Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 26 MARS 2002

Tous keynésiens en 1960, tous libéraux en 2000 : comment est-on passé de l'un à l'autre ? (1/2)

Avec Serge Halimi

 

Pascale Fourier : Ce qui a attiré mon attention, c’est un article de Serge Halimi dans le Monde Diplomatique de janvier 2002. L’article s’intitulait : “ Quand la droite américaine pensait l’impensable ”. Dans cet article, Serge Halimi soulignait le rôle des “ think tanks ” américains, les boîtes à idées qui ont développé au tournant des années 1960 et 1970 l’idéologie néolibérale. Le journaliste soulignait qu’en 1960, tout le monde était keynésien : les conservateurs britanniques, les républicains américains et les gaullistes français. En 2000, même à gauche, dit-il, tout le monde est néolibéral : travaillistes blairistes, démocrates clintoniens et surtout socialistes français. Comment est-on passé en trente ans d’un consensus à l’autre ? C’est ce que j’ai voulu demander à l’auteur de l’article. Lors de notre rencontre, le journaliste a d’abord brossé le paysage de l’évolution idéologique des trente dernières années.


Serge Halimi : Lorsque vous examinez le champ des idées des politiques, surtout lorsqu’il est question de politique économique, ce que l’on constate jusqu’au milieu des années 1960 (un peu plus tard dans certains pays, un peu moins dans d’autres), c’est le triomphe d’un capitalisme relativement interventionniste qu’on qualifie de keynésien, et où l’État cherche à réguler l’activité économique, relançant la machine quand elle est un peu lente et la ralentissant quand elle paraît un peu rapide. L’État est donc impliqué dans une dynamique d’intervention régulière et continue dans la vie économique. C’est une façon de faire qui est dominante dans à peu près tous les pays, qu’ils soient gouvernés ou non par des majorités dites de gauche. À l’époque, ce sont essentiellement des majorités sociales démocrates comme il y en a eu au Royaume-Uni, en Europe du Nord, aux Etats-Unis quand les démocrates étaient au pouvoir, ou gouvernés par des conservateurs, des libéraux, ou des républicains aux Etats-Unis, c’est-à-dire la droite ou le centre-droit. Des majorités passent, mais les politiques économiques se ressemblent. Ce sont des politiques qui cherchent à favoriser l’enrichissement des classes moyennes, à garantir aussi une certaine amélioration du sort de la classe ouvrière, pas forcément pour des raisons désintéressées mais parce qu’on redoute une possibilité d’ascension des forces de gauche, voire d’extrême-gauche, qui à l’époque, dans certains pays, sont marxistes. On essaye en quelque sorte de “ retirer le tapis sous les pieds ” de ces forces de gauche et d’extrême-gauche en leur disant : regardez le mode de régulation économique que l’on a choisi, il arrive à offrir à cette catégorie sociale d’ouvriers, d’employés, un certain nombre d’avantages. Ce sont donc des politiques qui se traduisent globalement par un rééquilibrage de la valeur ajoutée au profit du travail, même marginalement, quitte à pénaliser le capital : il domine déjà la vie économique et sociale globalement, on lui fait comprendre qu’il ne faut pas que se soit écrasant. Celui-ci accepte donc de payer le prix de la stabilité sociale, de la lutte subtile contre les tentations révolutionnaires de la classe ouvrière, en acceptant une certaine redistribution des fortunes. Cette redistribution des fortunes, évidemment, oblige l’État à intervenir de manière régulière aussi dans les dynamiques fiscales de ces pays. Et tout cela, cette espèce d’équilibre que l’on pourrait qualifier de “ centre-gauche ”, qu’on a qualifié d’équilibre keynésien, caractérise à la fois les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France, l’Italie, la plupart des pays occidentaux, des pays capitalistes (parce qu’on parle naturellement des pays capitalistes). Il n’est pas question de mettre en œuvre dans quelque pays que ce soit quelque socialisme que se soit. Il s’agit d’un capitalisme, mais qui est largement régulé par l’État. À tel point que dans les années 1970, lorsqu’on interroge Richard Dixon, président républicain (donc qui appartient à une majorité plutôt de droite aux Etats-Unis), sur sa politique économique, il explique : “ nous sommes tous keynésiens à présent ”. Si vous vous projetez maintenant trente ans plus tard, on constate que les choses ont entièrement basculé, que les politiques d’intervention de l’État sont très largement, sinon disqualifiées, en tout cas abandonnées, dans des pays où la majorité est de droite, néolibérale et fière de l’être (je pense à ce qui s’est passé au Royaume-Uni du temps de Margaret Thatcher, aux Etats-Unis du temps de Reagan, du temps de Bush père, et maintenant de Bush fils), mais aussi dans des pays où la majorité est censée être “ de gauche ” comme le Royaume-Uni de Tony Blair ou la France de Lionel Jospin. Dans tous ces pays, il semble que la politique économique privilégiée abandonne l’essentiel du jeu aux grandes entreprises et accepte l’idée que l’État doit réduire sa place dans la vie économique, dans ce que l’on appelle les “ prélèvements obligatoires ”. Il faudrait revenir sur ce mot qui à mon sens est une construction idéologique néolibérale (mais je m’éloignerais de mon sujet). Il est donc préconisé de réduire la part de l’État dans l’économie, dans le contrôle des groupes industriels. En France il y a vingt ans, un grand nombre de groupes industriels était la propriété de l’État. Étaient nationalisées de grandes banques, des entreprises comme Péchiney, Suez, Parisbas, la BNP. Toutes ces entreprises étaient détenues par l’État et étaient très largement déterminées par les directives du Trésor du Ministère des Finances. À l’heure actuelle, il est évident que cette situation a complètement changé. Que la majorité soit de droite ou de gauche, il y a eu une très grande vague de privatisation et le consensus est plutôt de ne pas être keynésien (comme Richard Nixon revendiquait de l’être à la fin des années 1960-début des années 1970), mais d’être tous néolibéraux. Il y a une phrase en quelque sorte emblématique de cette évolution : le président Clinton disait il y a quelques années : “ L’ère de l’État interventionniste est révolue. ” Plus récemment, Lionel Jospin a dit: “ Ce n’est pas à l’État d’administrer l’économie, ce n’est pas son rôle ”. En d’autres termes, ce qui s’est passé ces trente dernières années, quelle que soit la majorité politique au pouvoir, c’est un gigantesque réalignement des politiques économiques. On privilégiait auparavant l’intervention de l’État, la régulation, l’accord avec les syndicats, une espèce d’arrangement entre les grands groupes à la fois du patronat et des grands groupes ouvriers : une redistribution des fortunes permettant que l’écart entre les revenus du capital et les revenus des salaires se réduise. Et puis trente ans plus tard, c’est l’inverse : encore une fois, quelle que soit la majorité au pouvoir, creusement des inégalités de fortune, réduction de l’intervention de l’État, grand programme de privatisation.


