Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 1° NOVEMBRE 2002

Transactions financières, spéculation et Taxe Tobin 2/2.

Avec Bruno Jetin, maître de conférences à l'Université de Paris-Nord.

 

Pascale Fourier : Ce que j’aime bien dans cette économiste, c’est sa volonté farouche d’expliquer clairement, simplement, en se mettant à notre portée, en prenant le temps de nous expliquer des sujets pourtant pas vraiment simples. Vous souvenez-vous ce que nous avait expliqué Bruno Jetin dans l’émission précédente ? Il nous avait dit comment fonctionnait le marché des monnaies et en quoi consistait la spéculation. Si je résume, la spéculation, c’est  acheter quelque chose dont on n'a pas spécifiquement besoin dans le but de le revendre en faisant une plus-value. Et ça, c'est possible de le faire aussi avec des monnaies. Cette deuxième émission est plus spécifiquement orientée cette fois sur la spéculation et la taxe Tobin.

Bruno Jetin, je ne vois pas comment on peut être d’accord avec la spéculation ? Pourquoi il n'est pas interdit de spéculer tout de suite?


Bruno Jetin : Pourquoi n’est-il pas interdit de spéculer ? Parce que certains économistes, et pour dire les choses simplement, les économistes libéraux, défendent l’idée que la spéculation est utile.
C’est une première chose que je développerai. La deuxième chose, c’est que les spéculateurs gagnent énormément d’argent. Ils peuvent aussi en perdrent beaucoup, mais l’un dans l’autre, ils en gagnent énormément. Ils défendent donc, becs et ongles, le droit à spéculer.

Qui spécule ? On a toujours l’idée, malheureusement trop naïve, que les spéculateurs sont un groupe de voyous clairement identifiables que l’on pourrait réprimer facilement. Or en fait, en dehors des particuliers (on pourrait aussi discuter des particuliers), tout le monde spécule: les banques spéculent, les compagnies d’assurances spéculent, les fonds d’investissements spéculent, les entreprises productives spéculent. Et tous ces agents économiques veulent continuer de pouvoir spéculer.

Je reviens à l’idée initiale défendue par les économistes libéraux sur l’utilité de la spéculation: il y a deux types d’arguments qui sont avancés.

Le premier argument est de dire que la spéculation a (ou aurait, parce que je n'y crois pas du tout) des vertus stabilisatrices, c'est-à-dire qu’au lieu de déstabiliser les marchés financiers, elle stabiliserait les marchés financiers. Qu’est-ce qui permet aux libéraux de dire cela ? C’est notamment Milton Friedman, le pape du monétarisme qui s’est rendu célèbre par un article en 1953, qui dit la chose suivante : ceux qui investissent à la bourse connaissent le juste prix d’une action, d’une obligation ou d’une monnaie. Ce juste prix serait ce qu’il a appelé un prix d’équilibre. Il existerait donc une sorte de prix d’équilibre que tous les investisseurs connaissent parce qu’ils connaissent la théorie économique orthodoxe qui leur permet de le calculer, résultant de la confrontation de l’offre et de la demande. En théorie, connaissant ce prix, si un jour on voit une monnaie en-dessous du prix d’équilibre, que vont faire tous les spéculateurs ? Ils vont tous acheter cette monnaie parce qu’ils savent que tôt ou tard, le prix ne peut qu’augmenter pour rejoindre le prix d’équilibre. C'est donc un premier exemple de stabilisation : ramener l’écart à zéro. Si à l’inverse, on constate que le prix d’une monnaie est au- dessus de son prix d’équilibre, tous les investisseurs se disent : le prix de cette monnaie ne peut que diminuer dans les jours à venir, j’ai donc intérêt à anticiper cette diminution en vendant tout de suite. Et comme tous les spéculateurs font le même raisonnement, ils vendent tous immédiatement la monnaie qui retourne à son prix d’équilibre. Mais, dans la réalité, cette théorie est fausse parce que le prix d’équilibre n’existe pas et que les investisseurs sont tout à fait incapables de déterminer ce genre de prix. En général, tous ceux qui investissent à la bourse ont tendance à exagérer les bonnes et les mauvaises nouvelles. Le résultat est que les prix que l’on constate au jour le jour, au lieu de revenir à un niveau initial, ont tendance à fluctuer énormément et à ne jamais revenir à leur niveau initial. Ils s’en éloignent presque mécaniquement. C’est ce que l’on observe durant les crises; il faut à ce moment-là que la puissance publique intervienne pour ramener le calme. Ce sont les arguments théoriques qui ont été avancés par Milton Friedman dès 1953 et qui a été utilisé justement pour justifier l'éclatement du système de Bretton Woods parce que les gouvernements, quand ils prennent des décisions politiques, aiment bien trouver des justifications théoriques et les économistes libéraux s’empressent de leur fournir ce type d’arguments.

