Pascale
Fourier : Nous avions évoqué la semaine
dernière, peut-être vous en souvenez-vous, l'OMC, l'Organisation
Mondiale du Commerce. Susan Georges, membre du conseil scientifique d'Attac,
nous avait présenté ce qu'était l'OMC, ses buts et
son organisation, notamment ce qu'était l'ORD : l'Organe de Règlement
des Différends.
Vous vous souvenez peut-être du contexte : je suis chez Susan Georges,
le thé est servi, la table en bois grince toujours.
Ce qu'elle m'a dit jusqu'à présent sur l'OMC peut sembler
tout à fait effrayant. Mais en quoi les services publics de santé,
d'éducation par exemple risquent-ils d'être mis en danger
par les décisions de l'OMC ?
Je lui dis que je m'interroge sur ce sujet.
Susan Georges : Vous
avez raison de vous interroger là-dessus, parce que beaucoup de
fonctionnaires ou de personnel du ministère nous disent "mais
ne vous inquiétez pas, les services publics sont parfaitement protégés",
c'est pas vrai ! quand on lit les accords, on voit qu'il y a beaucoup
d'avenues, pour ne pas dire des boulevards, pour vraiment attaquer les
dispositions.
La première avenue, c'est la définition même des services
publics dans l'accord qui gouverne ces services qui s'appelle l'AGCS,
- l'Accord Général sur le Commerce des Services -, qui définit
un service public comme un service qui est fourni dans l'exercice de l'autorité
gouvernementale.
Très bien, bon, seulement tout de suite après, le paragraphe
suivant dit que ce service fourni par le gouvernement ne doit l’être
ni sur une base commerciale, ni en concurrence avec un ou plusieurs fournisseurs
pour compter vraiment comme service public fourni avec l'autorité
gouvernementale.
Alors bon, comme presque tout contient une transaction, l'achat d'un timbre-poste,
le ticket de métro, le billet SNCF, même le tiers-payant,
et puis comme il y a concurrence pour la plus grande partie de ces services,
ça c'est une manière de s'attaquer à ces services.
Et croyez-moi, il y a beaucoup de firmes américaines mais pas seulement,
qui trouvent que ces marchés (parce qu'ils appellent ça
comme ça, marché de la santé, marché de l'éducation),
c'est très juteux!
La santé c'est l'affaire du siècle, c'est dans le monde,
aux Etats-Unis c'est 13% du PNB, en France c'est 9 ou 10%, dans tous les
pays où la population est vieillissante, en Europe, c'est vraiment
à partir de 8% du PNB, ce sont des sommes immenses.
Alors les compagnies de services de santé américaines qui
ont déja conquis complètement le territoire américain
où il n'y a pas de couverture de santé qui vient de l'Etat,
tout est assurance privée, soins privés etc, et il y a 43
millions de personnes qui n'ont rien, c'est quand même 16 ou 17
% de la population.
Alors voilà le marché qu'ils visent !
Pascale Fourier :
Mais certains en même temps pourraient dire "mais très
bien il va y avoir de la concurrence donc les prix vont baisser et finalement
tout ça est extrêmement positif, qu'importe que ce soit une
firme américaine"?
Susan Georges : Mais
les prix, en particulier de la santé, ne peuvent pas baisser parce
que on ne paie pas le véritable prix de la santé en France,
on paie des cotisations mais le jour où on en a besoin et si la
maladie est grave (et j'ai eu l'occasion malheureusement de connaître
ça pour mon mari récemment) vous avez vraiment 100%, vous
ne payez rien. Si vous deviez payer le coût réel de tout
ça, n’importe quelle famille serait ruinée, même
des gens plutôt aisés pourraient vite être ruinés
par le coût réel de la santé. Les soins intensifs,
c'est minimum 10000 francs par jour, vous voyez à quel train ça
peut aller!
Bon, la concurrence peut être un facteur DE BAISSE DES PRIX on cite
toujours les Télecom quand on veut faire cet argument là
on dit "oui, l'introduction des Telecom..."
bon, d'une part c'est peut-être vrai sur la communication de Paris
à New-York, mais si vous voulez appeler je sais pas, Bamako , là
c'est plus cher que ça n'était; ça dépend
si votre appel est quelque chose de proche, si c'est sur des routes qui
sont, enfin bon on va pas entrer dans le détail de celà,
mais il y a déjà de la concurrence en France et dans d'autres
pays d'Europe justement parce que il y a des fournisseurs privés,
les gens ont le choix entre la clinique privée, ou l'école
privée et l'école publique.
