Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 9 AOUT 2001

Quelles sont les incidences de la mondialisation financière?,

Avec Esther Jeffers,Professeur à l'Université Paris-Nord- auteur d'une thèse sur l’impact des investisseurs institutionnels américains sur la place financière de Paris.

 

Extrait du journal de France-Inter: "Jean Pierre Gaillard, bonjour! Une baisse aujourd’hui...."
Jean Pierre Gaillard : "Oui, une baisse assez importante d’au moins 1,11%. Le CAC à 5146 points dans un marché peu animé puisque le volume des affaires se situe tout juste à 1,5 milliards d’euros. Sur les places européennes , même ambiance, l’Eurostock50 perd 1.25%…"


Pascale Fourier : Cela devrait rappeler quelque chose à beaucoup de gens. Voilà ce que l’on entend sur les ondes depuis environ 15 ans. Il n’est pas de journal radiophonique en particulier dans lequel on ne nous donne pas le cours de la bourse. Celui-ci semble nous être présenté comme le thermomètre de l’économie française, l’indice de sa bonne ou de sa mauvaise santé. Alors j’écoute, je lis les journaux et je m’interroge. Comment faisaient les entreprises pour se financer avant qu’on ne nous serine la nécessité absolue d’attirer les capitaux, étrangers notamment, avant qu’on ne nous menace sans arrêt de la possibilité de leur départ ?

Esther Jeffers : C’est vrai que, depuis la fin des années 1970, le choix a été fait de favoriser l’intégration des entreprises dans le système financier international. Les marchés ont connu depuis un développement spectaculaire. Cette évolution va profondément changer les conditions de financement. Comme vous savez, il y a des agents qui ont des besoins de financement, ce sont surtout les entreprises; il y a des agents qui ont des capacités de financement, ce sont par exemple les ménages. Donc, ce développement spectaculaire des marchés financiers va changer les conditions de financement des entreprises et des Etats, mais ils vont aussi changer la mobilité, par exemple, les conditions de placement de l’épargne des ménages. Avant cela, c’était les banques qui prêtaient aux entreprises.

Pascale Fourier : Qu’est-ce qui explique que nous sommes passés d’un recours aux capitaux empruntés aux banques à des capitaux empruntés sur les marchés ?

Esther Jeffers : Le choix a été fait de développer ces marchés financiers. Cela entraînera une baisse du crédit bancaire pour le financement des entreprises, mais ne va pas pour autant faire disparaître le rôle des banques. Celui-ci va se modifier, leur rôle de créancier va se réduire au profit d’autres services comme celui par exemple de donner accès au marché.
L’une des raisons de ce choix est de mettre en concurrence les différents modes de financement, et cela va peser sur les entreprises en obligeant les conditions de crédits à s’aligner sur le marché. Sur ce plan-là, les banques proposeront des conditions plus favorables que par le passé.


Pascale Fourier : L'appel aux capitaux à travers le marché permettrait une meilleure allocation des financements ... , c'est du moins ce que pensent les libéraux.

Esther Jeffers : Oui, bien sûr. Le marché est supposé favoriser une meilleure allocation des ressources, permettre que les ressources aillent aux entreprises pour les projets les plus intéressants, les plus rentables. Mais cela entraîne un autre type de contrôle sur les entreprises.
• Dans le système du crédit bancaire, ce sera la banque qui, avant d’accorder un prêt à une entreprise, va regarder le bilan de l’entreprise, s’occuper de sa solvabilité, de se poser des questions sur la qualité de l’entreprise, de son projet, de son taux d’endettement.
• Par les marchés financiers, le contrôle va être tout à fait différent. D’abord, cela va mettre les banques en difficulté à cause de la baisse des taux de prêts; d’autre part, la bourse va jouer alors un double rôle, le premier serait que la bourse doit fournir une évaluation publique de l’entreprise. Si par exemple une entreprise est bien évaluée, bien appréciée, le cours de ses actions monte.

Pascale Fourier : Le fait que ce soit public change par rapport au moment où l’appel des capitaux se faisait essentiellement par la banque?

