Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 16 AOUT 2001

Pourquoi le chômage de masse depuis 20 ans ?

avec Michel Husson, chercheur à l’institut de recherche économique et sociale, auteur de Avenue du plein emploi en collaboration avec Thomas Coutrot (éd. Mille et une Nuit) et de Le grand bluff capitaliste.

 

Pascale Fourier : Le sujet abordé ici est l’un de ceux qui montrent le plus l’influence majeure de l’économie sur la vie de tous les jours : c’est le sujet du chômage ou de l’emploi si l’on veut regarder les choses d’une façon positive. Comment expliquer la longue descente qu’il y a eu vers le chômage dans les années 73/79 ? Cela a pu se comprendre lors de crise pétrolière de ces années là, mais le chômage a persisté après la crise. Quelles en ont été les raisons ?


Michel Husson
: La question du chômage est un grand sujet de controverse. Plusieurs explications concurrentes existent, la mienne n’étant pas forcément majoritaire ou dominante.
Le point de départ est de considérer que toute société qui se développe bénéficie de gains de productivité, c'est à dire que la capacité à produire en un temps de travail donné une grandeur de richesse de bien ou de service augmente dans le temps. Cela est plutôt positif, c’est la base d’un certain progrès économique.
Des choix différents peuvent alors être faits lorsqu’il s’agit de répartir ces gains de productivité. Il y a en effet tr
ois manières de les employer :

  • La première est de distribuer du pouvoir d’achat. Si l’on produit plus, tous les salariés pourraient en profiter par une progression de leur pouvoir d’achat. Or on a vu, dans les années 80, les salaires être pratiquement gelés.
  • La deuxième façon est de réduire le temps de travail. Cela a été la façon de faire historique qui a été appliquée puisque le temps de travail a pratiquement diminué de moitié depuis un siècle. Et là encore, cette façon de répartir les gains de productivité a été bloquée puisque, après le passage aux 39h en 1982, le temps de travail n'a pratiquement pas diminué.
  • Il y a donc eu un dérapage au début des années 80 sur la façon dont ces gains de productivité ont été répartis et cela au bénéfice de la troisième méthode. On a pu alors constater une nette augmentation du profit, la part de la valeur créée n'étant pas redistribuée aux bénéfices des salariés. Une telle situation où la productivité continue d'augmenter sans réduction du temps de travail a engendré une pression à la baisse de l'emploi. Cela a modifié le rapport complexe et minutieux qui existe entre l'évolution de la productivité et la durée du travail, aboutissant à un nombre d'emplois insuffisant.


Pascale Fourier : Comment expliquer également que, malgré la forte progression du chômage, la production a continué d'augmenter, faisant croître ainsi la richesse globale du pays par rapport à la période précédente de plein-emploi ?


Michel Husson
: On peut remarquer deux différences lorsque l'on compare la période des années 60, où il y avait un quasi plein-emploi, avec la période de chômage de ces dernières années.
La première différence paradoxale est la progression rapide des gains de productivité dans les années 60 sans montée du chômage
. En effet, la forte croissance s'est traduite notamment par une importante automatisation des chaînes de production. Cela a entraîné une réduction du nombre d'ouvriers pour une même production de biens. Mais le chômage n'a pas augmenté pour autant. On constate alors que s’il y avait un lien direct entre chômage et progrès technique, il aurait dû y avoir un chômage cent fois plus important vue l'augmentation des gains de productivité dans ces années-là. Or, cela n'a pas été le cas. La thèse visant à faire porter les raisons du chômage sur le progrès technique n'est donc pas valide. On voit donc le paradoxe qui existe avec les années 80 puisque le chômage s'est mis à monter alors que le progrès technique et les gains de productivité progressaient moins vite que pendant les années 60. Tout cela dépend surtout de la façon dont les gains de productivité sont répartis ou utilisés.
L'autre différence est la réduction du temps de travail sous des formes socialement régressives. En effet, la croissance ayant continué de se développer, on est passé à une réduction du temps de travail pour ne pas se trouver en situation de surproduction. Mais cette réduction du temps de travail a un caractère régressif et le chômage en est une forme limite. Il a été décidé par des procédures compliquées que 10 % de la société serait inemployable, exclue de l'emploi quasiment par définition. De nombreuses situations de demi-emploi vont alors être créées. On va imposer des temps partiels aux femmes, des situations difficiles aux jeunes avec des contrats à durée déterminée ou par intermittence. Toutes ces situations qui consistent à baisser le temps de travail sous des formes socialement régressives vont être créées parce que l'on refuse la voie équitable qui est celle du partage des gains de productivité. La forme de partage des richesses actuellement défendue est défavorable aux salariés. Le transfert des richesses se fait vers d'autre utilisation que la masse salariale prise très globalement.


