Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 17 MAI 2005

Non au Traité Constitutionnel

Avec Frédéric Lordon, Economiste,chercheur au CNRS, http://econon.free.fr

 

Pascale Fourier : Je ne comprends pas pourquoi il faudrait dire Non : la partie III n’est jamais qu’une compilation des textes antérieurs; le traité de Rome avait déjà dit la même chose… Pas de problème, quoi, finalement ...

Frédéric Lordon : Mais non, aucun problème évidemment, puisque rien n’a changé ! Moi, je trouve que c’est un argument qui est indigent à double titre : le premier ,c’est que, d’une certaine manière, il faudrait rappeler à tout ceux qui nous servent, qu’effectivement ça fait 20 ans grosso modo, si on date la relance européenne au sommet de Fontainebleau de 1984, ça fait 20 ans que nous vivons dans le régime de la construction européenne récente, c'est-à-dire à grands coups de déréglementations et dans un environnement où le marché unique a véritablement progressé. La dernière fois qu’on a posé la question au bon peuple, c’était en 1992 à l’occasion du traité de Maastricht, et c’était dans des circonstances un petit peu exceptionnelles : le mur de Berlin venait de tomber, l’Allemagne était en train de se réunifier, et François Mitterrand, avec une grande habileté, nous avait vendu une nouvelle Europe, avec une Allemagne multipliée par deux, mais bien arrimée au continent, défaite de ses tentations vers l’Est, etc etc, et puis surtout en nous faisant miroiter un futur qui ne serait plus seulement monétaire et économique, mais social. Mais depuis 1992, aucun rendez-vous intermédiaire. Plein de traités ont été signés par les gouvernements, mais sans être soumis à l’approbation référendaire. Donc peut-être « rien n’est nouveau sous le soleil », mais malgré tout, ça fait belle lurette qu’on n’a pas demandé leur avis aux gens, et ça n’est pas parce que cette constitution rajoute un éventuel, je dis bien « éventuel » parce qu’il faudrait en discuter au fond, un éventuel nappage sucré sur le haut du gâteau, qu’il faut s’imaginer que les électeurs vont avaler la totalité du gâteau qui est relativement infâme. Et donc moi, c’est la première objection que j’aurais à opposer à cet argument, mais il y en a une deuxième qui me semble beaucoup plus fondamental, c’est qu’à la vérité il y a eu beaucoup de choses très très nouvelles sous le soleil.


Il ne faut pas tomber dans l’intellectualisme juridique qui consiste à prendre le texte pour la réalité. A l’évidence, tous les principes de l’Europe de la déréglementation, de la libre-circulation des marchandises, des biens, des services, des capitaux, etc, tout ça est écrit dans le traité de Rome de 1957: c’est parfaitement exact. Oui, mais voilà, il a fallu quasiment un demi-siècle pour que ces choses commencent à passer du texte à la réalité, et donc ça a fait de sacrés changements! Ceux qui veulent nous faire croire que nous vivons en 2005 comme en 1957 nous racontent des bobards. Purement et simplement. Il y a d’excellents indices historiques et macro-économiques à donner pour démonter cet argument qui ne vaut pas tripette. Le premier, par exemple: eh bien savez-vous que l’économie française a atteint le minimum de son taux d’ouverture à l’internationale sur le 20ième siècle à la fin des années 60…; pas en 1956 ou 57… à la fin des années 60. Donc l’économie française est restée encore très longtemps fermée, relativement autocentrée, puis s’est ouvert progressivement. L’Acte Unique, si j’ai bonne mémoire, a été négocié en 1986 et le grand marché, qui était son objectif, a été réalisé en 1993, donc pas 1957… 1993, ça fait quand même une petite différence... Et si on a cru bon de relancer la construction européenne avec l’Acte Unique au milieu des 80, c’est que, peut-être, le traité de Rome n’était pas encore tout à fait passé à la réalité. La libre circulation des capitaux, 1986 également, qui a d’abord été réalisée sur une initiative gouvernementale française, et puis qui a été complété dans sa strate proprement européenne au début des années 90. Et puis alors, le comble de la contradiction est atteint si on évoque la simple directive Bolkestein. La déréglementation des services: pourquoi nous en rebattre les oreilles si nous vivons dans un univers où rien n’est nouveau sous le soleil ? Si la déréglementation des services a été faite en 1957, pourquoi nous en remettre une louche en 2005 ? Donc on voit bien que cet argument-là ne tient pas la rampe, et réussit cette performance d’être à la fois factuellement faux, et parfaitement inepte, voire d’une parfaite malhonnêteté intellectuelle. L’histoire de la construction européenne, c’est une histoire complexe; c’est une histoire un peu paradoxale, c’est une histoire qui n’est pas monotone, qui n’est pas linéaire, et si on voulait la raconter dans le détail, il faudrait d’abord raconter un long sommeil, suivi d’un réveil très progressif, et puis d’une montée en puissance du droit européen de la concurrence, puisque c’est ça, la ligne de force de la construction européenne, d’une montée en puissance de ce droit de la concurrence qui est devenu, maintenant, tout à fait irrésistible. Et je vous garantis que nous ne vivons pas tout à fait dans le même monde qu’en 1957 au moment du traité de Rome.