Esther Jeffers : Oui. On va avoir des exigences de demande d’informations et de transparence auprès des entreprises qui va être accru.
• Les banques cherchaient des informations sur les entreprises pour essayer d’être sûres de se préserver, de prêter dans de bonnes conditions. Les banques avaient des relations suivies avec les entreprises, des relations à long terme. Elles gardaient surtout secrètes les informations qu’elles détenaient sur les entreprises car leurs fonds de commerce en dépendaient. Toutes ces informations lui permettaient de juger si son client était un bon ou un mauvais emprunteur.
• Dans les marchés boursiers, c’est tout le contraire qui se passe. Les investisseurs ne veulent pas entrer dans la gestion quotidienne des entreprises. Ils veulent que les informations arrivent sur des lieux d’évaluation publique, qu’elles arrivent sur les marchés, et surtout qu’elles soient dans une norme, dans un format qui soit compréhensible, qu’ils leurs permette de faire des comparaisons, et de juger rapidement.

Pascale Fourier : Donc l’appel à la Bourse est tout à fait positif ?

Esther Jeffers : Cela dépend pour qui, évidement. C’est vrai pour un investisseur qui est alors en mesure d’évaluer rapidement l’entreprise, à condition bien sûr que l’information fournie soit un bon mode de jugement, un bon critère d’évaluation de l’entreprise, ce qui n’est pas toujours le cas. On voit bien qu’il y a des entreprises qui peuvent faire des profits et être chahutées en bourse ou opérer des licenciements. Inversement, le cas des nouvelles technologies montre que des entreprises qui ne faisaient pas de bénéfices pendant toute une période ont pourtant vu leurs actions monter en bourse et atteignaient à des niveaux astronomiques jamais vus auparavant. Donc, transparence, tout dépend des critères qui sont utilisés. Rien n’est moins sûr que les indicateurs utilisés soient des bons critères d’évaluation et donnent un bon jugement de la santé de l’entreprise... Je crois que ce n’est pas tout à fait le cas. Je crois qu’il faut voir aussi ce que veut dire transparence. Est-ce que la transparence change quelque chose au sort des licenciés? Est-ce qu'apprendre un plan de licenciement par le Wall Street Journal avant même que le comité d’entreprise ne soit informé, est-ce que cette transparence-là change le sort des salariés de l’entreprise? On peut se poser la question.


Pascale Fourier : L’un des derniers mots que vous avez utilisés est le mot "licenciement". Je ne comprends pas toujours très bien ce que je lis dans les journaux, et ces derniers temps, il y a eu des vagues de licenciements qu’on a appelés "licenciements boursiers". On met en rapport les entreprises qui ont fait appel à la Bourse, les exigences que cela a impliqué, et les licenciements.... Pourriez-vous me parler un peu de tout cela? Je crois que ceux que l’on appelle les investisseurs institutionnels, les fameux « zinzins », sont concernés dans ces problèmes...

Esther Jeffers : Je crois qu’il est tout à fait légitime et normal que l’on s’interroge lorsque des entreprises qui font des profits et, simultanément, font de plans de licenciements. On se demande alors pourquoi, comment, est-ce qu’il n’y a pas d’autres possibilités ?
D’ailleurs je regardais un numéro de l’Expansion en venant à l’émission et je trouvais que c’était très ironique. Cela fait 6 ou 7 ans que l’Expansion publie le palmarès des entreprises qui sont créatrices de valeurs actionnariales, c’est-à-dire les entreprises qui vont créées de la valeur, de la richesse pour leurs actionnaires. Ce palmarès vient d’être publié et je m’aperçois que, par exemple, Alcatel est en deuxième position pour la création nette de richesse actionnariale avec 207 milliards de francs qui ont été créés en 2000 pour les actionnaires et une variation de plus de 107% , pour vous rendre compte un petit peu. Et je trouvais ironique que dans la même semaine quasiment, le PDG d’Alcatel faisait l’annonce d’un plan de restructuration dans lequel il annonçait se débarrasser de la moitié de la centaine d’entreprises qu’ils ont dans le monde, représentant à peu près 13 500 salariés sur les 110 000 que compte le groupe, avec le souhait qu'Alcatel devienne comme une société financière. Elle deviendrait une entreprise sans usines. Elle délèguerait et elle confierait à la sous-traitance la gestion de la production, le soin d’abaisser les salaires, de flexibiliser, d’employer des intérimaires, des CDD.
Je trouve donc que c’est tout à fait normal et légitime de se poser la question de savoir ce qui se passe. Pourquoi d ‘un côté une entreprise crée de la richesse pour les actionnaires et de l’autre côté, il faut qu’elle cède la moitié de ses usines à travers le monde et qu’elle externalise, comme on dit, les activités...?

