Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne
EMISSION DU 1°
OCTOBRE 2004
Pour une critique de la « décroissance »
Avec Jean-Marie Harribey,
professeur à l’Université Montesquieu à
Bordeaux et membre du conseil scientifique d’Attac. |
Pascale Fourier : Et notre invité aujourd’hui sera Jean-Marie Harribey professeur à l’Université Montesquieu à Bordeaux et membre du conseil scientifique d’Attac. Alors comme les deux semaines précédentes, j’ai enregistré cette émission à l’Université d’été d'Attac d'Arles. Le thème était d’importance, et c’était vraiment avec Jean-Marie Harribey que je voulais traiter ce sujet... Quand on lit un petit peu la presse alternative, on trouve de plus en plus de textes qui parlent de la décroissance, en particulier autour d’un monsieur qui s’appelle Serge Latouche. Je voulais en savoir un petit peu plus ... « Décroissance », pourquoi cela ? J’avais la légère impression que cela posait quelque peu problème. Et donc voilà la question que j’ai posé à Jean-Marie Harribey : J’ai une question toute simple et toute bête, c’est que dans le mouvement altermondialiste on entend de plus en plus souvent parler de « décroissance », et c’est peut-être un terme qui pose problème parce que la croissance normalement suppose l’emploi notamment et je vois difficilement comment on pourrait soutenir l’idée que la décroissance puisse être quelque chose de positif. Jean-Marie Harribey : Si la croissance économique est mise en question aujourd’hui, c’est qu’elle pose problème. Elle pose problème pour de multiples raisons. Elle pose problème parce que, étant impulsée par une dynamique orientée vers la satisfaction des intérêts de ceux qui détiennent le capital qui recherchent le profit maximum, elle ne peut par nature répondre aux besoins sociaux. Et comme elle est organisée sans aucun respect de contrainte environnementale, elle conduit la planète à être dévastée, avec le risque aujourd’hui de plus en plus grave de voir le seuil de pollution, d’épuisement des ressources dépassé. Donc la croissance est aujourd’hui mise en question pour l’ensemble de ces raisons qui sont d’ordre disons écologique. Mais il y a une deuxième raison pour laquelle la croissance est aujourd’hui mise en question et qui tient au fait que malgré l’extraordinaire accroissement de la production - puisque c’est l’accroissement de la production qui définit la croissance économique- , malgré cet extraordinaire accroissement, eh bien la pauvreté ne recule pas dans le monde. La pauvreté ne recule pas, et c’est hélas confirmé d’années en années par toutes les statistiques les plus officielles qui émanent des instances internationales, peu suspectes de malveillance à l’égard des politiques néolibérales, et également par l’ONU. Il y a toujours 1 milliards 200 millions de personnes qui vivent avec l’équivalent de moins de 1 $ par jour, autant qui n’ont pas accès à l’eau potable. Les écarts entre les plus riches de la planète et les plus pauvres ne font que s’aggraver au fil des années. Il y a 40 ans, on estimait que les 20% les plus riches étaient 30 fois plus riches que les 20% les plus pauvres; aujourd’hui les 20% les plus riches sont 80 fois plus riches que les 20 % les plus pauvres de la planète. Donc pour toutes ses raisons : contrainte écologique malmenée, seuil de tolérance très certainement malheureusement dépassé et impossibilité de réduire la pauvreté malgré la croissance de la production, et donc malgré la croissance économique, donc pour ces raisons aujourd’hui on a raison de s’interroger sur le bien-fondé de cette croissance économique supposée apporter le bien être à l’humanité. Mais une fois qu’on a dit cela, on a soulevé plus de problèmes qu’on n'en a résolu, parce que, lorsque, après la seconde guerre mondiale, on a découvert le phénomène du sous-développement, on a cru pendant toute une période que la croissance économique était nécessaire à l’amélioration du bien-être, mais n’était pas une condition suffisante. Condition nécessaire, mais non suffisante. Et on a vécu dans cette idée que, en distinguant ces deux notions de croissance et de développement, le développement englobant la croissance, mais la dépassant par l’amélioration du bien-être apporté par une espérance de vie plus longue, un meilleur accès à l’éducation, un meilleur accès à la santé etc…- on a cru , en soutenant cette idée que le développement avait besoin de la croissance économique mais était plus qu’elle, qu’on résolvait la question qui aujourd’hui nous taraude, et on s’aperçoit maintenant que cette distinction traditionnellement effectuée entre les deux concepts ne suffit pas. Ne suffit pas parce qu' on a aujourd’hui la preuve que la croissance économique n’arrive pas, malgré son prolongement, n’arrive pas à déboucher sur la réduction de la pauvreté, n’arrive pas à déboucher sur une planète écologiquement soutenable. Alors il y a un certain nombre d’associations, de penseurs, qui sont partie prenante du mouvement altermondialiste qui énoncent une critique radicale de la croissance qui rejoint celle que je viens d’indiquer et qui en même temps met en question le développement lui-même, au nom de l’idée suivante : le développement économique est indissociable de la croissance et donc les effets pervers de l’un sont les effets pervers de l’autre, et au nom de cette association qui est faite, indéfectible, entre la croissance et le développement, le refus de l’un et de l’autre est avancé, est organisé par les partisans de la décroissance qui sont en même temps des partisans du refus du développement. Sortir de la croissance et sortir du développement. Et c’est
