'OMC et ce qui s'y décide.
Libre à chacun après de se faire une opinion.
Je suis donc allée voir Suzanne
Georges chez elle, on a pris le thé autour d'une table qui vous
le verrez grinçait un petit peu.
La première question que je lui ai posée c'était
de nous rappeler ce qu'était l'OMC.
Susan Georges
: l'OMC, ça veut dire « Organisation Mondiale du Commerce
». C'est jeune, ça existe depuis le 1er janvier 95.
C'est une organisation qui suit une autre, qui elle a été
créée après la deuxième guerre mondiale et
qui s'appelle le GATT, ça veut dire » Accord Général
sur les Tarifs et le Commerce. Un tarif , c'est une taxe à la frontière
pour rendre plus cher le produit du voisin qui est en concurrence avec
les produits nationaux.
Donc le GATT s'occupait de faire baisser ces tarifs, ces taxes à
la frontière, avec l'idée que tout le monde devient plus
prospère quand il y a un flux libre de biens, et c'est vrai dans
une certaine mesure, parce qu’ il faut se rappeler aussi que la
deuxième guerre mondiale a été causée en partie
par le fait que chacun essayait de vendre ses produits sans laisser les
produits d'autrui pénétrer sur son territoire national,
ce qui évidemment peut marcher peut-être une fois, deux fois,
mais pas quand c'est tous les pays qui le font, et c'était certainement
une des causes de la seconde guerre mondiale.
Alors après cette guerre
les gens se sont dit : il faut quand même réorganiser le
monde, et le GATT avait très bien fait son boulot sur une cinquantaine
d'années. Et les tarifs douaniers qui étaient de l'ordre
de 40%, 50%, ont été réduits à 4%, 5%. Donc
très bien, le GATT a parfaitement fait ce qu'il avait à
faire.
Mais vers le milieu des années
80, il y a eu beaucoup d'industries, en particulier aux Etats Unis qui
se sont dit : "nous, nous ne sommes pas dans ce jeu là".
C'étaient des industries de service : c'étaient les banques,
les assurances, les grandes maisons de consulting, de conseil, les grandes
maisons d'avocats internationaux etc, et ils se sont dit "on veut,
nous aussi, notre accord pour qu'on puisse faire notre expansion dans
le monde".
Et à ce moment là, on a commencé, au sein du GATT,
donc de cette organisation préexistante, un nouveau cycle (on appelle
ça des rounds, du mot anglais pour cycle), on a commencé
à discuter de comment on pourrait mettre beaucoup d'autres choses
sous ce régime de liberté de commerce.
Alors on s'est dit non seulement les produits industriels avec des taxes
à la frontière, mais on va s'occuper à la fois des
services on va en parler parce que c'est une énorme catégorie,
c 'est au moins 160 différentes catégories, comme dit le
grand magazine anglais The Economist un service c'est tout ce que vous
pouvez pas laisser tomber sur votre pied, c'est quelque chose d'intangible,
mais aussi l'agriculture, mais aussi, cette organisation mondiale du commerce,
cette OMC, a commencé à dire on va pas s'occuper seulement
des frontières, on va s'occuper aussi de ce que les pays font chez
eux, de ce que les gouvernements font à l'intérieur de leurs
frontières, est-ce qu'ils mettent aussi des barrières non
tarifaires, des barrières qui sont des normes, ou des règlements,
ou des lois qui, en fait, excluent les produits, les services d'autres
pays.
Et on a mis en place aussi une sorte
de tribunal qui s'appelle l'Organe de Règlement des Différends,
et quand il y a un litige entre deux pays, c'est ce tribunal qui décide
qui a raison et qui a tort. Ses décisions sont contraignantes,
on peut les contester, on peut faire appel, mais une fois l'appel fait,
eh bien si vous perdez, cet Organe de Règlement des Différends
autorise celui qui a gagné à sanctionner vos produits :
c'est très contraignant, ça coûte très cher.
Pascale Fourier :
C'est ce qui s'est passé avec le roquefort?