Pascale Fourier : A un moment vous dites finalement que l’Europe, telle qu’elle a été construite jusqu’à présent, est un « gâteau infâme »: ah bon !!...

Frédéric Lordon : Eh oui, je juge qu’il n’a pas très bon goût parce que, dans le prolongement direct de ce que je disais à l’instant, il s’est avéré que la ligne de force, la fibre centrale de la construction européenne, non seulement ça a été l’économie, mais l’économie sous une modalité très particulière, à savoir la libéralisation générale des marchés. En 1957, ça commence par un projet de hauts fonctionnaires: ils sont plutôt pragmatiques, ils n’ont pas une vue très idéologique du monde; pour eux abattre quelques barrières douanières, supprimer des obstacles tarifaires, faciliter la circulation internationale des marchandises, c’est un instrument. Je veux dire qu’ils ont une visée instrumentale là-dedans. Il s’agit de créer des relations économiques entre les pays de l’Europe et de constituer des solidarités mutuelles, des intérêts imbriqués à un degré tel qu’il n’est plus possible de rompre, qu’il n’est plus possible de faire la guerre. Vous voyez, la libéralisation des échanges a d’abord répondu à un principe instrumental, mais le problème c’est que la construction européenne a muté endogènement en cours de route, et d’un usage sagement instrumental, on est passé à une vision, je dirais, intransitive de la libéralisation des marchés, c'est-à-dire la libéralisation pour la libéralisation, la concurrence pour la concurrence, parce qu’elle est réputée être la forme supérieure d’organisation économique. Il y aurait beaucoup à dire là-dessus. Il y a des configurations historiques qui ont montré dans le passé que ceci était complètement faux. La construction européenne repose sur cet axiome, et je vous certifie que c’est le terme même que l’on retrouve dans des documents très officiels, sur cet axiome que pour accomplir le bien-être des populations, le bien-être matériel des populations, il faut en passer par la concurrence généralisée. Eh bien non, cet axiome est faux ! C’est assez vertigineux d’ailleurs quand on y pense. Imaginez simplement que toute la construction européenne, ses ressorts les plus fondamentaux, son moteur principal, à savoir la concurrence, la libéralisation, tout ça pourrait reposer sur une hypothèse d’argile, une hypothèse sablonneuse, une généralité d’économiste dont on sait à peine la validité, et d’ailleurs même dont on connaît le caractère assez limité de la validité. Mais croyez vous que ça décourage quiconque d’aller de l’avant ? Mais pas du tout ! Moi je trouve ça vertigineux, je trouve ça vertigineux, et si vous voulez vous faire une idée de ce que c’est que la force de la croyance économique, mais alors sous la forme de la croyance théologique, c’est là qu’il faut regarder, c’est dans cette obsession de la concurrence !

Alors oui, tout ça nous fait un gâteau qui est devenu totalement indigeste et incomestible, parce que, mine de rien, ça fait 20 ans que nous vivons dans cet environnement de concurrence accrue et, si vous voulez, c’est le privilège idéologique du marché que de se maintenir en dépit même de ses échecs répétés. Le marché nous impose ses expériences en vraie grandeur, ses expériences sont assez souvent des naufrages, ou des cataclysmes, - et en matière de concurrence, par exemple, pensez simplement à la concurrence sur les marchés financiers: ah la libéralisation financière, la belle avancée !... mais que de catastrophes n’a-t-elle laissé dans son sillage ! Eh bien croyez vous que ces échecs successifs, que ces dévastations économiques et financières produiraient le moindre effet d’apprentissage ? Eh bien visiblement on n'en est pas encore là ! Donc on va continuer à bouffer du gâteau pas très bon j’ai l’impression, sauf si on dit NON !