Pascale Fourier : Peut-être qu’on s’est rendu à l’évidence que cela ne pouvait pas durer comme cela, que c’était une nécessité de changer ?


Serge Halimi : Ce qui est intéressant, c’est que ce discours de l’évidence économique est exactement celui qui prévalait dans les années 1960. On expliquait déjà à l’époque que c’était “ la fin des idéologies ” parce que la droite avait compris la nécessité d’un État keynésien. Elle l’avait d’autant mieux comprise que cette période d’intervention économique dans un régime capitaliste (on ne parle pas du tout d’un clivage entre capitalisme et socialisme) a donné ce que l’on a appelé en France “ les Trente Glorieuses ”, période qui a été une vague de croissance continue dans la plupart des pays occidentaux. À l’époque, les gens disaient : “ on s’est rendu à l’évidence, l’intervention économique, ça marche. Les inégalités de revenus se sont réduites. Les conditions de vie de la classe ouvrière et des employés se sont améliorées et les chefs d’entreprises n’ont jamais fait autant d’affaires ”, ceci grâce à une classe moyenne de plus en plus prospère et à une classe ouvrière qu’on décrivait comme en voie d’embourgeoisement. C’était un système qui semblait gagnant pour tout le monde et qu’on ne discutait pas. C’était un peu comme la loi de la pesanteur, on “ se rendait à l’évidence ”. Il n’y avait qu’une seule politique possible et cette politique était une politique d’intervention de l’État dans l’économie. Alors, ce qui est intéressant, c’est, effectivement, que ce discours de l’évidence est maintenant tenu par ceux-là mêmes qui, il y a trente ans, était des dissidents, des “ marginaux ”, des gens qu’on vouait au ridicule comme idéologues. Et c’est ce même discours qui est maintenant tenu par ces “ ex-idéologues ”, qui reprochent aujourd’hui à ceux qui leur proposeraient un autre monde, un autre système de régulation économique et sociale, d’être eux-mêmes des idéologues qui ne savent comment doit marcher le monde. Il faut peut-être s’interroger sur cette espèce de construction idéologique qui refuse l’idéologie en assumant que l’idéologie est toujours le point de vue de l’adversaire et qu’il y a une réalité unique. Ce rappel de la situation des années 1960 comparée à la situation de ce début de siècle exprime bien qu’il n’y a pas qu’une seule façon de voir les choses, mais qu’il y a une vision dominante et qu’elle s’impose de manière à se présenter comme la seule possible ; tous ceux qui élèveraient quelque objection que se soit seraient des idéologues, ou bien des personnes incapables de comprendre les mécanismes de l’économie.


