Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 25 OCTOBRE 2002

Transactions financières, spéculation et taxe Tobin...

Avec Bruno Jetin, Maître de conférences à l'Université de Paris-Nord I.

 

Pascale Fourier : Il y a vraiment un sujet que je ne comprends pas du tout, c’est celui de la monnaie. Je suis allé voir Bruno Jetin, maître de conférences à Paris, pour l’interroger sur la taxe Tobin. Au détour de ses explications, nous allons approfondir nos connaissances sur la monnaie. La taxe Tobin s’applique-t-elle à tous les échanges ? S’applique-t-elle lorsqu’une entreprise investit dans un autre pays ?

Bruno Jetin : La taxe Tobin que je préfère appeler taxe sur les transactions de change, a pour objectif de taxer toutes les transactions d’une monnaie dans une autre monnaie, que ce soit, par exemple, lorsque l’on transforme des euros en des dollars, des euros en des yens, des livres sterling en dollars, etc. Comment cela se passe-t-il concrètement ? Si l’on veut acheter des dollars, on doit vendre des euros quand on est citoyen de l’Union Européenne. On vend donc des euros et, en échange, on achète des dollars. L’idée est que, au moment où on vend les euros, une taxe relativement faible de 0,1% soit prélevée. Dit comme ça, cela paraît un peu effrayant parce qu’on se dit : « Mais si je pars en vacances, l’année prochaine, à l’étranger, déjà cela coûte cher parce que les banques prélèvent des commissions importantes, il va falloir que je paye en plus une taxe supplémentaire ? » Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que la taxe sur les transactions de change ne vise pas du tout les particuliers. L’échange qu’on fait si on part en vacances en Thaïlande, par exemple, ne représente même pas une goutte d’eau dans l’océan du marché des changes mondial. La taxe sur les transactions de change ne s’intéresse qu’à ce qu’on pourrait appeler « le marché de gros ». Ce marché des changes en gros ne concerne que les grandes entreprises, les firmes multinationales, les grandes institutions financières comme les compagnies d’assurances, les fonds spéculatifs, les fonds mutuels qu’on appelle les SICAV en France ou bien les grandes banques qui sont aussi des firmes multinationales. Ce sont ces transactions-là, réalisées par ces grandes entreprises, qui sont visées par la taxe Tobin, ce qu’on appelle « le marché des changes en gros ». Il est appelé comme cela car les montants de monnaie qui sont échangés sont gigantesques. Par exemple, aux Etats-Unis, les transactions de change ont, en moyenne, une valeur de 15 millions de dollars. Il y a quand même peu de particuliers qui partent en vacances à l’étranger en changeant une somme pareille, sauf, peut-être, Chirac, lorsqu’il va en vacances à l’île Maurice.

Pascale Fourier : Qu’est-ce qui motive les entreprises à acheter des dollars par exemple ?

Bruno Jetin : Les entreprises achètent des dollars pour des raisons commerciales quand se sont des entreprises productives. Par exemple, une entreprise française qui importe des produits américains pour les vendre en France va convertir des euros en dollars pour pouvoir régler sa facture à son fournisseur américain. Ce dernier demande le plus souvent à être payé en dollars. L’entreprise française doit donc acheter des dollars en vendant des euros. L’idée est, à ce moment-là, de taxer ce type de transaction de change. A l’inverse, une entreprise française qui vend des produits aux Etats-Unis, qui a exporté du camembert, par exemple, va recevoir des dollars ou peut demander à ses clients américains de lui fournir des euros. Si ce sont les Américains qui fournissent directement les euros, ce sont eux qui font la transaction de change. Si les clients américains décident de payer en dollars, c’est l’entreprise française qui exporte aux Etats-Unis qui reçoit les dollars et qui va les convertir en euros.

Pascale Fourier : Qu’est-ce qui va décider une entreprise à vouloir être payée plutôt en dollars ou plutôt en euros?