Susan Georges : C'est
ce qui s'est passé avec le roquefort, exactement ; qu'est-ce qui
s'est passé avec le roquefort? c'est un cas très intéressant
: La France, et d'autres pays européens avaient dit aux Américains
: "nous ne voulons pas importer votre boeuf aux hormones, vous avez
du boeuf élevé aux hormones, à notre avis celà
peut être nocif pour la santé humaine, et nous n'en voulons
pas."
Les Etats Unis ont répondu, et le plus légalement du monde,
sous l'OMC, ils ont dit : "mais comment donc, c'est du boeuf comme
un autre boeuf, vous ne pouvez pas distinguer le boeuf élevé
à l'herbe, ou avec des fourrages ou que sais-je, du boeuf qui reçoit
aussi des hormones, et vous n'avez absolument pas apporté la preuve
que ça peut être dangereux."
Alors notez bien que c'était pas aux Américains de prouver
l'innocuité de leur boeuf, c'était à nous Européens
de prouver le contraire.
Bon, ça, ça s'appelle le principe de précaution,
et à notre avis c'est vraiment dans le mauvais sens, il faudrait
que ce soit à l'exportateur de prouver que son produit est sain!
Ok, bon, c'est pas le cas.
Donc l'ORD a dit aux Européens : "effectivement, vous n'avez
pas apporté la preuve, et donc en appel, parce que la décision
a été confirmée, nous allons autoriser les Etats
Unis (et le Canada d'ailleurs), à sanctionner vos produits, à
les taxer à hauteur de 116 millions de dollars par an. Et c'est
ce qui se fait depuis, et chaque année où on continue à
refuser le boeuf chaque année on va payer.
Alors comment on prend cet argent? On ne dit pas à la France ou
à l'Allemagne payez 16 millions de dollars et puis basta, non on
dit on va taxer vos produits et on va essayer de faire le plus mal possible
pour que vous pensiez à rectifier cette histoire.
Alors on a choisi pour la France le roquefort, la moutarde je crois, le
foie gras, et puis les Etats Unis peuvent changer ces produits aussi tous
les six mois, si ils veulent, et c'est autre chose pour le Danemark, c'est
autre chose pour l'Allemagne, c'est les truffes blanches pour l'Italie,
enfin bon. C'est parfaitement légal sous le régime de l'OMC.
Pascale Fourier
: Tout à l'heure donc nous étions avec Susan Georges et
à l'écouter on avait vraiment l'impression que l'OMC "l'
organisation mondiale du commerce" c'était vraiment tout à
fait tentaculaire, que ça recouvrait vraiment beaucoup de choses,
mais je me suis dit , c'est pas bien grave tout ça; finalement
la France par la voie de l'Europe n'aura qu'à signer ce qui lui
plait et refuser ce avec quoi elle est en désaccord non ? C'est
en tout cas ce que j'ai demandé à Susan Georges.
Susan Georges : Alors
avec l'OMC quand vous faites partie de cette organisation vous devez signer
l'ensemble.
Vous ne pouvez pas dire "moi je veux bien de l'accord sur l'agriculture
mais je ne veux pas de celui sur les services" ou "oui j'accepte
les différentes catégories mais je ne veux pas être
soumis à ce tribunal, à cet Organe de Règlement des
Différends"; non vous n'avez pas le droit de faire ça,
c'est à prendre ou à laisser, c'est un ensemble.
Alors le plus grand nombre de pays ont voulu en faire partie en disant
"il vaut mieux être dedans pour pouvoir influencer ce qui se
passe là que d'être dehors". Et c'est comme ça
qu'on a assisté récemment à l'entrée de la
Chine, qui négociait son entrée depuis de très longues
années et devait ouvrir beaucoup de marchés, notamment ils
ont eu des bagarres sur les assurances etc, parce que en partie c'est
sur le commerce, mais c'est aussi beaucoup sur l'investissement. Ca porte
beaucoup sur l'investissement et sur la liberté d'investir et c'est
ça qui intéresse les transnationales, et ce sont les transnationales,
les très grandes firmes, qui sont les forces motrices derrière
l'OMC.