Seulement ce qui arriverait assez vite si on pouvait s'attaquer librement
au service de l'Education Nationale et à la santé publique,
ça serait assez rapidement un système à deux ou trois
vitesses parce que les meilleurs seraient très bien payés,
et seraient attirés vers le privé (ça se passe déjà
un peu comme ça) individuellement et ça laisserait à
la fois les équipements et le personnel les moins qualifiés,
les moins intéressants pour les autres qui auraient toujours une
couverture de base.
C'est un peu ce que veut le Medef maintenant, ils veulent une couverture
de base mais si vous êtes pauvres, c'est pas intéressant
d'être plus malade que les soins de base parce que vous allez pas
être très bien soigné...
Mais je voulais dire les autres raisons de s'inquiéter :
On s'en prend aussi aux subventions; il y a un article dans cet AGCS qui
dit "les membres (les membres de l'OMC donc les pays) reconnaissent
que les subventions peuvent avoir des effets de distorsion sur le commerce"
n'est-ce pas, on dit à priori que la subvention est une mauvaise
chose.
Or aucun de nos services publics ne marcherait sans subvention, nous ne
payons pas le prix réel, c'est à ça que servent nos
impôts, pour pouvoir répartir, le budget du gouvernement
sert entre autres à assurer que sur le territoire de la Republique
tous les citoyens sont égaux devant ces services publics et que
c'est pas plus cher pour celui qui habite très loin dans la campagne
de poster une lettre que pour celui qui poste une lettre pour le quartier
à côté. C'est pas plus cher, c'est l'égalité.
Mais ça ne marche que parce que c'est subventionné ; or
si on dit a priori dans un accord que la subvention est une mauvaise chose
et peut avoir des effets de distorsion sur le commerce- et ça,
c'est le péché capital- c'est pas très bon.
D'autre part beaucoup de gouvernements ont dit que telle ou telle loi
ou norme était nécessaire, pour protéger la santé
publique ou pour un autre objectif du gouvernement légitime. Et
l'OMC admet que un gouvernement a des objectifs légitimes.
Seulement chaque fois qu'un gouvernement a invoqué ce principe
de nécessité en disant "telle ou telle loi chez moi
c'est nécessaire", ce qui a été décidé
par l'Organe De Règlements des Différents, 10 fois sur 11
cette Cour, ce Tribunal, a dit que cette loi ou norme n'était PAS
nécessaire, a dit "c'est du protectionisme déguisé;
en réalité vous n'avez cette norme que pour exclure les
produits ou les services d'autrui" donc on se méfie aussi
de celà.
Et puis il y a une quatrième chose qui est un peu plus technique
mais c'est important de le connaître. Ca s'appelle le principe d’
horizontalité. Qu'est ce que çà veut dire ?
Ca veut dire que si dans les négociations on arrive à un
accord sur l'un des services, par exemple sur les services de comptabilité,
et qu'on dit "OK, sur les services de comptabilité, on accepte
qu'une firme étrangère possède plus de 50% d'une
autre firme de comptabilité nationale" bon d'accord, pour
la comptabilité franchement je m'en fiche, vous aussi je pense,
mais sur le principe d'horizontalité ça voudrait dire qu'on
pourrait étendre ce principe là à tous les services,
éducation, santé, culture, environnement compris ! Et c'est
ça qui nous parait dangereux, et c'est une approche que l'Europe
aime beaucoup, que nos négociateurs au niveau européen veulent
introduire, j'ai plein de citations à ce sujet.
Alors quand on en parle avec les gens au ministère en France, maintenant
ils sont quand même un peu ébranlés dans leur conviction
qu'on pourra vraiment protéger les services publics, je pense que
ce gouvernement-ci a vraiment sincèrement le désir de protéger
les services publics, je ne sais pas si on a dans l'avenir un gouvernement
de droite si sous la sorte de technicité, en se disant "bon,
les citoyens vont pas s'en apercevoir parce que c'est très technique,
je ne serais pas du tout surprise que d'autres ne bradent des pans entiers
des services publics parce que c'est très lucratif et parce que
les milieux d'affaire, aussi bien français qu’ américains
qu’ allemands etc, sont très très gourmands de ce
genre de choses.