là que la discussion commence, parce que, autant la critique
de la croissance, la critique de la croissance capitaliste, est nécessaire,
autant on doit s’interroger, à notre avis, sur la pertinence
ou non du concept de « développement »
aujourd’hui. Si effectivement on fait du développement
le simple prolongement de la croissance économique, on voit bien
que la croissance économique n’apportant pas nécessairement
l’amélioration du bien-être, on voit bien que la
critique du développement est sans doute nécessaire. Et
effectivement à l’intérieur-même du capitalisme,
le développement n’est pas véritablement dissocié
de la croissance économique, parce que les tenants du capitalisme
et les penseurs libéraux qui soutiennent ce système affirment
qu' en laissant les mécanismes du marché se dérouler
librement, et donc en faisant, en organisant l’allocation optimale
des ressources en fonction du critère de la rentabilité,
eh bien le marché doit conduire à l’optimum, c’est-à-dire
au meilleur état possible de la société. Bon, au sein du
mouvement Attac qui vient d’élaborer deux contributions
sur cette question-là, : un petit document de 8 pages inséré
en lLignes d’Attac, et puis un livre plus important intitulé : « le
développement a –t-il un avenir pour une société
solidaire et économe ? », Donc, il y a des droits à la démocratie, et donc la construction de ses droits par les peuples eux- mêmes, nous en faisons le pivot de la définition du développement, non plus basé sur la croissance éternelle de la production, mais sur la réponse à des besoins essentiels et au respect de ces droits qui sont bien sûr à construire.
Jean-Marie Harribey : Alors, à l’intérieur de l’économie capitaliste, il est vrai que l’emploi apparaît, est apparu au cours de l’Histoire, et apparaît encore, l comme tributaire exclusivement de l’ampleur de la croissance. Alors c’est vrai que plus il y a de croissance économique, pour un niveau de productivité du travail donné, plus il y aura d’emplois crées. Mais justement, compte tenu du risque quasiment certain maintenant de l’épuisement des ressources de la planète, compte tenu également de l’extraordinaire inégalité d’utilisation de ses ressources par les populations du monde, entre la ponction opérée par les habitants des pays développés et leurs activités économiques, et puis celle des habitants des pays du sud, il y a un gouffre. Donc compte tenu, de l’épuisement et de la dévastation de la planète, et compte tenu de l’extraordinaire inégalité de ponction sur les ressources qui nous proviennent de la nature, eh bien il est absolument nécessaire de déconnecter progressivement la résolution du problème du chômage du recours à la croissance économique, et surtout du recours à la croissance économique faramineuse, puisque pour supprimer dans un pays comme la France 3 millions de chômeurs dans un laps de temps qui ne laisse pas les 3 millions dans la galère longue, eh bien il faudrait une croissance tellement forte, qu’on est sûr qu’on ne pourrait respecter aucune contrainte environnementale qui serait définie par la communauté internationale. Donc pour cette raison-là, il faut absolument s’engager dans des voies qui déconnectent radicalement la résolution du problème du chômage, dans la promotion de l’emploi du recours à la croissance économique. Ce qui veut dire
que, qu’il faut avoir une action dans deux directions. Donc il me reste à aborder le second. A coté de la réorientation de la production vers la qualité, dans les pays riches donc, et à fortiori ensuite bien sûr dans les pays pauvres, il reste un second volet pour résoudre ce problème de l’emploi et donc promouvoir l’emploi et donc résoudre le problème du chômage. L’utilisation des gains de productivité a été pensée jusqu'ici à l’intérieur du système capitaliste comme devant servir à nourrir l’augmentation de la production et donc la consommation puisque notre bien-être ne pouvait provenir que de l’augmentation perpétuelle de la consommation et surtout de la consommation de biens marchands. L’utilisation des gains de productivité doit être complètement repensée pour introduire dans les mécanismes de répartition la réduction du temps de