C'est elles qui ont voulu élargir à toutes ces autres catégories
les services l'agriculture etc et c'est elles qui continuent en coulisse
à dire aux négociateurs des états ce qu'elles désirent
et elles l'obtiennent le plus souvent.
Pascale Fourier :
Justement, c'est qui les négociateurs?
Susan Georges : Les
négociateurs ce sont des fonctionnaires, pour nous, pour l'Europe,
c'est Pascal Lamy qui représente les quinze pays de l'Union Européenne.
Pascale Fourier : Qui a été mandaté
par les gouvernements, les députés... ?
Susan Georges : Alors,
non, pas par les députés, malheureusement les députés
ne sont pour rien dans cette affaire.
Les gouvernements de l'Europe ont des réunions et délèguent
des fonctionnaires qui travaillent ensemble dans un comité qui
s'appelle le comité 133 (d'après l'article du Traité
d'Amsterdam qui traite des affaires commerciales et des négociations
internationales) et ces fonctionnaires préparent les décisions
qui sont soumises aux ministres du commerce des Quinze qui se rencontrent
périodiquement et puis ils disent "OK. Pour certaines choses
nous avons un pouvoir de véto Pour l'éducation, la culture
et la santé". Heureusement, nous avons pu et c'était
une bagarre, nous avons pu sauver la règle de l'unanimité
sur ces questions là. Parce que sur beaucoup d'autres questions
de négociations commerciales, c'est ce qu'on appelle la majorité
qualifiée, c'est un système très compliqué,
chaque pays a un nombre de votes selon sa population etc. Et pour avoir
la majorité qualifiée, il faut, s'il y a pas vraiment l'ensemble,
il faut quatre ou cinq pays selon les cas pour gagner une question sur
la majorité qualifiée.
Heureusement il reste encore un peu ce garde-fou, mais autrement Monsieur
Lamy qui se dit socialiste est en fait un libéral, tout à
fait pour la liberté du commerce dans tous les domaines et comme
la plupart des gouvernements européens sont exactement dans le
même cas, c'est très difficile de freiner l'avancée
de ces négociations dont nous trouvons pour notre part qu'elles
vont mettre sérieusement en danger toute une série d'acquis,
notamment dans le domaine des services publics, et vont limiter dangereusement
la capacité des gouvernements à protéger leurs citoyens
sur le plan de la santé, et à protéger l'environnement,
parce que les règles de l'OMC mettent réellement les règles
du commerce et la liberté du commerce au dessus de tout le reste.
Il n’y a pas de droits de l'homme qui vaillent, il n’y a pas
d'accord sur l'environnement qui impose sa loi à l'ORD, à
cet Organe de Règlement des Différends. Non. La loi commerciale
se fait séparément de tout le reste du droit international.
Nous trouvons ça très très dangereux.
Pascale Fourier :
J'étais toujours un petit peu inquiète par rapport à
tout ce que pouvait me dire Susan Georges, et je lui ai posé une
question qui consistait à savoir quel était le pouvoir ou
la place que pouvaient prendre les citoyens européens par rapport
aux agissements de l'OMC
Susan Georges : les
Européens ont accepté beaucoup de choses et il y a assez
peu de contrôle des citoyens européens sur ce que fait l'Europe.
On a, de temps à autre, la possibilité d'approuver ou non
un traité, mais vraiment, ce que fait l'Europe…
Le Parlement européen a très peu de pouvoir, n'a pas l'initiative
législative et a seulement le pouvoir de prendre ou de laisser
un accord comme ça. Je ne suis pas juriste mais je crois qu'on
n'a même pas besoin de l'approbation du Parlement, du moment où
les ministres des Quinze ont approuvé.
