Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 15 NOVEMBRE 2005

Fonctionnaires: des sangsues du système marchand?

Avec Jean-Marie Harribey, professeur d'économie à Bordeaux IV.

 

Pascale Fourier  : Et notre invité aujourd’hui sera Jean-Marie Harribey, professeur d’économie à Bordeaux IV. Qui écoute Des Sous depuis longtemps sait que j’ai mes chouchous: Jean-Marie Harribey est l’un d’entre eux. Je l’ai croisé à l’université d’été d’Attac où je l’ai coincé sournoisement dans un coin. Mon interrogation venait d’un petit bout de phrase que je lui avais entendu dire et qui avait éveillé ma curiosité: je l'avais entendu dire globalement que les enseignants par exemple n’étaient pas d’énormes parasites de la sphère productive, c'est-à-dire en gros l'inverse de ce que l'on entend d'ordinaire.... Je voulais en savoir plus...

Jean-Marie Harribey
 : Nous vivons depuis 25 ans environ, une nouvelle phase de l’histoire du capitalisme que l’on appelle habituellement la phase du néolibéralisme qui est caractérisée par la tentative de marchandiser le plus d’activités humaines possibles pour élargir la sphère de l’économie où le capital peut se rentabiliser. Et ce n’est pas un hasard s’il a cette volonté. C’est parce qu’il a traversé une grave crise depuis la fin des années 60 jusqu'à la fin des années 70, et, après avoir libéralisé les mouvements des capitaux, leur avoir donné la possibilité de se déplacer librement sur toute la planète, il tente maintenant de restreindre le plus possible toute la sphère non marchande, qui est le plus souvent publique et qui constitue pour lui une sorte de cible, de fromage si je voulais employer un langage un peu familier, qu’il convoite parce que la nécessité d’élargir constamment la sphère de l’accumulation est une constante dans l’histoire du capitalisme.

Mais pour parvenir à cette fin, il a besoin de délégitimer l’intervention publique. Et dans le cadre de cette délimitation, on a vu fleurir au court des dernières années plusieurs arguments.

L’un qui est connu chez les économistes sous le nom d’effet d’éviction: si l’Etat investit, s’il paie des salaires aux fonctionnaires, il capte une partie de la richesse nationale que le secteur privé aurait pu utiliser beaucoup plus efficacement nous dit-on, et ainsi l’intervention publique de l’Etat est jugée néfaste et bien sûr spoliatrice, puisque il y a des prélèvements obligatoires qui sont effectués pour financer l’intervention publique, que ce soit celle de l’Etat, des collectivités locales ou des organismes de protection sociale, prélèvements soit sous forme d’impôt soit sous forme de cotisation sociale.

Donc face à cette délégitimation politique et idéologique et qui est justifié par tout un arsenal pseudo économique que l’on trouve dans la littérature libérale, il est nécessaire de trouver un autre argumentaire que celui qui avait été présenté jusque-là par les économistes ou les penseurs se situant en marge de l’orthodoxie, voire hétérodoxe, et cette nouvelle argumentation est pour l’instant relativement absente. Donc presque tout est à faire, parce que, finalement, chez les libéraux, on trouve l’idée que la sphère non marchande est financée par une ponction sur la sphère privée, comme vous le disiez en introduction: donc les salaires des fonctionnaires constitueraient un prélèvement sur le produit de l’activité marchande. Curieusement, une certaine tradition marxiste, donc complètement hétérodoxe, complètement critique par rapport à la pensée libérale, mais curieusement une certaine tradition marxiste par rapport à laquelle je prétend qu’elle n’a pas grand chose à voir avec la pensée de Marx lui-même, mais une certaine tradition a véhiculé l’idée pas si éloigné que cela de la présentation libérale, l’idée selon laquelle les services non marchands, donc l’éducation, la santé, etc. sont financés par un prélèvement sur la plus-value qui est produite dans le secteur capitaliste considéré comme le seul productif.

Or, il y a une première erreur de raisonnement qui va servir justement à élaborer en contrepoint une autre argumentation, une erreur de raisonnement consistant à confondre un travail productif de plus-value ( donc pour accumuler le capital un travail productif de capital, grâce à la vente de marchandises) et un travail productif de valeur d’usage non marchande mais qui sont d’authentiques richesses comme l’éducation, la santé etc.

Donc face a l’argumentation libérale, et malheureusement face à une tradition de gauche extrêmement répandue, il me paraît intéressant de développer un autre argumentaire. Cet autre argumentaire, pour l’instant n’est pas suffisamment partagé pour qu’on soit sûr que l’argumentation libérale soit balayée, mais la tache des altermondialistes est justement de construire des raisonnements, de proposer des raisonnements qui puissent servir d’outils de lutte ensuite.