Pascale Fourier : Mais est-ce que ce transfert des profits vers les détenteurs de capitaux n'était pas une nécessité absolue à une certaine période justifiant ainsi le choix qui a été
fait ?


Michel Husson : Il est important de suivre une variable clé de l’économie qui est le taux de profit. En effet, au moment de la crise, la rentabilité baissait. Le partage de la valeur ajoutée s'est alors transféré au bénéfice du profit par le biais du passage au chômage ou la baisse des salaires puisque c’est cela qui était visé. Le prétexte de la lutte contre l’inflation, c’est-à-dire d’une montée trop rapide des prix, était alors avancé. La principale explication économique vient du théorème de Schmitt dont le contenu consiste à dire que les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain. Or les profits ayant maintenant été rétablis, on voit que le taux d’investissement ne monte pas. La proportion de la valeur ajoutée qu’il y a dans l’investissement n’augmente pas. Les investissements attendus, devant créer des emplois nouveaux notamment dans les nouvelles technologies, ne sont pas faits. Les salaires ont bien baissés mais n’ont pas permis de faire monter l’investissement.


Pascale Fourier : Pour synthétiser, on s’est bien aperçu que le chômage avait augmenté, que le profit également. Mais les investissements qui devaient être financés grâce à la hausse des profits n’ont pas été réalisés. Que s’est-il passé alors ?


Michel Husson : On constate effectivement que des profits n’ont pas été investis, et ces profits sont les revenus financiers. Et cela fait partie des caractéristiques des années 80 : la part des salaires dans la répartition des revenus a baissé, la part de l’investissement est restée à peu près égale, et seuls les revenus financiers ont monté. Ces profits sont distribués aux détenteurs d’actifs financiers. Le recyclage de ces actifs est assez peu dynamique. On observe alors une montée des inégalités de revenus. Vous avez des salariés qui, quand tout va bien, maintiennent leur pouvoir d’achat. Et les détenteurs de capitaux dont les revenus augmentent beaucoup plus rapidement au rythme de la croissance de la bourse et des distributions de dividendes.


Pascale Fourier : Mais que sont les revenus financiers ?


Michel Husson : Ce sont principalement les dividendes, les plus values boursière, les intérêts qui transitent le plus souvent par les banques et qui sont ensuite reversés aux particuliers. Et c’est, encore une fois, une partie du profit qui n’est pas investi. J’insiste car cela est fondamental notamment par rapport à la légitimité du profit qui lui est investi. C’est également la clé d’une politique de répartition alternative En mordant sur cette partie-là, on pourrait augmenter les salaires sans toucher ce qui doit normalement aller à l’investissement, l’investissement devant toujours exister.


Pascale Fourier : Est-ce les revenus financiers réinvestis dans l’achat d’actions en bourse ne favorisent pas les créations d’emplois ?


Michel Husson : Ce point de vue s’apparente à celui décrit par Malthus qui faisait une apologie des riches. Il disait que la consommation des riches permet de créer des emplois pour les pauvres. Nous sommes un peu dans ce système, c’est-à-dire que la consommation des riches tire la consommation des ménages. Mais il faut voir également que, dans la consommation des ménages, la partie qui est liée au salaire dans le revenu des ménages progresse peu et baisse même en fonction du revenu national. Et en même temps, la consommation des ménages tire la croissance bon an mal an, croissance qui n’est pas formidable pour cette raison-là, mais continue d’augmenter quand même. Le mystère qui consiste à avoir 0 % de progression de pouvoir d’achat de la masse salariale et 2 à 3 % de la consommation ne peut s’expliquer que par le fait qu’il y a une autre demande non salariale qui tire la consommation. C’est la fonction de ces inégalités de créer une demande qui remplace la demande salariale défaillante. Mais malgré tout, cela crée un rythme de croissance plus bas que ce qu’il y aurait avec une distribution de la demande salariale. On y reviendra d’ailleurs car c’est ce que l’on constate aujourd’hui. Il y a eu en effet un peu plus de croissance grâce à l’augmentation de la consommation des ménages, y compris dans la partie salariale.


Pascale Fourier : Pour continuer alors sur cette voie, quelles en ont été les raisons de la progression de la croissance et de la diminution du chômage. Est-ce que la logique s’est inversée, n’y avait-il plus la volonté de faire des profits, de distribuer aux riches ?


Michel Husson
: Il y a eu un éloignement de la politique néo-libérale mise en application au niveau européen dans le cadre du traité de Maastricht ou d’Amsterdam. On a tourné le dos, sans vraiment le vouloir, à 2 ou 3 préceptes de base de ce dogme néo-libéral.