Bruno Jetin : Cela dépend en général des accords entre une entreprise et ses clients. Cela peut-être variable. S’il s’agit d’une entreprise française multinationale qui utilise beaucoup de dollars pour d’autres activités, en Asie par exemple, elle peut alors demander à être payée en dollars, parce qu’elle aura besoin de ces dollars ailleurs. S’il s’agit d’une petite entreprise française qui a peu d’activité internationale, elle va peut-être préférer recevoir des euros. Mais, ce qui est important de comprendre derrière la question de savoir si ces entreprises préfèrent être payées en euros ou en dollars, c’est le risque de change. Prenons comme exemple le cas d’une entreprise française qui prévoit d’être payée en dollars alors que le dollar vaut un euro mais qui, au moment d’être effectivement payée se trouve avec une valeur du dollar égale à 0,75 euro : elle va perdre de l’argent. En effet, au moment où elle va convertir ses dollars en euros, elle obtiendra moins d’euros que ce qu’elle avait initialement prévu. C’est cela qu’on appelle un risque de change, c'est-à-dire un risque de dévalorisation, de perte de valeur de la monnaie que l’on reçoit. Toutes les entreprises multinationales, et plus largement, tous les investisseurs financiers ont peur du risque de change et cherchent à l’éviter. L’idéal pour eux est que le risque de change soit assumé par d’autres. Si, par exemple, une entreprise française vend des produits français aux États-Unis et qu’elle demande à être payée en euros, ce sont les clients américains qui vont devoir convertir des dollars en euros. Donc si le dollar perd de sa valeur vis-à-vis de l’euro, ce sont les clients américains qui supportent la perte, le risque de change. Tandis que si l’entreprise française se fait payer en dollars, c’est elle qui subit la perte dans le cas où le dollar perd de sa valeur. En dehors des entreprises, les grosses fortunes mondiales par exemple, lorsqu’elles décident d’investir dans un pays, cherchent à investir dans un pays dont la monnaie est sûre, c'est-à-dire qui est soit relativement stable, soit qui s’apprécie ,de façon à ne pas perdre de l’argent en mettant leur fortune dans un pays où la monnaie est en train de se dévaloriser à toute vitesse. Par exemple, aucune grosse fortune dans le monde n’a investi en Argentine dans les semaines récentes parce que le Peso argentin s’est énormément dévalorisé vis-à-vis du dollar. A l’heure actuelle, au Brésil, il y a peu d’investisseurs étrangers parce que le Réal, la monnaie brésilienne, s’est fortement dévalorisée par rapport au dollar américain et parce que les grosses fortunes brésiliennes font sortir leur argent du Brésil pour le placer en dollars, en euros ou en francs suisses qui sont des monnaies fortes.

Pascale Fourier : Cela fonctionne alors comme n’importe quelle autre marchandise, la monnaie. Plus il y a de gens qui demandent une monnaie, plus elle vaut cher, et moins il y a de gens qui la demande et moins elle vaut quelque chose ?

Bruno Jetin : Exactement! Toutes les monnaies ont un prix, et ce prix est déterminé sur un marché par confrontation de l’offre et de la demande de la même façon que le prix du pétrole, le prix des bananes ou le prix de n’importe quelle marchandise. C’est la confrontation de l’offre et de la demande à un jour donné, et même à une heure et une minute donnée qui détermine le prix d’une monnaie par rapport à une autre monnaie. C’est un problème d’ailleurs parce que les monnaies ne devraient pas être des marchandises! Ce ne sont pas des biens privés comme le pétrole, le vin ou les automobiles. Les monnaies sont aussi au fondement de l’existence des pays, des nations. Les monnaies ont une histoire. Elles sont héritières de la tradition historique d’un pays. Et elles sont utilisées par tous les citoyens d’un pays. On peut donc dire, d’une certaine façon, que ce sont des biens publics au même titre que la culture, l’éducation, la justice. Tout cela appartient à tous ceux qui vivent dans un pays. Ce qui s’est passé depuis les années 1970, c’est que petit à petit, les monnaies se sont privatisées. Elles sont devenues des objets de spéculation alors qu’autrefois, ce n’était pas le cas.

Pascale Fourier : Il n’y a pas toujours eu un prix de monnaies fluctuant les unes par rapport aux autres ?