L’argumentation que je propose, elle est la suivante: elle va partir de la distinction de la production de valeur d’usage ou bien de la production de valeur marchande,distinction que l’on trouve chez les économistes classiques et que Marx avait remise à l’honneur, et d’un deuxième concept qu’on doit a Keynes qui est le concept d’ « anticipation ». Voici comment se déroule le raisonnement.

Dans l’activité économiste capitaliste, il y a 2 types d’agents producteurs : les entreprises privées dont le but est de faire du profit pour les actionnaires, pour les propriétaires du capital, et les administrations publiques, Etat, collectivités locales, fonction hospitalière, etc. Comment se déroule l’activité capitaliste ? Keynes a proposé le raisonnement suivant : les entreprises privées anticipent la demande qui s’adressera à leur marchandise ensuite. Elles anticipent cette demande, et en fonction de cette anticipation, elles décident d’embaucher et d’investir,c’est-à-dire d’embaucher des salariés et d’acheter des équipements productifs pour lancer le processus productif. Et cette décision d’embauche et d’investissement nécessite une injection monétaire, une injection monétaire qui elle-même nécessite ce que les économistes appellent une création monétaire. Autrement dit le secteur bancaire va faire l’avance de la valeur de la production et en particulier faire l’avance des salaires et des investissements que les entreprises décident de mettre en œuvre, et bien sûr la vente des marchandises ensuite, si elle se réalise, permettra aux entreprises de rembourser l’avance qui avait été faite par le secteur bancaire. Donc cette injection monétaire lance le processus productif décidé par les entreprises sur la base des anticipations qu’elles ont effectuées. Si tout se déroule conformément à ces anticipations les marchandises sont vendues, les entreprises donc ont bien anticipé et le capital voit le profit revenir à lui et ainsi l’accumulation est enclenchée. Ce raisonnement-là est globalement admis maintenant par une grande partie de la communauté des économistes et ne souffre pas trop de discussions.

L’élément supplémentaire que j’avance est le suivant : pour le secteur non marchand, c’est-à-dire pour la production non marchande qui va être effectuée dans les administrations publiques, les trois catégories que j’ai énumérées tout a l’heure, que se passe-t-il ? L’Etat, - je vais parler de l’Etat, mais il faudra l’entendre collectivités locales ou fonctions hospitalières, peu importe- , l’Etat n’anticipe pas une demande solvable comme le font les entreprises, l’Etat anticipe l’existence de besoins sociaux, de besoins collectifs. Que fait-il ? Eh bien il lance la production en embauchant des salariés qu’on va appeler fonctionnaires pour aller vite et en réalisant des investissements. Donc il achète des équipements et il embauche des salariés. Mais là aussi il y a une injection monétaire qui est nécessaire pour impulser cette dynamique-là. Que se passe-il ensuite ? La validation que l’on a vu se réaliser par le biais de la vente des marchandises pour les produits réalisés par les entreprises privées, cette validation dans le cas public, dans le cas non marchand, ne se fait pas par une vente sur le marché: cette validation est effectuée par l’adhésion des citoyens au payement de l’impôt.

Alors quelle différence y a t-il entre le raisonnement que je propose et celui que l'on rencontre le plus habituellement dans tous les manuels d’économie bien pensants et même, je le disais, malheureusement dans une certaine tradition de gauche véhiculée en particulier par la tradition marxiste? La différence entre les deux raisonnements est la suivante : il n’y a pas, à mon sens, de prélèvements sur quelque chose qui préexisterait à l’existence du service public non marchand; il y a un prélèvement sur un PIB total qui se trouve déjà augmenté du résultat de l’action publique non marchande. Autrement dit, le prélèvement obligatoire n’est pas une ponction sur la sphère privée, le prélèvement obligatoire est un prélèvement sur le fruit de l’activité marchande en partie, mais également sur le fruit de l’activité non marchande qui résulte de la décision d’impulser une activité de ce type-là par le biais de l’embauche et des salaires des fonctionnaires et par le biais de la mise en œuvre d’équipements collectifs.

Et là, on effectue une rupture radicale entre le raisonnement à base de prélèvement sur la sphère marchande, privée en langage libéral, ou bien sur la plus value capitaliste produite à l’intérieur du secteur capitaliste. Donc à ce moment-là, on peut, de mon point de vue, démonter l’argumentation selon laquelle il y aurait une sorte de parasitisme, de ponction totalement injustifiée d’une partie de l’activité marchande pour financer les activités non marchandes.