Pascale Fourier : Justement, y a-t-il un lien intrinsèque entre faire appel à la Bourse et procéder à des licenciements?

Esther Jeffers : Oui, tout à fait. Cette création de la valeur pour l’actionnaire répond à une exigence de rendements sur fonds propres, qui pousse les entreprises à rendre toujours plus rentables les activités qu’elles ont. Ainsi, une entreprise peut faire du profit,- mais un profit qui ne soit pas à la hauteur de la norme qui est exigée par le marché et par les actionnaires-, et du coup licencier...
Ce sont les exigences des actionnaires qui déterminent les choix. Les entreprises peuvent même avoir recours à des procédés artificiels pour faire monter le cours en bourse! Par exemple les programmes de rachat d’actions : les entreprises rachètent massivement leurs actions pour faire monter mécaniquement, artificiellement et le cours en bourse et les dividendes qui seront redistribués pour chaque action qui seront attachés puisqu’il y aura moins d’actions sur le marché. Et cette exigence est due aux actionnaires qui ne sont pas vous et moi, ce sont les actionnaires qui peuvent peser, essentiellement les investisseurs institutionnels...

Pascale Fourier : Qu’est-ce que veut dire les "investisseurs institutionnels" ?

Esther Jeffers : Ils sont constitués principalement des fonds de pensions, les caisses de retraites, les OPCVM, c'est-à-dire les Mutual Funds et leurs équivalents français qui sont les SICAV, les FCP. Ces gestionnaires de fonds sont en mesure aujourd’hui de peser par rapport aux dirigeants des entreprises. Si les actionnaires ne sont pas contents, des actionnaires potentiels qui ont l’intention de prendre le contrôle peuvent lancer une offre publique d’achat (OPA) hostile et essayer de prendre le contrôle de l’entreprise, quitte à changer à ce moment-là la direction et à opérer un certain nombre de changements pour obtenir ce qu’ils souhaitent. D’où la menace qui pèse sur les dirigeants des entreprises qui sont obligés de satisfaire ces demandes des actionnaires.

Pascale Fourier : Les pauvres....

Esther Jeffers : C’est pour ça qu’il existe les stocks options pour lier le sort des dirigeants à celui des actionnaires...

Pascale Fourier : Quand on parle des exigences des fonds institutionnels, on peut se dire qu’ils peuvent avoir ces exigences puisqu’ils prêtent de l’argent et qu’il faut bien qu’ils soient rétribués pour cela? N’est-ce pas normal ?

Esther Jeffers : Le mécanisme que je vous décris ne correspond pas à la rétribution juste parce que vous savez bien qu'on lie toujours la rentabilité à un risque pris. Il y a un couple rentabilité/risque. Lorsqu’un risque est pris, il doit être rémunéré à une certaine hauteur. Mais ce dont je vous parle est la création de la valeur actionnariale, ce n’est pas tout à fait la même chose et surtout, c’est le mécanisme de financiarisation des entreprises qui s’est inversé.
Auparavant, c’était l’investisseur qui prenait un risque lorsqu’il investissait ses fonds dans une entreprise donnée. Si le projet de cette entreprise s’avère fructueux et bénéfique, il va récupérer une rentabilité qui est liée au risque qu’il a pris.
Actuellement, avec cette exigence de rendement de retour sur investissement au préalable, l’actionnaire exige une rentabilité avant même d’avoir investi. Ce n’est plus après qu’il a pris le risque, c’est avant même qu’il a investi!! La variable d’ajustement pour l’entreprise à ce moment-là, ce sera la flexibilité, les salaires. C’est pour cela que l’on assiste actuellement à la flexibilité dans les entreprises. La partie variable des rémunérations dans les entreprises est de plus en plus importante sous formes de CDD ou autres. On reporte sur les salariés ce risque, qui est reporté de l’actionnaire vers l’entreprise, puis de l’entreprise vers les salariés.

Pascale Fourier : Vous êtes en train de dire que les actionnaires refusent d’assumer les choix qu’ils ont fait, les décisions qu’ils ont prises ?