Bruno Jetin : Si on remonte très loin dans l’Histoire, c'est-à-dire au Moyen-Age puis, ensuite, au début du capitalisme, après la révolution industrielle, le prix des monnaies était déjà flottant. Le taux de change, c'est-à-dire le prix d’une monnaie par rapport à une autre, variait plus ou moins fortement. Mais dans l’histoire récente, après la seconde guerre mondiale, la période qui va de 1944 à 1971 est l’époque où un système international digne de ce nom existait. On l’a appelé le système de Bretton Woods, du nom d’une petite ville au New Hampshire, aux Etats-Unis, où les accords ont été signés entre les puissances alliées victorieuses de la seconde guerre mondiale. Pendant cette période, les taux de change étaient fixes. Entre 1944 et 1971, on a créé un système où on avait décidé que le prix d’une monnaie par rapport à une autre monnaie devait rester fixe ou quasi fixe. Pourquoi est-ce que les pays riches de l’époque avait pris cette décision ? C’était parce qu’ils avaient tiré les leçons de la grande crise des années 1930 où la finance avait montré son pouvoir déstabilisateur pouvant provoquer des crises économiques graves. Par réaction, à cette époque, on avait décidé de museler la finance. Ce n’était pas seulement les monnaies qui étaient fixes, mais il n’y avait pas, entre 1944 et 1971, de liberté totale de circulation des capitaux. Les Etats-Unis et les principaux pays d’Europe avaient établi un système de contrôle des capitaux qui empêchaient les capitaux de sortir librement pour aller s’investir dans un autre pays comme c’est le cas aujourd’hui. Cela m’amène à faire le lien, à nouveau, avec le taux de change. Que se passe-t-il quand il y a une fuite des capitaux, comme c’est le cas aujourd’hui au Brésil? Au Brésil, ceux qui détiennent des capitaux importants dans la monnaie brésilienne, c'est-à-dire le réal, vont vendre ces capitaux, vendre du réal pour acheter du dollar, de l’euro ou du franc suisse. Au fur et à mesure qu’ils vendent de plus en plus de réal, le prix du réal va baisser. C’est la loi de l’offre et de la demande. Le prix du dollar va augmenter. Donc la monnaie brésilienne perd de plus en plus rapidement de sa valeur au fur et à mesure qu’il y a une fuite des capitaux. D’où le choix suivant : soit on décide d’empêcher les fuites de capitaux par un système de contrôle des capitaux, de contrôle des changes et d’en faire une règle permanente, soit on laisse faire. Durant la période du système de Breton Woods, de 1944 à 1971, on avait opté pour un système de contrôle des capitaux généralisé. Il y avait quand même la possibilité pour des américains d’investir en Europe etc. mais beaucoup moins qu’aujourd’hui. A cette époque là, les taux de change étaient relativement stables. Il y avait très peu de possibilités de spéculer sur les monnaies puisque, par définition, les prix des monnaies les uns vis-à-vis des autres étaient fixes ou quasi fixes. Avec la disparition du système de Breton Woods en 1971, les taux de change sont devenus flottants. C'est-à-dire qu’aujourd’hui, le taux de change de l’euro vis-à-vis du dollar change de minute en minute et on pourrait même dire de seconde en seconde. Il en est ainsi pour toutes les monnaies du monde ou pratiquement. Depuis les années 1980, on a décidé de parachever si je puis dire le mouvement en libéralisant presque complètement la circulation des capitaux. Cela fait que nous sommes dans un monde où les personnes n’ont pas le droit de circuler librement d’un pays à l’autre puisqu’il y a tous ces contrôles aux frontières qui empêchent l’immigration, qui empêchent un habitant des Caraïbes de venir visiter la France. Mais par contre, les capitaux ont le droit de circuler pratiquement sans contrôle aux frontières.

Pascale Fourier : Quand vous parlez de la fuite des capitaux au Brésil, à qui tous ces réals sont-ils vendus ?

Bruno Jetin : Il y a un certain nombre d’entreprises qui commercent avec le Brésil, qui ont besoin de réals et sont donc prêtes à en acheter. Il y a également des investisseurs financiers qui décident de prendre le risque d’investir au Brésil en achetant du réal parce qu’ils attendent une rémunération de leurs investissements au Brésil tellement élevée que cela compensera ce qu’ils perdent avec la dévalorisation du réal. Ce sont des investisseurs qui spéculent en temps que tels. C'est-à-dire qu’ils prennent un risque délibéré dans l’espoir d’en tirer un profit. On peut donner cette définition de la spéculation : spéculer, c’est prendre un risque pour en faire un profit et on espère que le profit vaut la peine de prendre le risque. Mais si le réal se dévalorise à grande vitesse, c’est quand même qu’il y a plus d’investisseurs qui vendent du réal que d’investisseurs qui décident de l’acheter. Sinon, il n’y aurait pas de dévalorisation du réal. Par ailleurs, ceux qui achètent du réal peuvent le revendre la minute suivante. Ils ne vont pas le garder longtemps.

Pascale Fourier : Est-ce un peu cela la spéculation : une espèce de mouvement de va et vient permanent jouant sur les taux de change ? Est-ce que cela fonctionne comme si on revendait son appartement après avoir fait une plus-value ?