Pascale Fourier : Enfin « gâteau pas très bon »... Je n'arrive pas vraiment à comprendre, parce que quand j’écoute les socialistes, ou quand je lis leurs affiches dans la rue, ils nous disent : « ¨Pour une Europe sociale, il faut un oui au traité constitutionnel ». Visiblement ils nous disent que, si je dis oui, on va enfin pouvoir faire une Europe sociale, que les hommes politiques vont pouvoir ensuite s’organiser pour réussir à faire une Europe sociale, et que cette constitution n’est ni de droite ni de gauche... Donc l’Europe sera ce que les hommes politiques voudront bien en faire....

Frédéric Lordon : Ah oui! Alors là il y a beaucoup de choses là dedans.

D’abord il y a « ni de droite ni de gauche ». Ca, c’est formidable parce que, encore l’avez-vous dit d’une manière qui est assez claire, mais il semble que les importants qui nous gouvernent soient persuadés que pour parler au bon peuple, il faut leur parler comme à des débiles mentaux. Alors on fait assaut des métaphores les plus foireuses. Donc on nous a sorti, effectivement, que cette constitution n’est ni de droite ni de gauche, sous des formes aussi fleuries que « c’est un règlement de co-propriété », ça c’est Delors qui l’a sortie celle-là, Giscard, toujours à son meilleur « c’est les statuts du club de foot », Rocard « c’est le règlement intérieur ». Donc « toi compris ? Toi suivre règlement intérieur pas davantage ! ». Mais c’est vraiment invraisemblable de dire des choses pareilles ! En clair, qu’est-ce que ces métaphores ineptes essaient de nous suggérer ? Elles essaient de nous suggérer que nous aurions affaire à une véritable constitution, à savoir un texte qui ne stipule que des dispositions procédurales, c'est-à-dire les métarègles permettant d’élaborer les règles, celles des politiques publiques. Alors évidemment il leur est difficile de soutenir cela lorsqu’on voit que dans la constitution il y a à peu près les deux tiers du texte qui résident dans la fameuse partie III, qui n’a strictement rien de constitutionnel puisqu’elle recèle des contenus substantiels de politiques publiques. Et quels contenus ! Ceux de l’organisation de la monnaie unique, la banque centrale indépendante, le prima de la concurrence, la garantie de la liberté de circulation des capitaux... Je trouve que pour un règlement intérieur, c’est un règlement intérieur bizarre ! C’est un règlement de co-propriété qui a déjà fixé l’échéancier des travaux, leur volume, leur prix, les appels de charges, etc, et tout est bouclé, il n’y a vraiment plus grand-chose à faire! Donc l’argument « ni de droite ni de gauche » est évidemment totalement irrecevable.


Quant au plaidoyer du Parti Socialiste, là c’est évidemment une tâche un peu plus difficile que vous me demandez, parce que c’est quasiment de la médecine légale quoi… il faut faire l’anatomie d’un corps mort, ou d’un corps idéologique mort ! Et oui, il y a une organisation qui reste encore, mais c’est un peu comme le canard à qui on a coupé la tête, ça continue de courir un moment, mais on va finir par s’apercevoir que la tête est ailleurs, qu’elle est restée quelque part dans le fossé !


Mais non ! Cette Europe qu’on nous promet n’a strictement aucun caractère social !
Alors j’entends bien qu’elle est farcie de belles déclarations!! Alors là oui, on a tout ce qu’on veut : on a une charte des droits fondamentaux qui est flambant neuve, on a quelques articles dans la partie III qui disent des choses vraiment émouvantes.... On nous promet qu’on va s’intéresser à la protection sociale des travailleurs, à leur santé, à leurs conditions de travail, on va même les assister en cas de résiliation du contrat de travail (c’est écrit dans l’article III-210)… Il manque juste quelques petites choses fondamentales comme, je ne sais pas « il y aura plus de frites à la cantine » ou « davantage de considération pour les travailleurs unijambistes », mais à part ça, ça serait vraiment un petit paradis socialiste. Le problème, bien sûr, c’est que ce paradis socialiste est en toc, puisque ce sont des grands principes et que, juridiquement, les grands principes s’observent, alors que les droits se respectent... Bref il n’y a eu que des énoncés de principes, et surtout ce sont de grandes déclarations d’intentions dépourvues de la moindre force d’application, de la moindre force exécutoire ! Non pas des droits avec des garanties, c'est-à-dire des sanctions en cas de manquement, mais simplement des directives très très générales dont on espère que les gouvernants les suivront. Donc effectivement le droit social européen est un droit qui est débile, mais au sens littéral du terme ! C'est-à-dire un droit d’un infime faiblesse et qui est voué à ne pas faire le poids, et pas le moins du monde, à côté du droit de la concurrence qui est vraiment le droit hégémonique, le droit dominant !


