Pascale
Fourier
: Ce que j’aime bien dans cette économiste, c’est
sa volonté farouche d’expliquer clairement, simplement,
en se mettant à notre portée, en prenant le temps de nous
expliquer des sujets pourtant pas vraiment simples. Vous souvenez-vous
ce que nous avait expliqué Bruno Jetin dans l’émission
précédente ? Il nous avait dit comment fonctionnait
le marché des monnaies et en quoi consistait la spéculation.
Si je résume, la spéculation, c’est acheter
quelque chose dont on n'a pas spécifiquement besoin dans le but
de le revendre en faisant une plus-value. Et ça, c'est possible
de le faire aussi avec des monnaies. Cette deuxième émission
est plus spécifiquement orientée cette fois sur la spéculation
et la taxe Tobin.
Bruno Jetin, je
ne vois pas comment on peut être d’accord avec la spéculation ?
Pourquoi il n'est pas interdit de spéculer tout de suite?
Bruno Jetin : Pourquoi
n’est-il pas interdit de spéculer ? Parce que certains
économistes, et pour dire les choses simplement, les économistes
libéraux, défendent l’idée que la spéculation
est utile.
C’est une première chose que je développerai. La
deuxième chose, c’est que les spéculateurs
gagnent énormément d’argent. Ils peuvent aussi en
perdrent beaucoup, mais l’un dans l’autre, ils en gagnent
énormément. Ils défendent donc, becs et ongles,
le droit à spéculer.
Qui spécule ?
On a toujours l’idée, malheureusement trop naïve,
que les spéculateurs sont un groupe de voyous clairement identifiables
que l’on pourrait réprimer facilement. Or en fait, en dehors
des particuliers (on pourrait aussi discuter des particuliers), tout
le monde spécule: les banques spéculent, les compagnies
d’assurances spéculent, les fonds d’investissements
spéculent, les entreprises productives spéculent. Et tous
ces agents économiques veulent continuer de pouvoir spéculer.
Je reviens à
l’idée initiale défendue par les économistes
libéraux sur l’utilité de la spéculation:
il y a deux types d’arguments qui sont avancés.
Le premier argument
est de dire que la spéculation a (ou aurait, parce que je n'y
crois pas du tout) des vertus stabilisatrices, c'est-à-dire qu’au
lieu de déstabiliser les marchés financiers, elle stabiliserait
les marchés financiers. Qu’est-ce qui permet aux libéraux
de dire cela ? C’est notamment Milton Friedman, le pape du
monétarisme qui s’est rendu célèbre par un
article en 1953, qui dit la chose suivante : ceux qui investissent
à la bourse connaissent le juste prix d’une action, d’une
obligation ou d’une monnaie. Ce juste prix serait ce qu’il
a appelé un prix d’équilibre. Il existerait donc
une sorte de prix d’équilibre que tous les investisseurs
connaissent parce qu’ils connaissent la théorie économique
orthodoxe qui leur permet de le calculer, résultant de la confrontation
de l’offre et de la demande. En théorie, connaissant ce
prix, si un jour on voit une monnaie en-dessous du prix d’équilibre,
que vont faire tous les spéculateurs ? Ils vont tous acheter
cette monnaie parce qu’ils savent que tôt ou tard, le prix
ne peut qu’augmenter pour rejoindre le prix d’équilibre.
C'est donc un premier exemple de stabilisation : ramener l’écart
à zéro. Si à l’inverse, on constate que le
prix d’une monnaie est au- dessus de son prix d’équilibre,
tous les investisseurs se disent : le prix de cette monnaie ne
peut que diminuer dans les jours à venir, j’ai donc intérêt
à anticiper cette diminution en vendant tout de suite. Et comme
tous les spéculateurs font le même raisonnement, ils vendent
tous immédiatement la monnaie qui retourne à son prix
d’équilibre. Mais, dans la réalité, cette
théorie est fausse parce que le prix d’équilibre
n’existe pas et que les investisseurs sont tout à fait
incapables de déterminer ce genre de prix. En général,
tous ceux qui investissent à la bourse ont tendance à
exagérer les bonnes et les mauvaises nouvelles. Le résultat
est que les prix que l’on constate au jour le jour, au lieu de
revenir à un niveau initial, ont tendance à fluctuer énormément
et à ne jamais revenir à leur niveau initial. Ils s’en
éloignent presque mécaniquement. C’est ce que l’on
observe durant les crises; il faut à ce moment-là que
la puissance publique intervienne pour ramener le calme. Ce sont les
arguments théoriques qui ont été avancés
par Milton Friedman dès 1953 et qui a été
utilisé justement pour justifier l'éclatement du système
de Bretton Woods parce que les gouvernements, quand ils prennent des
décisions politiques, aiment bien trouver des justifications
théoriques et les économistes libéraux s’empressent
de leur fournir ce type d’arguments.
