Pascale
Fourier : Ce qui a attiré mon attention, c’est
un article de Serge Halimi dans le Monde Diplomatique de janvier 2002.
L’article s’intitulait : “ Quand la droite américaine
pensait l’impensable ”. Dans cet article, Serge Halimi soulignait
le rôle des “ think tanks ” américains, les boîtes
à idées qui ont développé au tournant des
années 1960 et 1970 l’idéologie néolibérale.
Le journaliste soulignait qu’en 1960, tout le monde était
keynésien : les conservateurs britanniques, les républicains
américains et les gaullistes français. En 2000, même
à gauche, dit-il, tout le monde est néolibéral :
travaillistes blairistes, démocrates clintoniens et surtout socialistes
français. Comment est-on passé en trente ans d’un
consensus à l’autre ? C’est ce que j’ai voulu
demander à l’auteur de l’article. Lors de notre rencontre,
le journaliste a d’abord brossé le paysage de l’évolution
idéologique des trente dernières années.
Serge Halimi : Lorsque
vous examinez le champ des idées des politiques, surtout lorsqu’il
est question de politique économique, ce que l’on constate
jusqu’au milieu des années 1960 (un peu plus tard dans certains
pays, un peu moins dans d’autres), c’est le triomphe d’un
capitalisme relativement interventionniste qu’on qualifie de keynésien,
et où l’État cherche à réguler l’activité
économique, relançant la machine quand elle est un peu lente
et la ralentissant quand elle paraît un peu rapide. L’État
est donc impliqué dans une dynamique d’intervention régulière
et continue dans la vie économique. C’est une façon
de faire qui est dominante dans à peu près tous les pays,
qu’ils soient gouvernés ou non par des majorités dites
de gauche. À l’époque, ce sont essentiellement des
majorités sociales démocrates comme il y en a eu au Royaume-Uni,
en Europe du Nord, aux Etats-Unis quand les démocrates étaient
au pouvoir, ou gouvernés par des conservateurs, des libéraux,
ou des républicains aux Etats-Unis, c’est-à-dire la
droite ou le centre-droit. Des majorités passent, mais les politiques
économiques se ressemblent. Ce sont des politiques qui cherchent
à favoriser l’enrichissement des classes moyennes, à
garantir aussi une certaine amélioration du sort de la classe ouvrière,
pas forcément pour des raisons désintéressées
mais parce qu’on redoute une possibilité d’ascension
des forces de gauche, voire d’extrême-gauche, qui à
l’époque, dans certains pays, sont marxistes. On essaye en
quelque sorte de “ retirer le tapis sous les pieds ” de ces
forces de gauche et d’extrême-gauche en leur disant : regardez
le mode de régulation économique que l’on a choisi,
il arrive à offrir à cette catégorie sociale d’ouvriers,
d’employés, un certain nombre d’avantages. Ce sont
donc des politiques qui se traduisent globalement par un rééquilibrage
de la valeur ajoutée au profit du travail, même marginalement,
quitte à pénaliser le capital : il domine déjà
la vie économique et sociale globalement, on lui fait comprendre
qu’il ne faut pas que se soit écrasant. Celui-ci accepte
donc de payer le prix de la stabilité sociale, de la lutte subtile
contre les tentations révolutionnaires de la classe ouvrière,
en acceptant une certaine redistribution des fortunes. Cette redistribution
des fortunes, évidemment, oblige l’État à intervenir
de manière régulière aussi dans les dynamiques fiscales
de ces pays. Et tout cela, cette espèce d’équilibre
que l’on pourrait qualifier de “ centre-gauche ”, qu’on
a qualifié d’équilibre keynésien, caractérise
à la fois les Etats-Unis, le Royaume-Uni, la France, l’Italie,
la plupart des pays occidentaux, des pays capitalistes (parce qu’on
parle naturellement des pays capitalistes). Il n’est pas question
de mettre en œuvre dans quelque pays que ce soit quelque socialisme
que se soit. Il s’agit d’un capitalisme, mais qui est largement
régulé par l’État. À tel point que dans
les années 1970, lorsqu’on interroge Richard Dixon, président
républicain (donc qui appartient à une majorité plutôt
de droite aux Etats-Unis), sur sa politique économique, il explique
: “ nous sommes tous keynésiens à présent ”.