Mais alors comment en est-on arrivé là ? Là on rencontre un problème fondamental de la construction européenne qui apparaît sous l’espèce d’une réunion d’Etats qui ont des difficultés à s’accorder sur ce qu’il faut tenir pour des valeurs fondamentales. La question qui est posée, c’est: «Est-ce que les droits sociaux développés c’est, ou non, une valeur fondamentale ? ». Mais le drame, c’est que les Etats-membres ne répondent pas tous la même chose à cette question-là qui est la question centrale ! La France répond : « Oui, un droit social développé, c’est une valeur fondamentale ». Les Britanniques répondent: « Non, c’est une valeur intéressante, certes, mais elle est dominée par les valeurs de la compétition économique ». Les nouveaux entrants, ex-pays communistes, répondent non également: alors eux, ils ont d’autres chats à fouetter, ils sont en plein décollage économique, alors ils ne veulent pas être embêtés avec ce genre de choses. Et donc là, on a une difficulté qui est absolument fondamentale. C’est une difficulté ontologique de l’Union : pour faire une communauté, il faut bien être capable d’identifier, de se donner, de se trouver un corpus de valeurs partagées suffisamment étendu pour apaiser les conflits les plus fondamentaux et soutenir une vie collective à peu près pacifiée. Bon, mais comment le traité constitutionnel a-t-il accommodé cette contradiction ? Eh bien avec de la ficelle et du scotch parce qu’il ne pouvait pas à faire autrement. Cette contradiction est irréductible, et donc il s’en est tiré par une résolution purement verbale du problème.On écrit des droits sociaux sur le papier pour faire plaisir aux Français, et on s’arrange méthodiquement pour qu’ils soient dépourvus de force pour satisfaire les Anglais… et voilà la constitution et le droit social « Potemkine » qui l’accompagne !

Pascale Fourier : Mais un socialiste bien intentionné pourrait, peut être, dire: «Oui, d’accord, pour l’instant il n’y a pas encore dans la constitution tout ce qu’on voudrait qu’il y ait, mais dans tous les cas, juste après qu’elle aura été adoptée, on fonce, on y va!!! On va enfin réussir à la construire, l'Europe Sociale ! ». C’est ça qu’il dirait !

Frédéric Lordon : Mais oui absolument ! On se demande comment on pourrait ne pas leur faire confiance d’ailleurs puisque finalement ils nous disaient exactement la même chose en 1992 ! Moi je me souviens d’avoir voté le traité de Maastricht sur la base, entre autres, de cette promesse et de l’argument qui consistait à dire: « Ecoutez, on est bien d’accord que nous sommes en train de construire une Europe qui n’est pas tout-à-fait parfaite, mais l’important, c’est de délimiter un cadre institutionnel, de poser un cadre institutionnel. Certes, on vous accorde que pour l’instant il est rempli par des contenus qui ne sont pas tous forcément sympathiques, mais le cadre est là, et puis dans le long terme prendront place des alternances idéologiques qui permettront de le meubler avec des choses qui vont mieux, qui nous plaisent davantage ». Ouais voilà !.... Donc déjà en 1992 on nous promettait le traité social ! En 1997, Lionel Jospin, juste avant l’élection législative, avait juré que le traité d’Amsterdam ne passerait pas sans ses quatre conditions… moyennant quoi le traité d’Amsterdam est passé, les quatre conditions aussi… mais sous le tapis, et puis on est reparti pour un tour ! Eh puis voici qu’en 2000, c’est le traité de Nice, et là encore on nous jure que c’est le meilleur des traités possibles - or je vous signale que maintenant c’est quasiment un déchet et qu’il est voué au caniveau hein… par tous ceux qui l’ont signé d’ailleurs ! Et c’est reparti pour un tour ! Alors, référendum constitutionnel 2005, et voici Dominique Strauss-Kahn, la bouche en cœur, qui nous dit: « Je vois un traité social pour 2010 »... Alors là non ! Il va falloir s’arrêter hein ! Parce que cette fois-ci, ça ne va plus marcher ! Il aura fallu 20 ans, mine de rien, pour écrire des droits sociaux sur le papier, je dis 20 ans en prenant toujours pour référence le sommet européen de Fontainebleau de 1984, donc 20 ans pour les écrire, 20 ans pour avoir de l’encre sur du papier, et qu’est-ce qu’on est en train de nous dire ? Eh bien finalement qu’il faut attendre encore un petit peu pour que ce droit social passe du stade de l’écriture sur du papier au stade d’une force institutionnelle qui ne soit pas ridicule et qui puisse entrer en confrontation avec celle du droit européen de la concurrence. Alors on en a pour combien de temps encore ??? Deux décennies ? Trois décennies ? Ajoutées aux deux qui précèdent ,ça fait 4 ou 5 décennies dans l’ensemble… Moi je dis que si la construction européenne n’est pas capable de s’inventer un modus operandi (mode opératoire) qui évite de sacrifier génération de salariés après génération de salariés, le bon peuple va devenir assez impatient et cette construction européenne, il la mettra en miettes de colère et on ne pourra pas lui donner tort !