Alors on peut, pour rendre ce raisonnement, totalement inhabituel, j’en conviens, pour rendre ce raisonnement plus compréhensible par ceux qui ne sont pas habitués à l’entendre, raisonner de la manière suivante. On entend dire tout le temps que les salaires des fonctionnaires donc sont financés par un prélèvement sur l’activité marchande. Mais ce raisonnement-là n’a pas plus de valeur que si je disais que les salariés de chez Renault sont rémunérés grâce à un prélèvement sur les consommateurs. Parce qu’effectivement Renault va vendre des automobiles, la boucle du circuit repartira, en rembauchant des salariés pour la période suivante et ainsi de suite, nouvelles productions, nouvelles ventes et ainsi de suite. Le fait que les consommateurs d’automobiles, les acheteurs d’automobiles paient donc les automobiles qu’ils achètent à l’entreprise qui les a produite ne signifie pas que les salariés sont payés par un prélèvement sur les consommateurs. Les salariés sont payés parce qu’il y a une valeur ajoutée qui a été produite dans l’économie et une partie de cette valeur ajoutée sert effectivement à payer les salaires, et les cycles se reproduisent de période en période ainsi. Et de la même manière, la validation par le paiement de l’impôt citoyen permet effectivement que le cycle se reproduise de période en période, d’année en année, mais ça n’est en aucune manière une preuve logique que les salariées de l’Etat, de la fonction publique d’une manière générale et plus précisément de la fonction publique non marchande sont payées par un prélèvement sur le fruit d’une activité qui serait extérieure à elle- même.

Donc c’est ça qu’il faut bien comprendre, c’est que les libéraux nous expliquent que si on diminuait les dépenses publiques, que si on diminuait les dépenses hospitalières ( parce qu’on a une reforme de l’assurance maladie après celle des retraites qui est intervenue, parce que soit-disant ces dépenses-là sont trop élevées, et sous-entendu, injustifiées), ...eh bien le fait que la fonction publique non marchande soit une activité qui se reproduise de période en période grâce effectivement au paiement de l’impôt sous toutes ses formes de manière générale et en incluant les cotisations sociales n’est en aucune manière une preuve qu’il s’agit d’une ponction sur le fruit de l’activité privé. C’est même quelque chose que l’on peut expliquer sur le plan logique: on ne peut pas prélever une somme sur une assiette qui ne préexisterait pas au prélèvement. Il faut donc sur le plan logique que la base ait était produite, que l’assiette soit effectivement réalisée pour qu’il y ait un prélèvement qui puisse être effectué.

Et pour remporter la conviction, on peut faire un raisonnement à la limite, comme le disent les mathématiciens, et dire la chose suivante : supposons que la société décide démocratiquement de diminuer jusqu’à zéro la sphère marchande, tout devient non marchand. Autrement dit toute l’activité productive se déroule dans un cadre non-marchand, c’est-à-dire qu' il y a bien sûr des prélèvements et la consommation ensuite n’est plus proportionnelle au paiement individuel, mais le financement est socialisé. A ce moment-là, au fur et à mesure qu’on tend vers une proportion de la production marchande vers 0%, et à partir du moment où corrélativement où on tendrait vers une proportion de la production non-marchande vers 100%, est-ce qu’on pourrait continuer de dire que la production non-marchande serait financée par un prélèvement sur une production marchande qui tend vers 0% ? Ca n’aurait strictement aucun sens. Donc il faut bien comprendre que les prélèvements obligatoires, je le répète, sont effectués sur une production globale déjà augmentée du résultat de l’activité non-marchande.

Pascale Fourier  : Alors d’habitude je dis, j’ai une petite question, un petit truc que je n’ai pas bien compris, mais alors là, c‘est un gros truc que je n’ai pas compris... Vous avez dit à un moment : « PIB déjà augmenté du résultat de l’activité non-marchande ». Je ne comprends pas...