travail comme outil pour transformer la conception- même du progrès que nous nous faisons. La réduction du temps de travail est non seulement un moyen qui peut contribuer à résoudre le problème du chômage, mais c’est aussi un moyen pour introduire un changement dans la façon dont nous concevons l’amélioration du bien-être. Mon bien-être, notre bien-être ne peut pas provenir uniquement de l’augmentation perpétuelle de la quantité de biens et de services que je consomme, mais il vient aussi de la possibilité de récupérer un temps pour moi, un temps pour nous, un temps pour la convivialité, un temps pour les activités associative, un temps pour les activismes de type politique etc… Et donc, à partir du moment où un certain nombre de besoins seront considérés démocratiquement comme satisfaits pour tous les êtres humains, je crois que le soucis de l’économie des ressources de la planète doit nous conduire à réorienter nos modes de vie et nos comportements , à accompagner la transformation de l’appareil productif vers des productions de qualité. Il me semble qu’il n’y a que de cette manière-là qu’on peut sortir de ce piège infernal dans lequel nous enferme le capitalisme, qui nous dit : « Croissance très forte et vous aurez des emplois, mais il faut accepter la pollution la dévastation et l’épuisement généralisé de la planète, ou bien vous voulez une planète propre, mais il faut accepter 3,4,5 et pourquoi pas 6 millions de chômeurs et 200 millions à l’échelle de la planète ». Donc pour sortir de ce piège infernal je crois qu’il faut à la fois donc agir dans ces deux directions, réorienter notre appareil productif, le rendre plus économe, diminuer considérablement toutes les productions dangereuses, nuisibles, gaspilleuses et dévastatrices, promouvoir celles qui répondent à de véritables besoins sociaux, et en même temps, affecter au fur et à mesure que le progrès des connaissances se poursuit et que l’amélioration des techniques peut se poursuivre encore, au fur à mesure de ces améliorations, affecter la majeure partie des gains de productivité que nous réalisons parce que nous savons plus de choses, - notre savoir-faire s’améliore et nos techniques s’améliorent également- , affecter ces gains de productivité à réduire le temps de travail. Et on voit bien
l’enjeu que représente cette idée dans le contexte
social actuel, que ce soit en France, mais aussi dans tous les pays
européens, où le patronat européen est en train
de lancer une offensive considérable contre l’idée-même
que, au fur et à mesure que le progrès se poursuit, on
devrait réduire le travail. Au contraire, il profite du rapport
de forces en faveur des détenteurs de capitaux pour justement
mettre un coup d’arrêt et un coup d’arrêt le
plus durable possible, -voire définitif-, un coup d’arrêt
à cette tendance séculaire,....Depuis le début
du 19eme siècle, la tendance est à la diminution progressive,
pas de manière régulière et linéaire mais
avec des étapes, la réduction progressive du temps de
travail, que ce soit du temps de travail mesuré à la journée
- on se rappelle les premières luttes ouvrières du 19
ème siècle- , à la semaine et ou à l’année,
avec l’introduction progressive d’1,2,3,4,5 semaines de
congés payés. C’est un véritable enjeu, à la fois un enjeu d’ordre social, mais un enjeu où il y a plus que la revendication sociale traditionnelle, -tout à fait respectable dans mon idée, traditionnelle n’est pas péjoratif- ça va plus loin que cela, parce que ça mets en jeu une conception du bien-être, une conception de la répartition des richesses. J’ai commencé en disant que dans le monde la croissance économique n’avait pas apporté une réduction des inégalités au contraire. Eh bien si les patronats ont engagé un tel bras de fer sur la notion, sur le principe-même de durée du travail, c’est parce qu’ils ont très bien compris que la réduction du temps de travail, c’est une manière de repartir autrement les richesses. Parce que dès lors que, pour une production donnée, et donc pour un revenu national donné, dès lors qu’on diminue le temps de travail sans baisser les salaires proportionnellement, alors, obligatoirement, ça oblige à re-répartir les revenus de manière différente, à l’avantage des salariés. C’est là la raison d’être de ce bras de fer, c’est que derrière la durée du travail se cache la question tabou : la répartition de la richesse produite. Pascale Fourier : Et voilà donc c’était des sous et des hommes avec Jean-Marie Harribey, je vous rappelle que vous pouvez retrouver toutes les émissions de Des Sous, et notamment celle faites déjà plusieurs fois avec Jean-Marie Harribey, sur le site : http://dsedh.free.fr. Et puis vous signaler aussi un autre site, le sien, http://harribey.u-bordeaux4.fr
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Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 1° Octobre 2004 sur AligreFM. Merci d'avance. |