La deuxième
raison qui amène certains à défendre la spéculation
est de dire que la spéculation fait le sale boulot que personne
ne veut faire et dont une économie capitaliste a besoin. Quel
est ce sale boulot ? Eh bien tout à l’heure je disais
qu’une entreprise qui participe au commerce international, en
général, mais ce n’est pas toujours le cas, ne veut
pas assumer le risque de change. Elle va donc chercher à s’en
débarrasser. Si l’entreprise doit recevoir des dollars
et qu’elle craint une dévalorisation du dollar, elle va
chercher à revendre par avance ces dollars. Mais il faut que
quelqu’un les achète. Alors celui qui les achète
décide délibérément de prendre un risque.
Il fait le pari contraire: il pense que le dollar va s’apprécier
au lieu de se déprécier. Ce qui fait que les défenseurs
de la spéculation disent que la spéculation fait un travail
utile. Pour que les agents économiques normaux , les entreprises,
les particuliers, puissent se débarrasser du risque, il faut
que d’autres acceptent le risque. Et ceux qui acceptent le risque,
ce sont les spéculateurs. Et pour qu’ils acceptent de le
prendre, il faut qu’ils soient rémunérés,
qu’ils en tirent un profit. C’est donc une justification
économique de la spéculation qui à mon avis là
encore ne tient pas. Ce qui se passe dans la réalité,
c’est que le risque est transféré d’une entreprise
à une autre entreprise, d’un investisseur à un autre
investisseur, mais ce risque ne disparaît pas. Il est toujours
présent. Et si un spéculateur accepte de prendre un risque,
il peut très bien se tromper et le risque que l’on craint
peut vraiment se matérialiser. La catastrophe économique
arrive alors.
Pascale Fourier
: Mais quel est problème si un spéculateur perd tous ses
sous ?
Bruno Jetin : On
peut se dire tant pis si un spéculateur perd tout son argent
si c’est un spéculateur professionnel, qui va être
le vilain spéculateur que l’on a tous en tête. Mais
si c’est une institution financière importante, si c’est
une banque, si c’est une compagnie d’assurance, si c’est
un fond de retraite ou autre chose, peut-on se dire tant pis ?
Malheureusement non. Lorsque une banque importante fait faillite, elle
risque d’entraîner la faillite d’autres banques, elle
risque de ruiner tous ceux qui ont déposé de l’argent
dans cette banque. Et il y a un risque de crises en chaîne, de
crises en cascade : l’effet domino.
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Pascale Fourier
: Comment se fixe le prix d’une monnaie ?
Pourquoi tout le monde veut acheter du dollar par exemple ?
Bruno Jetin :Tout
le monde ne veut pas du dollar en permanence. Le dollar, comme toutes
les autres monnaies, voit sa valeur fluctuer en permanence. Ce qui motive
les décisions d’achat ou de vente des investisseurs, ce
sont les informations qui arrivent continuellement et l’interprétation
que ces investisseurs font de ces informations. Sur les marchés
financiers, les investisseurs sont friands d’informations simples
qui ne peuvent être interprétées que d’une
certaine manière. On pense toujours que les investisseurs comprennent
toutes les informations et les comprennent comme on doit les comprendre.
Or les investisseurs sont des gens qui sont sensibles aux effets de
modes. La mode leur est fournie par les économistes libéraux.
Je vous donne un exemple : on dit que les déficits budgétaires
sont mauvais parce que cela est censé alimenter l’inflation.