Jean-Marie Harribey : Qu’est ce que c’est que le Produit Intérieur Brut ? Le Produit Intérieur Brut, c’est un indicateur qui regroupe toutes les richesses produites pendant une période donnée, l’année le plus souvent, qui ont une évaluation monétaire. Il y a deux parts dans ce PIB monétaire donc: il y en a une part qui correspond à l’activité privé, l’activité marchande ( c’est ce qu’on appelle le PIB marchand), et il y a une part qui correspond à l’activité non-marchande ( c’est le PIB non-marchand). Quelle est la proportion de chacune de ces deux parts? Grosso modo, dans un pays comme la France, il y a environ 45% de l’activité totale qui correspond à l’activité non- marchande et qui correspond au poids des prélèvements dit obligatoires dans l’économie. Le PIB donc, c’est la somme de toutes ces richesses produites, ayant une évaluation monétaire, parce qu’il y a une partie de la richesse produite dans la société qui n’a pas d’évaluation monétaire, le bénévolat, l’activité domestique etc. Et ce PIB, il a immédiatement pour faculté de créer le revenu monétaire correspondant, et qui est distribué sous forme de salaires, de profits aux agents économique et aux catégories sociales. Donc il y a une égalité fondamentale en économie : PIB = revenu national.

Pour décrypter le discours libéral et pour y opposer un discours plus conforme à la réalité, je disais que les prélèvements obligatoires sont effectués sur un PIB qui contient donc le résultat de l’activité non-marchande, le fruit du travail des salariés, employés dans l’éducation, la santé etc. C’est très important de comprendre cela parce que ça remet à l’honneur la distinction classique en économie et qui avait été reprise par Marx au XIX° eme siècle entre valeur d’usage, qui correspond à l’utilité des produits des services que nous réalisons, et la valeur d’échange. Et le tour de force, pour ne pas dire le coup de force de la pensée libérale, c’est d’essayer de nous faire croire que il y a absolument identité entre les richesses qui n’ont pas de valeur marchande et qui sont de simple valeur d’usage et puis les richesses qui ont une valeur marchande. Et justement, la marchandisation consiste à réduire tout ce qui n’est pas marchand à du marchand, pour justement faire coïncider ces deux sphères. Et notre combat altermondialiste justement est de maintenir, de préserver, voire d’étendre la sphère non-marchande, c’est-à-dire qui répond à des besoins sociaux et qui n’obéit pas à la loi du profit.

Donc lorsque les salaries de l’industrie automobile fabriquent des automobiles, ils créent la production qui sera vendue sur le marché, et en même temps qu’ils créent cette production, ils créent donc une production qui a une valeur, ce que l’on appelle la valeur ajoutée, et ils créent le revenu sur lequel les salaires seront versés pour que le cycle puisse se reproduire après l’injection monétaire initiale dont j’ai parlé tout à l’heure. Eh bien dans la sphère non-marchande, je prétends que c’est la même chose. L’enseignant, l’infirmière etc. créent des richesses créent des valeurs d’usage, qui n’auront pas de valeurs marchande sur le marché, et ils engendrent en même temps le revenu qui les rémunérera.

L’enseignant donc, quand il produit l’acte éducatif, engendre donc de la richesse sociale et il engendre le revenu qui le rémunérera et qui fera partie du PIB, PIB sur lequel les prélèvements obligatoire seront effectués sous forme d’impôts ou de cotisations sociales et prélèvements qui valideront la décisions initiale de répondre à des besoins collectifs, donc la décision qui avait résulté de l’anticipation des besoin collectifs.

C’est ça la différence radicale entre le marché et le non-marché, c’est que dans le cadre du marché capitaliste, les entreprises anticipent une demande solvable, pas une demande, une demande solvable; les collectivités publiques, elles, anticipent l’existence de besoins collectifs par rapport auxquels il n’y aurait pas nécessairement une demande solvable - c’est justement pour ca que le financement est socialisé, pour pouvoir répondre aux besoins sociaux, c’est-à-dire permettre l’accès du plus grand nombre, voire de tous bien sûr, à ces services non-marchands.

Voilà le raisonnement que je propose de conduire pour justement trouver une nouvelle légitimation à la préservation et à l’amélioration, à l’extension de la sphère non-marchande, pour en finir une fois pour toute avec cette idée selon laquelle, quand la collectivité décide de répondre à des besoins sociaux, c’est inefficace, comme le disent les penseurs libéraux. Nous prétendons, et moi je prétends par cette petite thèse un peu iconoclaste, je prétends que l’on peut refonder une nouvelle légitimité à l’activité non-marchande, c’est-à-dire à l’activité échappant à la loi du profit, à l’activité qui est maîtrisée par la collectivité.

Pascale Fourier  : Eh bien voilà c’était Des Sous et Des Hommes, en compagnie de Jean-Marie Harribey. Alors, si vous n’avez pas tout compris, vous pouvez pouvez aller sur le site de cet économiste et trouver un document qui comporte de belles formules mathématiques pour ceux qui les comprennent...
Voilà, à la semaine prochaine.

 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 15 Novembre 2005 sur AligreFM. Merci d'avance.