Pascale
Fourier : Le sujet abordé ici est l’un
de ceux qui montrent le plus l’influence majeure de l’économie
sur la vie de tous les jours : c’est le sujet du chômage
ou de l’emploi si l’on veut regarder les choses d’une
façon positive. Comment
expliquer la longue descente qu’il y a eu vers le chômage
dans les années 73/79 ? Cela a pu se comprendre lors de crise
pétrolière de ces années là, mais le chômage
a persisté après la crise. Quelles en ont été
les raisons ?
Michel Husson : La
question du chômage est un grand sujet de controverse. Plusieurs
explications concurrentes existent, la mienne
n’étant pas forcément majoritaire ou dominante.
Le point de départ est de considérer que toute société
qui se développe bénéficie de gains de productivité,
c'est à dire que la capacité à produire en un temps
de travail donné une grandeur de richesse de bien ou de service
augmente dans le temps. Cela est plutôt positif, c’est la
base d’un certain progrès économique.
Des choix différents peuvent alors être faits lorsqu’il
s’agit de répartir ces gains de productivité. Il
y a en effet trois manières de les employer :
- La première
est de distribuer du
pouvoir d’achat. Si
l’on produit plus, tous les salariés pourraient en
profiter par une progression de leur pouvoir d’achat. Or on
a vu, dans les années 80, les salaires être pratiquement
gelés.
- La deuxième
façon est de réduire
le temps de travail. Cela a été
la façon de faire historique qui a été appliquée
puisque le temps de travail a pratiquement diminué de moitié
depuis un siècle. Et là encore, cette façon
de répartir les gains de productivité a été
bloquée puisque, après le passage aux 39h en 1982,
le temps de travail n'a pratiquement pas diminué.
- Il y a donc eu un dérapage
au début des années 80 sur la façon dont ces
gains de productivité ont été répartis
et cela au bénéfice de la troisième méthode.
On a pu alors constater une nette augmentation
du profit, la part de
la valeur créée n'étant pas redistribuée
aux bénéfices des salariés. Une telle situation
où la productivité continue d'augmenter sans réduction
du temps de travail a engendré une pression à la baisse
de l'emploi. Cela a modifié le rapport complexe et minutieux
qui existe entre l'évolution de la productivité et
la durée du travail, aboutissant à un nombre d'emplois
insuffisant.
Pascale Fourier :
Comment expliquer également que, malgré la forte progression
du chômage, la production a continué d'augmenter, faisant
croître ainsi la richesse globale du pays par rapport à
la période précédente de plein-emploi ?
Michel Husson :
On peut remarquer deux différences
lorsque l'on compare la période des années 60, où
il y avait un quasi plein-emploi, avec la période de chômage
de ces dernières années.
La première différence paradoxale est la progression rapide
des gains de productivité dans les années 60 sans montée
du chômage. En effet,
la forte croissance s'est traduite notamment par une importante automatisation
des chaînes de production. Cela a entraîné une réduction
du nombre d'ouvriers pour une même production de biens. Mais le
chômage n'a pas augmenté pour autant. On constate alors
que s’il y avait un lien direct entre chômage et progrès
technique, il aurait dû y avoir un chômage cent fois plus
important vue l'augmentation des gains de productivité dans ces
années-là. Or, cela n'a pas été le cas.
La thèse visant à
faire porter les raisons du chômage sur le progrès technique
n'est donc pas valide. On
voit donc le paradoxe qui existe avec les années 80 puisque le
chômage s'est mis à monter alors que le progrès
technique et les gains de productivité progressaient moins vite
que pendant les années 60. Tout cela dépend surtout de
la façon dont les gains de productivité sont répartis
ou utilisés.
L'autre différence est la réduction
du temps de travail sous des formes socialement régressives.
En effet, la croissance ayant continué de se développer,
on est passé à une réduction du temps de travail
pour ne pas se trouver en situation de surproduction. Mais cette réduction
du temps de travail a un caractère régressif et le chômage
en est une forme limite. Il a été décidé
par des procédures compliquées que 10 % de la société
serait inemployable, exclue de l'emploi quasiment par définition.
De nombreuses situations de demi-emploi vont alors être créées.
On va imposer des temps partiels aux femmes, des situations difficiles
aux jeunes avec des contrats à durée déterminée
ou par intermittence. Toutes ces situations qui consistent à
baisser le temps de travail sous des formes socialement régressives
vont être créées parce que l'on refuse la voie équitable
qui est celle du partage des gains de productivité. La forme
de partage des richesses actuellement défendue est défavorable
aux salariés. Le transfert des richesses se fait vers d'autre
utilisation que la masse salariale prise très globalement.
Pascale Fourier
: Mais est-ce que ce transfert des profits vers
les détenteurs de capitaux n'était pas une nécessité
absolue à une certaine période justifiant ainsi le choix
qui a été fait
?