  • La première idée est à prendre en compte dans le contexte de la surévaluation du dollar par rapport à l’ensemble des monnaies européennes avant même que l’euro ne se fasse. Cela a crée une grande surprise lorsque l’on a constaté la faiblesse de l’euro fasse au dollar. Il était dès lors curieux de considérer cela comme un drame puisque cela a donné un véritable coup de fouet aux exportations de l’ensemble de l’Europe. C’est un peu l’explication du miracle Jospin. Son arrivée au pouvoir en juin 97 a coïncidé avec la montée du dollar de 15% par rapport aux monnaies européennes, dopant ainsi les exportations européennes. L’abandon des dogmes consistant à rechercher une monnaie forte a dégagé des marges de croissance et donc d’emplois importants.
  • L’autre aspect, mis à part la politique budgétaire un peu moins rigide qu’elle ne l’était auparavant, a été la création d’emplois liés au passage aux 35 heures. Les formes n’étaient pas parfaites, mais cela a commencé à jouer sur la création d’emplois. On constate alors que la part des salaires a cessé de baisser dans la plupart des pays européens représentant une inflexion par rapport aux années 80. On voit également une reprise de la consommation des ménages avec l’assurance d’un certain dynamisme. C’est dans des cas comme cela que l’indicateur de confiance des ménages est le meilleur et que la consommation augmente.


Pascale Fourier : Pouvons nous aborder maintenant la question du plei- emploi ? Serons-nous de ce pas allègre dans cette situation dans moins de 10 ans ?


Michel Husson
: Cette question ne pouvait même pas être posée il y a encore 3, 4 ans. Cela était tout à fait déconsidéré. Le climat a maintenant changé grâce à la reprise. Jospin l’a évoqué à l’horizon 2010. Mais cette orientation a été faite à l’encontre des orientations réelles de politique économique, le risque étant le retour des dogmes néo-libéraux en cas de retournement de conjoncture. Le risque est grand de voir la courbe du chômage s’inverser à nouveau.


Pascale Fourier : Quels sont ces dogmes néo-libéraux ?


Michel Husson : Le premier est le coût du travail. En toile de fond, il y a l’idée que le chômage est lié au fait que le salaire est trop élevé et décourage l’embauche. C’est un argument que l’on rencontre partout, qui est fabriqué par des institutions internationales comme l’OCDE et que l’on peut entendre encore aujourd’hui malgré le démentis de ce qui s’est passé sous nos yeux. La logique de nos contradicteurs va maintenant consister à faire croire, dans tous les débats sur le taux de chômage d’équilibre, que l’on avait fait la partie la plus facile, et que l’on ne peut plus réellement créer de nouveaux emplois sans baisser les charges, et notamment sur les bas-salaires et les emplois peu qualifiés.


Pascale Fourier : Mais n’est-ce pas un bien si les charges sur les bas-salaires et les emplois peu qualifiés baissent ?


Michel Husson : D’abord, on ne voit toujours pas venir les emplois par ce biais, et puis, cela mettrait une logique qui entraînerait alors un appauvrissement de la Sécurité Sociale et qui aurait des répercussions sur le système des retraites. Il y aurait un yisfonctionnement sur le financement des retraites qui fonctionne sur le principe de répartition. En réduisant la base de ce système, une autre logique par capitalisation va vouloir être créée, comme des fonds de pensions, et cela justifierait que l’on ne distribue plus des salaires, mais des revenus financiers. Les risques sont grands, d’autant plus que la bourse n’augmente plus aujourd’hui.
Un autre danger concerne la réduction du temps de travail. En effet, la RTT a plus ou moins été imposée au gouvernement. Ce n’était pas dans son programme initial. Il s’en est saisi au moment où il avait besoin d’avoir quelque chose dans son programme, mais il l’a appliqué en le vidant de son contenu. Et le risque va être maintenant de vouloir limiter au maximum son extension aux petites entreprises de moins de 20 salariés, c’est en tout cas la volonté du Medef et de Fabius. Le rapport Pisani-Ferry sur le plein-emploi dit explicitement qu’il faut limiter les frais de ce côté-là. On risque de revoir des politiques budgétaires restrictives et des politiques salariales restrictives. Les conditions d’une croissance faible et du retour du chômage risquent alors de revenir comme nous l’avons déjà connu dans les 80 / 90. L’enjeu est très important. Mais il y a un élément nouveau qui est les licenciements dans les entreprises qui font des profits. Les cas de Michelin, Danone, vont modifier les choses assez profondément. Il y a là quelque chose d’ordre moral car aucune justification économique ne tient pour expliquer qu’une entreprise qui se porte bien continue de licencier. Le rapport de forces un peu idéologique devrait être un peu moins défavorable aux salariés. La vraie question est de refuser une certaine logique économique, tout cela ayant des conséquences importantes sur l’emploi.

 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 16 Août 2001 sur AligreFM. Merci d'avance.