Si vous vous projetez maintenant trente ans plus tard, on constate que
les choses ont entièrement basculé, que les politiques d’intervention
de l’État sont très largement, sinon disqualifiées,
en tout cas abandonnées, dans des pays où la majorité
est de droite, néolibérale et fière de l’être
(je pense à ce qui s’est passé au Royaume-Uni du temps
de Margaret Thatcher, aux Etats-Unis du temps de Reagan, du temps de Bush
père, et maintenant de Bush fils), mais aussi dans des pays où
la majorité est censée être “ de gauche ”
comme le Royaume-Uni de Tony Blair ou la France de Lionel Jospin. Dans
tous ces pays, il semble que la politique économique privilégiée
abandonne l’essentiel du jeu aux grandes entreprises et accepte
l’idée que l’État doit réduire sa place
dans la vie économique, dans ce que l’on appelle les “
prélèvements obligatoires ”. Il faudrait revenir sur
ce mot qui à mon sens est une construction idéologique néolibérale
(mais je m’éloignerais de mon sujet). Il est donc préconisé
de réduire la part de l’État dans l’économie,
dans le contrôle des groupes industriels. En France il y a vingt
ans, un grand nombre de groupes industriels était la propriété
de l’État. Étaient nationalisées de grandes
banques, des entreprises comme Péchiney, Suez, Parisbas, la BNP.
Toutes ces entreprises étaient détenues par l’État
et étaient très largement déterminées par
les directives du Trésor du Ministère des Finances. À
l’heure actuelle, il est évident que cette situation a complètement
changé. Que la majorité soit de droite ou de gauche, il
y a eu une très grande vague de privatisation et le consensus est
plutôt de ne pas être keynésien (comme Richard Nixon
revendiquait de l’être à la fin des années 1960-début
des années 1970), mais d’être tous néolibéraux.
Il y a une phrase en quelque sorte emblématique de cette évolution
: le président Clinton disait il y a quelques années : “
L’ère de l’État interventionniste est révolue.
” Plus récemment, Lionel Jospin a dit: “ Ce n’est
pas à l’État d’administrer l’économie,
ce n’est pas son rôle ”. En d’autres termes, ce
qui s’est passé ces trente dernières années,
quelle que soit la majorité politique au pouvoir, c’est un
gigantesque réalignement des politiques économiques. On
privilégiait auparavant l’intervention de l’État,
la régulation, l’accord avec les syndicats, une espèce
d’arrangement entre les grands groupes à la fois du patronat
et des grands groupes ouvriers : une redistribution des fortunes permettant
que l’écart entre les revenus du capital et les revenus des
salaires se réduise. Et puis trente ans plus tard, c’est
l’inverse : encore une fois, quelle que soit la majorité
au pouvoir, creusement des inégalités de fortune, réduction
de l’intervention de l’État, grand programme de privatisation.
Pascale Fourier :
Peut-être qu’on s’est rendu à l’évidence
que cela ne pouvait pas durer comme cela, que c’était une
nécessité de changer ?
Serge Halimi : Ce
qui est intéressant, c’est que ce discours de l’évidence
économique est exactement celui qui prévalait dans les années
1960. On expliquait déjà à l’époque
que c’était “ la fin des idéologies ”
parce que la droite avait compris la nécessité d’un
État keynésien. Elle l’avait d’autant mieux
comprise que cette période d’intervention économique
dans un régime capitaliste (on ne parle pas du tout d’un
clivage entre capitalisme et socialisme) a donné ce que l’on
a appelé en France “ les Trente Glorieuses ”, période
qui a été une vague de croissance continue dans la plupart
des pays occidentaux. À l’époque, les gens disaient
: “ on s’est rendu à l’évidence, l’intervention
économique, ça marche. Les inégalités de revenus
se sont réduites. Les conditions de vie de la classe ouvrière
et des employés se sont améliorées et les chefs d’entreprises
n’ont jamais fait autant d’affaires ”, ceci grâce
à une classe moyenne de plus en plus prospère et à
une classe ouvrière qu’on décrivait comme en voie
d’embourgeoisement. C’était un système qui semblait
gagnant pour tout le monde et qu’on ne discutait pas. C’était
un peu comme la loi de la pesanteur, on “ se rendait à l’évidence
”. Il n’y avait qu’une seule politique possible et cette
politique était une politique d’intervention de l’État
dans l’économie. Alors, ce qui est intéressant, c’est,
effectivement, que ce discours de l’évidence est maintenant
tenu par ceux-là mêmes qui, il y a trente ans, était
des dissidents, des “ marginaux ”, des gens qu’on vouait
au ridicule comme idéologues. Et c’est ce même discours
qui est maintenant tenu par ces “ ex-idéologues ”,
qui reprochent aujourd’hui à ceux qui leur proposeraient
un autre monde, un autre système de régulation économique
et sociale, d’être eux-mêmes des idéologues qui
ne savent comment doit marcher le monde. Il faut peut-être s’interroger
sur cette espèce de construction idéologique qui refuse
l’idéologie en assumant que l’idéologie est
toujours le point de vue de l’adversaire et qu’il y a une
réalité unique. Ce rappel de la situation des années
1960 comparée à la situation de ce début de siècle
exprime bien qu’il n’y a pas qu’une seule façon
de voir les choses, mais qu’il y a une vision dominante et qu’elle
s’impose de manière à se présenter comme la
seule possible ; tous ceux qui élèveraient quelque objection
que se soit seraient des idéologues, ou bien des personnes incapables
de comprendre les mécanismes de l’économie.