Alors ce qui est choquant dans cette affaire de l'OMC c'est que les parlements
sont très peu informés. Quand on a ratifié l'accord
qui donnait naissance à l'OMC, c'était en 94, sous le gouvernement
Balladur je crois, le Parlement a eu le texte qui est un immense texte,
ça couvre 24 ou 25 accords différents, il y a des milliers
de pages d'annexes, 600 pages de texte au moins, serré hein, et
puis compliqué ! Et ils ont eu ça un jeudi soir et ils l'ont
voté le mardi suivant!
Alors évidemment ils ne savaient pas ce qu'il y avait dedans. Il
y a une histoire drôle à ce sujet parce qu'aux Etats Unis,
quand les membres du Congrès ont eu le même accord, une organisation
avec laquelle nous travaillons a proposé 10000 dollars pour l'oeuvre
charitable au choix de tout membre du Congrès qui pouvait jurer
sur l'honneur qu'il avait lu l'accord, qu'il pouvait répondre à
dix questions simples à ce sujet et puis il aurait les 10000 dollars
pour la ligue contre le cancer ou quoi que ce soit.
Personne ne s'est présenté.
Et puis on a remis la date d'approbation de l'accord, alors finalement
il y a un sénateur républicain qui s'est présenté,
qui avait lu l'accord, qui a répondu aux questions et puis qui
a appelé une conférence de presse et qui a dit : "j'ai
voté pour tous les accords de libre échange jusqu'ici, et
je suis pour le libre échange, mais j'ai lu ce traité et
je suis horrifié de ce que j'ai trouvé dedans et je vais
voter contre. Alors le vote aux Etats Unis a été plus serré
qu'en France ou dans d'autres pays mais c’est quand même passé.
Je crois que la raison en est que les citoyens ont été mal
organisés à ce propos, n'étaient pas informés
par leurs gouvernements de ce qui se négociait, que ça paraissait
très lointain, très technique, très compliqué,
et c'est vrai c'est un peu compliqué, faut prendre la peine de
comprendre ce qu'il y a dedans de manière à pouvoir vulgariser
un petit peu parce que ces textes, je vous assure, ce n'est pas une partie
de plaisir de lire ces textes !
Je ne blâme pas les députés parce que, même
les commissions idoines ne sont pas informées , ça se passe
à un niveau de fonctionnaires qui ne sont pas élus, et on
se retrouve devant un accord qui est un accord cadre, qui n'est pas un
traité achevé, et qui est une sorte de forum permanent de
négociations.
Alors en principe nous sommes là dans un cycle qui ne va jamais
prendre fin, et on a décidé à Doha, à cette
réunion ministérielle qui est l'instance suprême de
l'OMC, c'est tous les deux ans que les ministres se réunissent,
et là ils ont décidé que dans deux ans ils vont aussi
ajouter les marchés publics, les investissements (ceux qui sont
pas déjà couverts), toutes les règles douanières
pour qu'on harmonise toutes les politiques commerciales du monde, enfin
on va encore ajouter des choses ! Et on va continuer à négocier
sur les services et l'idée est que l’on doit toujours aller
de l'avant, c'est dans un des articles qui dit tout simplement que c'est
un cadre de négociations qui doit aller toujours, je cite, dans
le sens d'une libéralisation plus grande.
Alors on ne voit pas la fin de tout ça .L'utopie pour eux ce serait
un monde où il n'y aurait aucune barrière sur rien, y compris
les activités humaines les plus importantes pour les citoyens,
et tout ça doit devenir marchandise !
C'est pour cela que nous sommes vigilants.
Pascale Fourier :
tout cela n'est pas très rassurant. Tellement pas rassurant que
ça mérite bien une seconde émission non ?
Nous retrouverons donc Susan Georges la semaine prochaine pour évoquer
les incidences des décisions de l'OMC sur les services publics
notamment.
En attendant, comment trouver des renseignements sur l'OMC ?
En tapant OMC dans votre moteur de recherche, en allant sur le site d'attac
wwww.attac.org ou en
vous achetant le petit livre très pédagogique et pas cher
que Susan Georges a consacré à l'OMC, livre qui s'intitule
Remettre l'OMC à sa place et qui est publié
aux Editions Mille Et Une Nuits, pas cher : 10F.
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