Esther Jeffers : Normalement, la rentabilité rémunère un risque. Or, ce risque est reporté aujourd’hui sur les salariés qui ne sont pas rémunérés pour ce risque qu’ils prennent. Ils en pâtissent sur la partie variable dans leur salaire, ou avec l’annualisation de leur temps de travail, ou par les conditions difficiles des conditions de travail des sous-traitants également, qui ne sont pas en mesure eux-mêmes de reporter sur d’autres les risques pris.

Pascale Fourier : On a dit jusqu’à présent que les fonds de pensions étaient essentiellement étrangers. Est-ce le cas ?

Esther Jeffers : Pour les grandes entreprises cotées du CAC 40, on considère qu’il y a, à peu près, 36 à 40% de ces entreprises qui sont détenues par des investisseurs institutionnels non résidants. Essentiellement des fonds de pensions, des Mutuals Funds ou autres. Mais je ne sais pas si l’origine des fonds fait un grand changement. C’est surtout le fait qu’il y ait une financiarisation des entreprises qui est important.

Pascale Fourier : Mais on a évoqué à un moment de créer des fonds de pensions à la Française, avec l’idée d’apporter des financements français aux entreprises françaises. Cela devait apporter quelque chose de positif à notre économie et en particulier vis-à-vis des salariés...

Esther Jeffers : Je ne pense que cela change quoi que ce soit fondamentalement au problème. Ce n’est pas la nationalité des fonds de pensions ou des investisseurs institutionnels qui font qu’ils se comportent d’une certaine manière. La mondialisation est réelle aujourd’hui, les normes sont internationales et je pense que si nous avions des fonds de pensions en France, ils se comporteraient exactement de la même manière. Il y a la concurrence, il y a des comparaisons des benchmarks, ce que l’on appelle des comparaisons par rapport à des normes qui sont établies et les gestionnaires sont obligés d’être à la hauteur de ces normes-là. On dit que les fonds de pensions, c’est à long terme, ce sont les retraites, ils ne vont pas partir. Mais on voit très bien la méthode de gestion financière qui est là. Très souvent, ces fonds de pensions vont déléguer une partie de la gestion de leurs fonds à des gestionnaires externes. Vue la concurrence qu’ils se font entre eux et vue la comparaison à très court terme qu’ils se font tous les trois mois, ils sont obligés d’avoir un taux de rotation beaucoup plus important pour être à la hauteur de ces normes- là.

Pascale Fourier : On entend dire parfois qu’il n’est pas du tout vrai que les investisseurs institutionnels ont une vision à court terme. Vous qui les avez étudiés, vous nous mettez en garde contre cet argument ?

Esther Jeffers : Je crois que les gestionnaires externes, notamment ceux des sociétés d’investissements reconnaissent qu’ils sont obligés de gérer et de vendre très rapidement à cause de la concurrence très importante entre ces gestionnaires. La comparaison, le choix et la sélection de ces gestionnaires se font par rapport à leurs performances et les obligent à du court- termisme pour être à la hauteur des autres et donc à avoir un taux de rotation très important pour ne pas perdre une partie de leur clientèle.

Pascale Fourier : On va donc avoir pas mal de Petits Lus qui iront se faire grignoter ailleurs ?

Esther Jeffers : Je pense qu’il faut que la conscience de tous les citoyens prenne en charge ce problème, réfléchissent au type de société dans laquelle on vit et quels types de solutions on peut essayer de trouver pour que les licenciements ne soient pas annoncés dans des journaux financiers anglo-saxons mais que, par exemple, les comités d’entreprises aient un pouvoir de discuter de ces plans-là et de faire quelque chose par rapport à ces licenciements-là. Cela renvoie à une question qui est celle de tout le monde.;;;; on n'a pas besoin d’être un économiste pour avoir une réflexion sur cette question-là! Les salariés des entreprises, les syndicalistes, les associations sont tout à fait des lieux privilégiés de discussions pour essayer de trouver des solutions, d’avancer pour empêcher que cela se passe de cette manière-là.

Pascale Fourier : Il faudra donc que l’on réfléchisse à un monde meilleur à très brève échéance.

 



 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 9 Août 2001 sur AligreFM. Merci d'avance.