Pascale Fourier :
cela veut-il dire que demain, les services publics sont voués à
la disparition?
Susan Georges : Non,
nous ne disons pas que demain matin la santé va être attaquée
ou que nous allons avoir un système d'éducation à
deux vitesses tout de suite, mais nous voyons bien que c'est visé,
nous avons absolument les citations de différentes firmes transnationales,
de différents groupements d'intérêt américains
ou australiens ou autres, et par exemple dans le domaine de l'éducation
actuellement dans un budget d'un pays d'Europe vous avez 80% du budget
de l'éducation qui va pour les salaires et à peu près
20% pour le matériel.
Ces industriels de l'Education voudraient renverser ça, les salaires
ça coûte trop cher, les profs ça coûte trop
cher, les salaires c'est toujours trop !
Donc il faut remplacer les profs par des logiciels, il faut mettre du
matériel à la place de l'humain et il faut renverser ces
chiffres du budget pour qu'on ait 20% du salaire et 80% du matériel
! c'est ça leur vision !
Et ce serait pareil avec la santé, avec la culture : privatiser
les musées, privatiser les bibliothèques, tout ça
c'est des vaches à lait.
Pascale Fourier : La grande objection je pense qu'on
fait notamment à Attac, ça fonctionne comme ça souvent
l'argument, on dit : "effectivement si on laisse la libéralisation
se faire comme ça dans n'importe quel sens et si il n’y a
pas de régulation, ça va être encore pire que ce que
c'est actuellement, donc c'est pour ça qu'il faut réguler
par l'intermédiaire de l'OMC"
Susan Georges : Mais
nous voulons des règles ! Attac n'est absolument pas une organisation
qui dit "il faut la loi de la jungle, il faut déréglementer
tout ça", non, nous voulons des règles mais nous considérons
que les règles actuelles sont faites très largement par
et pour les très grandes sociétés qui ont envie de
n'avoir plus aucune entrave à leur marché, à leur
pénétration dans tous les pays du monde, et qui contrôlent
d'ailleurs plus des deux tiers du commerce mondial ; déjà,
c'est pas des petites firmes qui commercent, et puis d'ailleurs un tiers
du commerce mondial a lieu entre filiales et maison mère d'une
MEME transnationale, je veux dire on parle de commerce quand c'est Renault
qui envoie des pièces détachées à Renault,
ou quand c'est IBM qui fabrique dans un pays et qui fait l'assemblage
de ses machines, de ses ordinateurs dans un autre pays, ça compte
comme du commerce ce type de transactions intrafirmes c'est déjà
plus d'un tiers du commerce, c'est plus de 40% aux Etats-Unis.
Donc de quoi parle-t-on quand on parle de commerce?
On parle de libéraliser les possibilités pour ces firmes
de mettre leurs activités là où ça les arrange
le plus, mais ça n'a rien à voir avec les citoyens ou leurs
besoins, et c'est surtout des règles qui n'ont pas été
approuvées par les parlements, qui n'ont pas été
discutées démocratiquement.
Nous pensons qu'il y a beaucoup de choses à changer, il faudrait
mettre d'autres droits internationaux, les droits de l'homme, les droits
de la nature, parce que, ça aussi, c'est tout un autre chapitre,
l'OMC ne respecte pas du tout les traités sur l'environnement,
elle n'a pas à le faire puisque l'OMC ne fait pas partie des Nations
Unies et n'a pas à respecter un autre Droit, nous, nous disons
"il faudrait qu'il y ait des principes de droits qui croisent les
activités de l'OMC.
Nous disons qu'il faut aussi une définition du service public qui
permette à chaque gouvernement de décider ce qui est et
n'est pas un service public et si c'en est un, de dire qu'il n'y a absolument
pas de pénétration de ce secteur, il y a un autre accord
dont nous n'avons pas parlé qui s'appelle l'accord sur la propriété
intellectuelle qui permet le brevetage du vivant, des gênes, des
séquences de gênes, des processus microbiologiques, les OGM.