Michel Husson
: Il est important de suivre une variable clé de l’économie
qui est le taux de profit. En effet, au moment
de la crise, la rentabilité baissait. Le partage de la
valeur ajoutée s'est alors transféré au bénéfice
du profit par le biais du passage au chômage ou la baisse des
salaires puisque c’est cela qui était visé. Le prétexte
de la lutte contre l’inflation, c’est-à-dire d’une
montée trop rapide des prix, était alors avancé.
La principale explication économique vient du théorème
de Schmitt dont le contenu consiste à dire que les profits d’aujourd’hui
sont les investissements de demain et les emplois d’après-demain.
Or les profits ayant maintenant été rétablis, on
voit que le taux d’investissement ne monte pas. La proportion
de la valeur ajoutée qu’il y a dans l’investissement
n’augmente pas. Les investissements attendus, devant créer
des emplois nouveaux notamment dans les nouvelles technologies, ne sont
pas faits. Les salaires ont bien baissés mais n’ont pas
permis de faire monter l’investissement.
Pascale Fourier
: Pour synthétiser, on s’est bien
aperçu que le chômage avait augmenté, que le profit
également. Mais les investissements qui devaient être financés
grâce à la hausse des profits n’ont pas été
réalisés. Que s’est-il passé alors ?
Michel Husson
: On constate effectivement que des profits n’ont
pas été investis, et ces profits sont les revenus financiers.
Et cela fait partie des caractéristiques des années
80 : la part des salaires dans la répartition des revenus a baissé,
la part de l’investissement est restée à peu près
égale, et seuls les revenus financiers ont monté. Ces
profits sont distribués aux détenteurs d’actifs
financiers. Le recyclage de ces actifs est assez peu dynamique. On observe
alors une montée des inégalités de revenus. Vous
avez des salariés qui, quand tout va bien, maintiennent leur
pouvoir d’achat. Et les détenteurs de capitaux dont les
revenus augmentent beaucoup plus rapidement au rythme de la croissance
de la bourse et des distributions de dividendes.
Pascale Fourier
: Mais que sont les revenus financiers ?
Michel Husson
: Ce sont principalement les dividendes, les plus values boursière,
les intérêts qui transitent le plus souvent par les banques
et qui sont ensuite reversés aux particuliers. Et c’est,
encore une fois, une partie du profit qui n’est pas investi. J’insiste
car cela est fondamental notamment par rapport à la légitimité
du profit qui lui est investi. C’est
également la clé d’une politique de répartition
alternative En mordant sur cette partie-là, on pourrait augmenter
les salaires sans toucher ce qui doit normalement aller à l’investissement,
l’investissement devant toujours exister.
Pascale Fourier
: Est-ce les revenus financiers réinvestis
dans l’achat d’actions en bourse ne favorisent pas les créations
d’emplois ?
Michel Husson
: Ce point de vue s’apparente à celui décrit par
Malthus qui faisait une apologie des riches. Il disait que la consommation
des riches permet de créer des emplois pour les pauvres. Nous
sommes un peu dans ce système, c’est-à-dire que
la consommation des riches tire la consommation des ménages.
Mais il faut voir également que, dans la consommation des ménages,
la partie qui est liée au salaire dans le revenu des ménages
progresse peu et baisse même en fonction du revenu national. Et
en même temps, la consommation des ménages tire la croissance
bon an mal an, croissance qui n’est pas formidable pour cette
raison-là, mais continue d’augmenter quand même.
Le mystère qui consiste à avoir 0 % de progression de
pouvoir d’achat de la masse salariale et 2 à 3 % de la
consommation ne peut s’expliquer que par le fait qu’il y
a une autre demande non salariale qui tire la consommation. C’est
la fonction de ces inégalités de créer une demande
qui remplace la demande salariale défaillante. Mais malgré
tout, cela crée un rythme de croissance plus bas que ce
qu’il y aurait avec une distribution de la demande salariale.
On y reviendra d’ailleurs car c’est ce que l’on constate
aujourd’hui. Il y a eu en effet un peu plus de croissance grâce
à l’augmentation de la consommation des ménages,
y compris dans la partie salariale.
Pascale Fourier
: Pour continuer alors sur cette voie, quelles en ont été
les raisons de la progression de la croissance et de la diminution du
chômage. Est-ce que la logique s’est inversée, n’y
avait-il plus la volonté de faire des profits, de distribuer
aux riches ?
Michel Husson :
Il y a eu un éloignement de la politique néo-libérale
mise en application au niveau européen dans le cadre du traité
de Maastricht ou d’Amsterdam. On a tourné le dos, sans
vraiment le vouloir, à 2 ou 3 préceptes de base de ce
dogme néo-libéral.
- La première
idée est à prendre en compte dans le contexte de la
surévaluation du dollar par rapport à l’ensemble
des monnaies européennes avant même que l’euro
ne se fasse. Cela a crée une grande surprise lorsque l’on
a constaté la faiblesse de l’euro fasse au dollar.