La deuxième raison qui amène certains à défendre la spéculation est de dire que la spéculation fait le sale boulot que personne ne veut faire et dont une économie capitaliste a besoin. Quel est ce sale boulot ? Eh bien tout à l’heure je disais qu’une entreprise qui participe au commerce international, en général, mais ce n’est pas toujours le cas, ne veut pas assumer le risque de change. Elle va donc chercher à s’en débarrasser. Si l’entreprise doit recevoir des dollars et qu’elle craint une dévalorisation du dollar, elle va chercher à revendre par avance ces dollars. Mais il faut que quelqu’un les achète. Alors celui qui les achète décide délibérément de prendre un risque. Il fait le pari contraire: il pense que le dollar va s’apprécier au lieu de se déprécier. Ce qui fait que les défenseurs de la spéculation disent que la spéculation fait un travail utile. Pour que les agents économiques normaux , les entreprises, les particuliers, puissent se débarrasser du risque, il faut que d’autres acceptent le risque. Et ceux qui acceptent le risque, ce sont les spéculateurs. Et pour qu’ils acceptent de le prendre, il faut qu’ils soient rémunérés, qu’ils en tirent un profit. C’est donc une justification économique de la spéculation qui à mon avis là encore ne tient pas. Ce qui se passe dans la réalité, c’est que le risque est transféré d’une entreprise à une autre entreprise, d’un investisseur à un autre investisseur, mais ce risque ne disparaît pas. Il est toujours présent. Et si un spéculateur accepte de prendre un risque, il peut très bien se tromper et le risque que l’on craint peut vraiment se matérialiser. La catastrophe économique arrive alors.


Pascale Fourier : Mais quel est problème si un spéculateur perd tous ses sous ?


Bruno Jetin : On peut se dire tant pis si un spéculateur perd tout son argent si c’est un spéculateur professionnel, qui va être le vilain spéculateur que l’on a tous en tête. Mais si c’est une institution financière importante, si c’est une banque, si c’est une compagnie d’assurance, si c’est un fond de retraite ou autre chose, peut-on se dire tant pis ? Malheureusement non. Lorsque une banque importante fait faillite, elle risque d’entraîner la faillite d’autres banques, elle risque de ruiner tous ceux qui ont déposé de l’argent dans cette banque. Et il y a un risque de crises en chaîne, de crises en cascade : l’effet domino.

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Pascale Fourier : Comment se fixe le prix d’une monnaie ? Pourquoi tout le monde veut acheter du dollar par exemple ?