C'est en partie pour celà que les industriels veulent tellement
introduire les OGM parce que, comme ça, ils contrôlent la
semence ; l'agriculteur n'a plus le droit d'échanger des semences
ou d'en garder, donc vous voyez bien que c'est le marché captif,
c'est l'idéal , c'est formidable pour l'industriel, c'est beaucoup
moins bien pour l'agriculteur...
Le brevetage du vivant, nous pensons d'ailleurs avec tous les pays africains
qu'il faudrait larguer ça, nous pensons qu'il y a aussi des parties
des règlements sanitaires et phytosanitaires qui veulent nous faire
baisser nos normes, alors bon, peut-être que certains pays n'ont
pas encore des normes aussi élevées que les nôtres,
mais au lieu de faire baisser ceux qui ont les mieux, il faudrait aider
les autres à monter leurs normes et les mettre en condition de
les appliquer.
Alors tout dans cette organisation est organisé pour pousser vers
le bas, que ce soient les salaires, que ce soient les normes, que ce soit
le respect pour la nature, au lieu de mettre un plancher sous tout le
monde et puis dire on va élever petit à petit le plancher
et pour les plus pauvres en particulier on va les aider à le faire,
non, on dit "on va baisser tout le monde vers le dénominateur
le plus petit".
Et puis une autre chose c'est que les pays pauvres sont vraiment les laissés
pour compte dans cette histoire.
Pascale Fourier :
pourtant Bush dit l'inverse, il dit que ceux qui contestent l'OMC...
Susan Georges : ...sont
contre les pauvres ! Si vous êtes contre l'OMC c'est que vous êtes
contre les pauvres. C'est comme si on disait ? je ne sais pas, "si
vous êtes contre la Gestapo vous êtes contre la police"
! Non...
Au contraire, vous savez que actuellement les pays du Sud très
souvent n'ont même pas d'ambassadeur à Genève ; ces
pays n'ont pas les moyens ni en personnel ni carrément en argent,
de bien suivre ces négociations. C'est très technique, il
y a plusieurs comités et négociations qui se poursuivent
en parallèle, ils n'ont pas les moyens! L'Inde peut-être,
et encore...mais un pays africain est complètement perdu là-dedans.
Comme disait l'ambassadeur d'un pays du Sud : « A l'OMC c'est comme
un cinéma multiplexe, vous devez savoir quel film vous voulez voir
parce que vous pouvez pas les voir tous », c'est à dire il
faut que je sache quelle négociation je veux suivre parce que je
peux pas être présent partout.
Et puis ces pays qui devaient avoir ce qu'on appelle un traitement spécial
et différencié n'ont en fait pas reçu ce traitement.
ça a été distribué au compte goutte et leurs
produits les plus intéressants (textile, chaussures, vraiment le
premier stade de l'industrialisation) sont encore contrés, nos
pays protègent encore beaucoup contre ces produits là.
Alors c'est un régime injuste, nous pensons qu'il faudrait mettre
tout à plat, il faudrait faire le bilan de l'OMC (ça a été
promis mais naturellement ça n'a jamais été mis en
oeuvre) et l'une de nos demandes c'est de dire : "bon, écoutez
on a six ans d'expérience maintenant, on avance avec ce rouleau
compresseur, on a pas mesuré quels sont les impacts de cet accord,
quels sont les dangers qu'il recèle pour l'avenir, et mettons ça
à plat avant de parler de nouvelles négociations ! Mais
nous voulons des règles!
Pascale Fourier :
C'était donc Susan Georges qui nous parlait de l'OMC, l'Organisation
Mondiale du Commerce.
Susan Georges je le rappelle est membre du conseil scientifique d'Attac,
mouvement très critique vis à vis de l'OMC.
Pour ou contre l'OMC, à chacun de se faire son opinion, mais je
pense qu'il faut être attentif pour le moins à ce qui se
décide.
Pour vous faire une idée vous pouvez aller sur le net, en tapant
OMC dans votre moteur de recherche, ou en allant sur le site d'attac www.attac.org
notamment sur les liens qu'il propose.
Vous pouvez aussi acheter je vous le rappelle pour la très modique
somme de 1.50 € si j'ai bien calculé, le petit livre de Susan
Georges intitulé Remettre l'OMC à sa place et qui
est édité par les Editions des Mille et Une Nuits.
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