Il était dès lors curieux de considérer cela
comme un drame puisque cela a donné un véritable coup
de fouet aux exportations de l’ensemble de l’Europe.
C’est un peu l’explication du miracle Jospin. Son arrivée
au pouvoir en juin 97 a coïncidé avec la montée
du dollar de 15% par rapport aux monnaies européennes, dopant
ainsi les exportations européennes. L’abandon des dogmes
consistant à rechercher une monnaie forte a dégagé
des marges de croissance et donc d’emplois importants.
- L’autre aspect,
mis à part la politique budgétaire un peu moins rigide
qu’elle ne l’était auparavant, a été
la création d’emplois liés au passage aux 35
heures. Les formes n’étaient pas parfaites, mais cela
a commencé à jouer sur la création d’emplois.
On constate alors que la part des salaires a cessé de baisser
dans la plupart des pays européens représentant une
inflexion par rapport aux années 80. On voit également
une reprise de la consommation des ménages avec l’assurance
d’un certain dynamisme. C’est dans des cas comme cela
que l’indicateur de confiance des ménages est le meilleur
et que la consommation augmente.
Pascale Fourier
: Pouvons nous aborder maintenant la question du plei- emploi ? Serons-nous
de ce pas allègre dans cette situation dans moins de 10 ans ?
Michel Husson :
Cette question ne pouvait même pas être posée il
y a encore 3, 4 ans. Cela était tout à fait déconsidéré.
Le climat a maintenant changé grâce à la reprise.
Jospin l’a évoqué à l’horizon 2010.
Mais cette orientation a été faite à l’encontre
des orientations réelles de politique économique, le risque
étant le retour des dogmes néo-libéraux en cas
de retournement de conjoncture. Le risque est grand de voir la courbe
du chômage s’inverser à nouveau.
Pascale Fourier
: Quels sont ces dogmes
néo-libéraux ?
Michel Husson :
Le premier est le coût
du travail. En toile de fond,
il y a l’idée que le chômage est lié au fait
que le salaire est trop élevé et décourage l’embauche.
C’est un argument que l’on rencontre partout, qui est fabriqué
par des institutions internationales comme l’OCDE et que l’on
peut entendre encore aujourd’hui malgré le démentis
de ce qui s’est passé sous nos yeux. La logique de nos
contradicteurs va maintenant consister à faire croire, dans tous
les débats sur le taux de chômage d’équilibre,
que l’on avait fait la partie la plus facile, et que l’on
ne peut plus réellement créer de nouveaux emplois sans
baisser les charges, et notamment sur les bas-salaires et les emplois
peu qualifiés.
Pascale Fourier
: Mais n’est-ce pas un bien si les charges
sur les bas-salaires et les emplois peu qualifiés baissent ?
Michel Husson
: D’abord, on ne voit toujours pas venir les emplois par ce biais,
et puis, cela mettrait une logique qui entraînerait
alors un appauvrissement de la Sécurité Sociale et qui
aurait des répercussions sur le système des retraites.
Il y aurait un yisfonctionnement sur le financement des retraites
qui fonctionne sur le principe de répartition. En réduisant
la base de ce système, une autre logique par capitalisation va
vouloir être créée, comme des fonds de pensions,
et cela justifierait que l’on ne distribue plus des salaires,
mais des revenus financiers. Les risques sont grands, d’autant
plus que la bourse n’augmente plus aujourd’hui.
Un autre danger concerne
la réduction du temps de travail.
En effet, la RTT a plus ou moins été imposée
au gouvernement. Ce n’était pas dans son programme initial.
Il s’en est saisi au moment où il avait besoin d’avoir
quelque chose dans son programme, mais il l’a appliqué
en le vidant de son contenu. Et le risque va être maintenant de
vouloir limiter au maximum son extension aux petites entreprises de
moins de 20 salariés, c’est en tout cas la volonté
du Medef et de Fabius. Le rapport Pisani-Ferry sur le plein-emploi dit
explicitement qu’il faut limiter les frais de ce côté-là.
On risque de revoir des politiques budgétaires restrictives et
des politiques salariales restrictives. Les conditions d’une croissance
faible et du retour du chômage risquent alors de revenir comme
nous l’avons déjà connu dans les 80 / 90. L’enjeu
est très important. Mais il y a un élément nouveau
qui est les licenciements dans les entreprises qui font des profits.
Les cas de Michelin, Danone, vont modifier les choses assez profondément.
Il y a là quelque chose d’ordre moral car aucune justification
économique ne tient pour expliquer qu’une entreprise qui
se porte bien continue de licencier. Le rapport de forces un peu idéologique
devrait être un peu moins défavorable aux salariés.
La vraie question est de refuser une certaine logique économique,
tout cela ayant des conséquences importantes sur l’emploi.
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