Les investisseurs ont horreur de l’inflation, car l’inflation,
c’est lorsqu’une monnaie perd de sa valeur. Or ils ne veulent
pas investir dans une monnaie qui perd de sa valeur. Donc, pour eux,
l’inflation est une mauvaise nouvelle. Donc si une information
économique est publiée et révéle que le
déficit budgétaire de l’Allemagne, puisqu’on
en parle beaucoup, se rapproche des 3% qui est la barrière fatidique
imposée par l'Union Européenne, c’est une mauvaise
nouvelle pour les investisseurs. Ils vont donc tous réagir de
la même manière parce qu’ils vont tous interpréter
cette information comme une mauvaise nouvelle. Mais parfois les modes
changent. Je vous donne un deuxième exemple : dans les années
70 et 80, quand la Grande-Bretagne a accumulé un déficit
extérieur, c’était interprété par
les investisseurs comme le signe que la livre sterling allait perdre
de sa valeur. Donc, du coup, tous les investisseurs vendaient la livre
sterling. Depuis les années 90, à chaque fois que la Grande-Bretagne
annonce un déficit extérieur, la livre sterling ne se
dévalorise plus parce que les investisseurs ne la vendent
plus en masse. On voit donc bien que la même information peut
être interprétée différemment et aboutir
à une décision opposée suivant les époques.
Et parfois même, la même information, mais dans un contexte
différent, peut être interprétée différemment.
Je vous donne un autre exemple : au début des années
90, il y eu des attaques spéculatives contre les monnaies européennes
qui a abouti à l’éclatement du système monétaire
européen qui existait avant l’euro. Avant l’euro,
il y avait l’écu : un panier de monnaies qui limitait
les fluctuations entre les monnaies de l’Union Européenne.
Que se passe-t-il en 1993 ? Nous sommes en pleine récession
économique en France et en Europe. C’est le moment où
le taux de chômage en France connaît une explosion. Et jusqu’à
présent, l’augmentation du taux de chômage était
interprétée par les investisseurs en bourse comme une
bonne nouvelle. Pour les chômeurs et pour la population, c’est-à-dire
pour des gens sains, c’est une mauvaise nouvelle. Mais pour un
investisseur, l’augmentation du taux de chômage, c’est
une bonne nouvelle. Pourquoi ? Parce que plus il y a de chômage,
moins les salariés peuvent demander des hausses de salaires.
Et moins il y a des hausses de salaires, plus l’inflation est
faible. C’est pour cela que c’est une bonne nouvelle pour
eux. Mais en 1993, le niveau de chômage avait atteint un niveau
tellement élevé (on avait franchi les 13%) que les investisseurs,
qui jusqu’à présent se réjouissaient lorsqu’ils
apprenaient une augmentation du taux de chômage, ont prit peur.
Ils se sont dit : le taux de chômage en France est tellement
élevé que la population française va réagir.
Il va y avoir des manifestations, les gens vont revendiquer, le gouvernement
va devoir y répondre en créant des emplois publics, donc
en augmentant son déficit budgétaire. Ils ont donc interprété,
cette fois-ci, l’augmentation du taux de chômage exactement
dans le sens opposé. Ils se sont dit : la France est un
pays dont l’économie va être fragilisé, donc
on va vendre du franc. Là encore, on voit que la même information
qui, quelques mois auparavant, était interprétée
comme une bonne nouvelle par les investisseurs, devient une mauvaise
nouvelle pour les mêmes investisseurs. Aujourd’hui, cela
n’a pas changé. Les investisseurs continuent à interpréter
de cette manière-là les informations suivant le même
moule le plus souvent et parfois, suivant une façon complètement
différente. Et puis, pour compléter, il y a aussi ce que
l’on appelle les phénomènes d’imitation. L’exemple
le plus célèbre que j’aime bien raconter, c’est
du temps où Ronald Reagan était président des Etats-Unis.
Un jour en 1985, il fait un discours, le dollar était vraiment
très élevé. 1 dollar valait 10 francs. C’était
l’époque du « super dollar ». Il
dit alors :"Le dollar est trop élevé".
Tout le monde sait que Ronald Reagan est un parfait idiot pour rester
poli.
Il était acteur de série z, même pas un acteur de
génie qui a marqué de son empreinte l’histoire du
cinéma. Tout le monde se dit alors que si Ronald Reagan dit que
le dollar est trop élevé, ce n’est pas parce qu’il
s’est livré à une analyse économique approfondie.