Bruno Jetin : C’est la même chose sur le principe. Sauf que lorsqu’on achète un appartement pour y vivre en espérant le revendre, quelques années plus tard, à un prix plus élevé, on peut, certes, dire qu’on spécule, mais la différence principale avec la véritable spéculation, c’est la durée entre l’achat et la revente. Entretemps, on aura vécu dans l’appartement et si, le jour où on veut le revendre, son prix est plus élevé, tant mieux. On n’a pas acheté l’appartement sans avoir l’intention d’y vivre et uniquement pour le revendre plus cher, ce que font ceux qui spéculent vraiment. Ils achètent quelque chose dont ils n’ont absolument pas besoin, uniquement dans l’espoir de le revendre plus cher. C’est la forme la plus simple de spéculation. Ils vont donc acheter du dollar par exemple en vendant du réal en se disant : "Le dollar va s’apprécier, le réal va se déprécier". Une fois que la hausse du dollar a eu lieu, je peux revendre du dollar et obtenir plus de réal qu’auparavant. Là, cela peut être rentable. C’est la même chose pour le pétrole, pour les matières premières. D’une façon générale, pour bien spéculer, il faut acheter quelque chose avant que son prix n’augmente pour le revendre au moment où son prix est le plus haut possible. Mais on peut faire l’inverse. C'est-à-dire acheter au moment où le prix est le plus bas possible et le revendre ensuite. Il y a beaucoup de formes de spéculation différentes. Depuis le crack financier récent, on a beaucoup parlé du principe de la vente à terme. Prenons un exemple. Aujourd’hui, tout le monde sait que les actions de France-Telecom ou Vivendi Universal se sont écroulées. Prenons un chiffre au hasard. Supposons qu’il y a un mois, un spéculateur avisé se dit que le prix de l’action France-Telecom vaut 100 euros, « j’ai la conviction personnelle qu’à la fin du mois, l’action ne vaudra plus que 80 euros ». Ce spéculateur va essayer de trouver des gens sur le marché pour leur dire la chose suivante : je m’engage à vous vendre l’action France-Telecom qui aujourd’hui vaut 100 au prix de 90 euros dans un mois. Il trouve des acheteurs. Un mois plus tard, si le spéculateur a raison, qu’est-ce qui va se passer ? L’action ne vaudra plus que 80 euros, mais il aura un acheteur pour 90 euros. Donc un mois plus tard, il va acheter l’action de France-Telecom 80 euros et le jour-même et peut-être même la minute suivante, il la revend au prix de 90 euros. Il empoche un gain de 10 euros par action France-Telecom. La beauté de la spéculation, si je puis dire, c’est que ce spéculateur ne possède pas d’actions France-Telecom au départ. Il n’a même pas besoin de les détenir. Il lui suffit d’avoir raison, ce qui n’est quand même pas facile, et un mois plus tard, de les acheter au prix de 80 pour les revendre à 90. Sur les monnaies, on peut faire exactement la même chose. C’est aussi le cas sur le pétrole. C’est le cas également pour le cacao par exemple, qui est l’un des premiers produits exportés par la cote d’ivoire et donc une recette d’exportation très importante pour la cote d’ivoire. Aujourd’hui, ce type de pratique est tellement déstabilisateur que certaines autorités financières, c'est-à-dire des ministres des finances ou des commissions de régulation de bourse se posent la question d’interdire ce type de pratique. C’est tout à fait légal.

Pascale Fourier : La taxe Tobin ne serait pas une forme d’interdiction, mais une régulation de ce système-là...

Bruno Jetin : Je rappelle que la taxe Tobin ne concerne que la spéculation sur les monnaies, mais on pourrait très bien l’étendre à la spéculation sur les actions, les obligations privées ou les obligations des Etats, sur tout ce qui est vendu ou acheté à la bourse d’une façon générale. Elle a pour principe d’essayer de confisquer le profit qu’un spéculateur envisage de faire. Pour reprendre l’exemple précédent, si un spéculateur envisage de réaliser un gain spéculatif de 10 euros en achetant une action de France-Telecom 80 euros et en la revendant 90, le but sera d’instaurer une taxe qui va lui prendre les 10 euros de profit qu’il réalise, et de l’annoncer par avance de façon à ce que ce spéculateur soit dissuadé de le faire. Aujourd’hui, les partisans de la taxe Tobin ont actualisé la proposition initiale de James Tobin datant de 1972, c’est-à-dire un an après l’éclatement du système de Breton Woods, de façon à l’adapter au contexte de la mondialisation financière moderne. Autrement dit, lorsque la spéculation est faible sur une monnaie, on se contente d’une taxe à un faible taux. Par contre, lorsque la spéculation devient tellement forte qu’une monnaie commence à se dévaloriser à grande vitesse et franchit un certain seuil qu’on a fixé au préalable, on adopte à ce moment-là un taux de taxation très élevé : 50%, 80% et personnellement, je suis partisan d’un taux de 100%. Qu’est-ce que veut dire un impôt de 100% ? Je crois que les auditeurs peuvent comprendre très facilement. Cela veut dire que l’on confisque tout. On prend l’intégralité du profit réalisé par le spéculateur, en l’occurrence, les 10 euros que j’évoquais tout à l’heure.

 

 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 25 Octobre 2002 sur AligreFM. Merci d'avance.