Pascale Fourier : Qu’est-ce qui s’est
passé pour qu’il y ait eu ce retournement ?
Serge Halimi : Beaucoup
de choses. D’abord, c’est qu’à la fin des années
1960-début des années 1970, le mode de régulation
keynésien avec l’intervention de l’État semble
opérer moins bien qu’avant. Il y a une montée des
tensions inflationnistes, la machine s’emballe. Pour prendre un
exemple très important parce que les Etats-Unis et le Royaume-Uni
ont été en quelque sorte à l’avant-garde de
ce basculement idéologique, à la fin des années 1960,
aux Etats-Unis, on s’aperçoit qu’il est difficile de
combattre sur deux fronts : une guerre contre la pauvreté et une
guerre contre le communisme au Vietnam. Les dépenses induites par
la montée des budgets sociaux pour lutter contre la pauvreté
et par la montée des dépenses militaires pour lutter contre
le communisme au Vietnam provoquent des tensions inflationnistes. Cette
espèce de moindre performance économique à la fin
des années 1960 et au début des années 1970 donne
une ouverture aux théoriciens du néolibéralisme qui
expliquent : “ vous voyez bien, votre machine ne marche pas aussi
bien qu’avant et ce que vous êtes en train de provoquer à
travers la poussée de l’inflation, c’est ce que Keynes
réclamait lorsqu’il parlait de l’euthanasie des rentiers.
C’est-à-dire que ceux qui disposent de fortunes assises voient
cette fortune s’éroder année après année
parce que les taux d’intérêts sont presque systématiquement
inférieurs au taux d’inflation. Donc vous allez provoquer
une réorganisation de la société au détriment
des classes moyennes et des classes prospères, c'est-à-dire
(dans l’idée des néolibéraux) des entrepreneurs,
de ceux qui créent des fortunes. On va arriver à une situation
de paralysie économique. Alors, ce qui est évidemment important,
c’est que ces idées triomphent. Il ne faut faire aucun reproche
injuste en tout cas aux libéraux et aux néolibéraux,
ils ont toujours dit la même chose. Ils l’ont dit à
la fin des années 1940 avec Hayek et la Fondation du Mont Pèlerin
au Royaume-Uni : une espèce de laboratoire ultra-libéral
qui regroupait des gens devenus par la suite tout à fait prestigieux,
comme Hayek qui a été prix Nobel, Nielton Friedman qui a
aussi été prix Nobel ; mais lorsqu’ils se réunissent,
ils se réunissent dans un désintérêt à
peu près total. Personne ne prête attention aux remèdes
qu’ils proposent parce que le malade semble bien se porter et quand
le malade semble bien se porter, on n’appelle pas le médecin.
À la fin des années 1960, ces médecins qui proposent
toujours les mêmes remèdes arrivent à se faire écouter
davantage. Et puis, l’autre élément qu’il faut
avoir à l’esprit, c’est le rapport de forces social.
Ce ne sont pas des idées qui se sont développées
“ comme cela ”, “ dans la stratosphère ”.
Ce sont des idées qui représentent un certain nombre d’intérêts
sociaux. Elles favorisent les possédants, les entrepreneurs, les
détenteurs de fortunes alors que les interventions économiques
sont plus sensibles aux intérêts des salariés. Or,
ce qui se produit à la fin des années 60-début des
années 70, c’est une montée politique des forces les
plus réactionnaires, mais aussi les plus aisées, dans les
sociétés occidentales. Cette montée politique et
cette montée sociale, à un moment où il y a une demande
idéologique d’idées différentes dans la mesure
où la machine semble moins bien fonctionner, provoque un nouveau
rapport de forces qui n’a plus rien à voir avec celui qu’on
connaissait dans les années 1950 ou 1960. Les gens sont prêts
à entendre autre chose. Si vous voulez, quand vous criez : “
il y a le feu ” dans un restaurant ou dans un cinéma, les
gens regardent les voies de sortie, les issues de secours. Si personne
ne crie “ il y a le feu ”, personne ne regarde où sont
les issues de secours. Donc, les néolibéraux présentent
une carte relativement simple à comprendre, des remèdes
à la situation économique qui semble se dégrader.
Ils bénéficient donc d’une écoute plus attentive
dans les années 1970 que vingt ans auparavant.
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