Mais le simple fait qu’un parfait idiot et ignare en économie
comme Ronald Reagan, président des Etats-Unis, annonce que le
dollar est trop élevé fait que le lendemain, tout le monde
a vendu du dollar. Le New York Times avait interrogé tous ceux
qui avait vendu du dollar en leur demandant quelles avaient été
les raisons de ces ventes. Il leur a été demandé
s’ils avaient été convaincus par le discours du
président des Etats-Unis et s’ils pensaient vraiment que
le dollar était trop élevé. Pratiquement tous les
investisseurs ont répondu non.
Ils pensaient que le dollar n’était pas trop élevé.
Mais le simple fait que le président des Etats-Unis déclare
que le dollar était trop élevé les a amenés
à penser que tous les investisseurs allaient vendre du dollar.
Ils ont alors pensé que le dollar allait perdre de sa valeur
et ont donc cherché à le vendre.
Ils ont donc tous fait le même raisonnement par un phénomène
d’imitation généralisée et se sont tous mis
à vendre du dollar. Que va faire un spéculateur intelligent ?
Il va prendre un temps d ‘avance par rapport à tout
le monde. Il va se dire : Ronald Reagan a déclaré
que le dollar est trop élevé. Je sais que demain, tous
les gérants de portes feuilles vont vendre du dollar. Je vais
alors attendre que le dollar baisse et je vais l’acheter à
ce moment-là.
Pascale Fourier
: La taxe Tobin serait susceptible d’aplanir toutes ces hausse
et ces baisses ?
Aurait-elle un côté stabilisateur dans l’économie ?
Bruno Jetin : Je
pense que oui. La taxe Tobin ferait en sorte que l’achat et la
vente de monnaie coûteraient de l’argent. Aujourd’hui,
vendre ou acheter de l’argent, en tout cas pour des professionnels
et non pas pour des particuliers, ne coûte presque rien. Ce que
l’on appelle les coûts de transactions, les commissions,
les frais prélevés par les banques, sont extrêmement
faibles. On peut pratiquement acheter et vendre pour un prix nul. Si
acheter et vendre des monnaies devenait cher, et tellement cher que
cela supprimerait le profit spéculatif qu’un professionnel
peut envisager, il sera alors dissuadé de vendre ou d’acheter.
Il le fera en tous cas beaucoup moins. C’est la logique de la
taxe Tobin que d’essayer de confisquer par avance le profit spéculatif
que des investisseurs peuvent espérer faire sur l’achat
ou la vente de monnaie. En plus de cela, l’effet bénéfique
que l’on en attend, c’est que ceux qui vont investir dans
un pays et donc acheter la monnaie vont prendre des décisions
orientées sur le long terme et non plus sur la spéculation
de court terme. En gros, l’intérêt de la taxe Tobin
est de séparer « les bons canards » des
« vilains canards » a posteriori. Il est difficile
l’identifier a priori qui spécule mais, grâce à
cette taxe, on va pouvoir filtrer les transactions sur les monnaies
et séparer après coup ceux qui spéculent, orientés
vers le court terme, et ceux qui ne spéculent pas. Simplement
pour apporter une information suppélmentaire, 80% des transactions
de changes ont une durée maximale d’une semaine! C’est-à-dire
que, pour prendre une image volontairement simple, le lundi, on vend
des euros pour acheter des dollars, et le vendredi, on revend les dollars
pour acheter des euros. 32% des transactions de change ont une durée
de 2 jours. Donc le lundi on vend des euros pour acheter du yen, et
le mardi on revend du yen pour racheter des euros. Cela veut dire que
les transactions de très court terme sont dominantes sur le marché
des changes. C’est donc la cible privilégiée de
la taxe Tobin parce que, plus on fait des aller-retours fréquents
sur les monnaies, plus on paye souvent la taxe, et donc plus, à
la fin de l'année, cela pèse lourd dans le porte monnaie
des spéculateurs...
Pascale
Fourier : Des Sous... et des Hommes, c'est terminé.
Je ne peux que vous conseiller la lecture du livre qu'a écrit
Bruno Jetin, dans lequel vous retrouverez tout son talent pédagogique.
Il s'appelle La taxe Tobin et la solidarité entre les peuples,
éditions Descartes et compagnie. Pas cher: environ 15 euros!
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