Bruno Jetin :Tout le monde ne veut pas du dollar en permanence. Le dollar, comme toutes les autres monnaies, voit sa valeur fluctuer en permanence. Ce qui motive les décisions d’achat ou de vente des investisseurs, ce sont les informations qui arrivent continuellement et l’interprétation que ces investisseurs font de ces informations. Sur les marchés financiers, les investisseurs sont friands d’informations simples qui ne peuvent être interprétées que d’une certaine manière. On pense toujours que les investisseurs comprennent toutes les informations et les comprennent comme on doit les comprendre. Or les investisseurs sont des gens qui sont sensibles aux effets de modes. La mode leur est fournie par les économistes libéraux. Je vous donne un exemple : on dit que les déficits budgétaires sont mauvais parce que cela est censé alimenter l’inflation. Les investisseurs ont horreur de l’inflation, car l’inflation, c’est lorsqu’une monnaie perd de sa valeur. Or ils ne veulent pas investir dans une monnaie qui perd de sa valeur. Donc, pour eux, l’inflation est une mauvaise nouvelle. Donc si une information économique est publiée et révéle que le déficit budgétaire de l’Allemagne, puisqu’on en parle beaucoup, se rapproche des 3% qui est la barrière fatidique imposée par l'Union Européenne, c’est une mauvaise nouvelle pour les investisseurs. Ils vont donc tous réagir de la même manière parce qu’ils vont tous interpréter cette information comme une mauvaise nouvelle. Mais parfois les modes changent. Je vous donne un deuxième exemple : dans les années 70 et 80, quand la Grande-Bretagne a accumulé un déficit extérieur, c’était interprété par les investisseurs comme le signe que la livre sterling allait perdre de sa valeur. Donc, du coup, tous les investisseurs vendaient la livre sterling. Depuis les années 90, à chaque fois que la Grande-Bretagne annonce un déficit extérieur, la livre sterling ne se dévalorise plus parce que les investisseurs ne la vendent plus en masse. On voit donc bien que la même information peut être interprétée différemment et aboutir à une décision opposée suivant les époques. Et parfois même, la même information, mais dans un contexte différent, peut être interprétée différemment. Je vous donne un autre exemple : au début des années 90, il y eu des attaques spéculatives contre les monnaies européennes qui a abouti à l’éclatement du système monétaire européen qui existait avant l’euro. Avant l’euro, il y avait l’écu : un panier de monnaies qui limitait les fluctuations entre les monnaies de l’Union Européenne. Que se passe-t-il en 1993 ? Nous sommes en pleine récession économique en France et en Europe. C’est le moment où le taux de chômage en France connaît une explosion. Et jusqu’à présent, l’augmentation du taux de chômage était interprétée par les investisseurs en bourse comme une bonne nouvelle. Pour les chômeurs et pour la population, c’est-à-dire pour des gens sains, c’est une mauvaise nouvelle. Mais pour un investisseur, l’augmentation du taux de chômage, c’est une bonne nouvelle. Pourquoi ? Parce que plus il y a de chômage, moins les salariés peuvent demander des hausses de salaires. Et moins il y a des hausses de salaires, plus l’inflation est faible. C’est pour cela que c’est une bonne nouvelle pour eux. Mais en 1993, le niveau de chômage avait atteint un niveau tellement élevé (on avait franchi les 13%) que les investisseurs, qui jusqu’à présent se réjouissaient lorsqu’ils apprenaient une augmentation du taux de chômage, ont prit peur. Ils se sont dit : le taux de chômage en France est tellement élevé que la population française va réagir. Il va y avoir des manifestations, les gens vont revendiquer, le gouvernement va devoir y répondre en créant des emplois publics, donc en augmentant son déficit budgétaire. Ils ont donc interprété, cette fois-ci, l’augmentation du taux de chômage exactement dans le sens opposé. Ils se sont dit : la France est un pays dont l’économie va être fragilisé, donc on va vendre du franc. Là encore, on voit que la même information qui, quelques mois auparavant, était interprétée comme une bonne nouvelle par les investisseurs, devient une mauvaise nouvelle pour les mêmes investisseurs. Aujourd’hui, cela n’a pas changé. Les investisseurs continuent à interpréter de cette manière-là les informations suivant le même moule le plus souvent et parfois, suivant une façon complètement différente. Et puis, pour compléter, il y a aussi ce que l’on appelle les phénomènes d’imitation. L’exemple le plus célèbre que j’aime bien raconter, c’est du temps où Ronald Reagan était président des Etats-Unis. Un jour en 1985, il fait un discours, le dollar était vraiment très élevé. 1 dollar valait 10 francs. C’était l’époque du « super dollar ». Il dit alors :"Le dollar est trop élevé". Tout le monde sait que Ronald Reagan est un parfait idiot pour rester poli.
Il était acteur de série z, même pas un acteur de génie qui a marqué de son empreinte l’histoire du cinéma. Tout le monde se dit alors que si Ronald Reagan dit que le dollar est trop élevé, ce n’est pas parce qu’il s’est livré à une analyse économique approfondie. Mais le simple fait qu’un parfait idiot et ignare en économie comme Ronald Reagan, président des Etats-Unis, annonce que le dollar est trop élevé fait que le lendemain, tout le monde a vendu du dollar. Le New York Times avait interrogé tous ceux qui avait vendu du dollar en leur demandant quelles avaient été les raisons de ces ventes. Il leur a été demandé s’ils avaient été convaincus par le discours du président des Etats-Unis et s’ils pensaient vraiment que le dollar était trop élevé. Pratiquement tous les investisseurs ont répondu non.
Ils pensaient que le dollar n’était pas trop élevé. Mais le simple fait que le président des Etats-Unis déclare que le dollar était trop élevé les a amenés à penser que tous les investisseurs allaient vendre du dollar. Ils ont alors pensé que le dollar allait perdre de sa valeur et ont donc cherché à le vendre.
Ils ont donc tous fait le même raisonnement par un phénomène d’imitation généralisée et se sont tous mis à vendre du dollar. Que va faire un spéculateur intelligent ? Il va prendre un temps d ‘avance par rapport à tout le monde. Il va se dire : Ronald Reagan a déclaré que le dollar est trop élevé. Je sais que demain, tous les gérants de portes feuilles vont vendre du dollar. Je vais alors attendre que le dollar baisse et je vais l’acheter à ce moment-là.