Pascale Fourier
: Qu’est-ce qui s’est passé pour qu’il y ait eu ce retournement ?


Serge Halimi : Beaucoup de choses. D’abord, c’est qu’à la fin des années 1960-début des années 1970, le mode de régulation keynésien avec l’intervention de l’État semble opérer moins bien qu’avant. Il y a une montée des tensions inflationnistes, la machine s’emballe. Pour prendre un exemple très important parce que les Etats-Unis et le Royaume-Uni ont été en quelque sorte à l’avant-garde de ce basculement idéologique, à la fin des années 1960, aux Etats-Unis, on s’aperçoit qu’il est difficile de combattre sur deux fronts : une guerre contre la pauvreté et une guerre contre le communisme au Vietnam. Les dépenses induites par la montée des budgets sociaux pour lutter contre la pauvreté et par la montée des dépenses militaires pour lutter contre le communisme au Vietnam provoquent des tensions inflationnistes. Cette espèce de moindre performance économique à la fin des années 1960 et au début des années 1970 donne une ouverture aux théoriciens du néolibéralisme qui expliquent : “ vous voyez bien, votre machine ne marche pas aussi bien qu’avant et ce que vous êtes en train de provoquer à travers la poussée de l’inflation, c’est ce que Keynes réclamait lorsqu’il parlait de l’euthanasie des rentiers. C’est-à-dire que ceux qui disposent de fortunes assises voient cette fortune s’éroder année après année parce que les taux d’intérêts sont presque systématiquement inférieurs au taux d’inflation. Donc vous allez provoquer une réorganisation de la société au détriment des classes moyennes et des classes prospères, c'est-à-dire (dans l’idée des néolibéraux) des entrepreneurs, de ceux qui créent des fortunes. On va arriver à une situation de paralysie économique. Alors, ce qui est évidemment important, c’est que ces idées triomphent. Il ne faut faire aucun reproche injuste en tout cas aux libéraux et aux néolibéraux, ils ont toujours dit la même chose. Ils l’ont dit à la fin des années 1940 avec Hayek et la Fondation du Mont Pèlerin au Royaume-Uni : une espèce de laboratoire ultra-libéral qui regroupait des gens devenus par la suite tout à fait prestigieux, comme Hayek qui a été prix Nobel, Nielton Friedman qui a aussi été prix Nobel ; mais lorsqu’ils se réunissent, ils se réunissent dans un désintérêt à peu près total. Personne ne prête attention aux remèdes qu’ils proposent parce que le malade semble bien se porter et quand le malade semble bien se porter, on n’appelle pas le médecin. À la fin des années 1960, ces médecins qui proposent toujours les mêmes remèdes arrivent à se faire écouter davantage. Et puis, l’autre élément qu’il faut avoir à l’esprit, c’est le rapport de forces social. Ce ne sont pas des idées qui se sont développées “ comme cela ”, “ dans la stratosphère ”. Ce sont des idées qui représentent un certain nombre d’intérêts sociaux. Elles favorisent les possédants, les entrepreneurs, les détenteurs de fortunes alors que les interventions économiques sont plus sensibles aux intérêts des salariés. Or, ce qui se produit à la fin des années 60-début des années 70, c’est une montée politique des forces les plus réactionnaires, mais aussi les plus aisées, dans les sociétés occidentales. Cette montée politique et cette montée sociale, à un moment où il y a une demande idéologique d’idées différentes dans la mesure où la machine semble moins bien fonctionner, provoque un nouveau rapport de forces qui n’a plus rien à voir avec celui qu’on connaissait dans les années 1950 ou 1960. Les gens sont prêts à entendre autre chose. Si vous voulez, quand vous criez : “ il y a le feu ” dans un restaurant ou dans un cinéma, les gens regardent les voies de sortie, les issues de secours. Si personne ne crie “ il y a le feu ”, personne ne regarde où sont les issues de secours. Donc, les néolibéraux présentent une carte relativement simple à comprendre, des remèdes à la situation économique qui semble se dégrader. Ils bénéficient donc d’une écoute plus attentive dans les années 1970 que vingt ans auparavant.

 

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