Pascale Fourier : La taxe Tobin serait susceptible d’aplanir toutes ces hausse et ces baisses ?
Aurait-elle un côté stabilisateur dans l’économie ?


Bruno Jetin : Je pense que oui. La taxe Tobin ferait en sorte que l’achat et la vente de monnaie coûteraient de l’argent. Aujourd’hui, vendre ou acheter de l’argent, en tout cas pour des professionnels et non pas pour des particuliers, ne coûte presque rien. Ce que l’on appelle les coûts de transactions, les commissions, les frais prélevés par les banques, sont extrêmement faibles. On peut pratiquement acheter et vendre pour un prix nul. Si acheter et vendre des monnaies devenait cher, et tellement cher que cela supprimerait le profit spéculatif qu’un professionnel peut envisager, il sera alors dissuadé de vendre ou d’acheter. Il le fera en tous cas beaucoup moins. C’est la logique de la taxe Tobin que d’essayer de confisquer par avance le profit spéculatif que des investisseurs peuvent espérer faire sur l’achat ou la vente de monnaie. En plus de cela, l’effet bénéfique que l’on en attend, c’est que ceux qui vont investir dans un pays et donc acheter la monnaie vont prendre des décisions orientées sur le long terme et non plus sur la spéculation de court terme. En gros, l’intérêt de la taxe Tobin est de séparer « les bons canards » des « vilains canards » a posteriori. Il est difficile l’identifier a priori qui spécule mais, grâce à cette taxe, on va pouvoir filtrer les transactions sur les monnaies et séparer après coup ceux qui spéculent, orientés vers le court terme, et ceux qui ne spéculent pas. Simplement pour apporter une information suppélmentaire, 80% des transactions de changes ont une durée maximale d’une semaine! C’est-à-dire que, pour prendre une image volontairement simple, le lundi, on vend des euros pour acheter des dollars, et le vendredi, on revend les dollars pour acheter des euros. 32% des transactions de change ont une durée de 2 jours. Donc le lundi on vend des euros pour acheter du yen, et le mardi on revend du yen pour racheter des euros. Cela veut dire que les transactions de très court terme sont dominantes sur le marché des changes. C’est donc la cible privilégiée de la taxe Tobin parce que, plus on fait des aller-retours fréquents sur les monnaies, plus on paye souvent la taxe, et donc plus, à la fin de l'année, cela pèse lourd dans le porte monnaie des spéculateurs...

Pascale Fourier : Des Sous... et des Hommes, c'est terminé. Je ne peux que vous conseiller la lecture du livre qu'a écrit Bruno Jetin, dans lequel vous retrouverez tout son talent pédagogique. Il s'appelle La taxe Tobin et la solidarité entre les peuples, éditions Descartes et compagnie. Pas cher: environ 15 euros!

 

 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 1° Novembre 2002 sur AligreFM. Merci d'avance.