C’est la raison pour laquelle je pense que les vrais européens ne sont pas ceux qu’on croie. Les vrais européens, ce sont ceux qui ont conscience de ce qu’on commence à jouer avec les nerfs de la population, je veux dire avec ses conditions matérielles d’existence, que la dégradation de ces conditions matérielles d’existence nourri des colères qui sont parfaitement légitimes, et que si on veut, d’ici pas très longtemps, saborder toute l’Union européenne, eh bien c’est comme ça qu’il faut continuer ! Les vrais européens ne font pas ceux qu'on croit!

Pascale Fourier : Oui, mais il y a quand même l’argument -massue évident, c’est que, quand même, dire Non au Traité constitutionnel, c’est être du côté des extrémistes de tout poil : Le Pen, De Villiers, Besancenot, Arlette, voire même Marie-Georges Buffet !

Frédéric Lordon : Oui, et pourquoi pas Henri Emmanuelli dont j’ai entendu dire qu’il mangeait des petits enfants ! Cet argument, c’est la panoplie rhétorique des partisans du Oui. C’est même plus une panoplie, c’est des oripeaux ! D’abord, il faut bien dire les choses : tant qu’on parle de ça, au moins on ne parle pas du texte, et je suppose que ça doit arranger les partisans du Oui parce que la discussion analytique un peu serrée ne tourne pas forcément à leur avantage. Alors normalement il faudrait récuser purement et simplement ce genre d’arguments et en revenir au texte, aux articles, à son contexte politique, etc… mais ne pas perdre son temps sur ce genre de sujet. En même temps, on a droit à quelques récréations de temps en temps, donc finalement moi je ne suis pas contre… allez… on y va !!

!Bon, et bien écoutez...: regardons dans le camp d’en face si vous voulez bien ! Sarkozy et Hollande côte à côte… D’ailleurs ils étaient côte à côte lors du débat de TF1 (le 9 mai), ils étaient croquignols à souhait... C’était encore mieux que sur la photo de Paris Match ! Finalement, on a deux interprétations possibles : soit eux sont aussi incohérents et monstrueux l’un à côté de l’autre que tous ceux que vous avez cités... Dans ce cas-là, pour ce qui est du caractère hétéroclite de chacune des coalitions, « 1 partout, balle au centre, on n'en parle plus ». Soit, interprétation contradictoire, dont je me demande si elle n’aurait pas ma préférence : ah le camp du non est hétéroclite, c’est certain; par contre, le camp du Oui, il est d’une redoutable homogénéité en effet ! Il est certain que les différences entre Hollande et Sarkozy, elles sont en train de devenir de second ordre. Ah oui c’est vrai, c’est bien les mêmes ! Comme dirait Lionel Jospin: « Le Oui de gauche est compatible »..Oui il est compatible avec le Oui de droite, et finalement il faut se rendre à cette évidence. Eh bien je vais vous dire, je me demande si cette interprétation-là elle n’est pas un peu plus dévastatrice que l’interprétation contraire.... Donc, vous voyez, je leur laisse le choix: soit ils nous rejoignent dans l’enfer de l’hétéroclite, soit ils assument leur homogénéité.... C'est comme ils veulent....

Pascale Fourier : Oui mais justement, on nous dit: « Oui, mais si le Non gagnait, c’est la fin des haricots, c’est l’impasse totale, jamais ce ramassis hétéroclite ne réussira à construire quelque chose de nouveau; en plus de ça, on sera le mouton noir de toute l’Europe »

Frédéric Lordon : « Mêêêêhh » (imitation de mouton), voilà ma réponse. En effet, François Bayrou nous a même annoncé, le plus sérieusement du monde, qu’il pleuvrait pendant 40 jours...C’est marrant, je n’ai toujours pas compris ce qui lui était passé par la tête parce que s’il avait voulu en faire une forme d’ironie, une forme d’humour, évidemment, ça aurait été très amusant, mais le pire, c’est qu’il l’a pris au sérieux... Donc il y a quelque chose que j’ai loupé, mais c’est pas très grave... Alors effectivement, si le Non passe, toutes les catastrophes nous sont promises : la France perd son rang, elle n’a plus de puissance, elle est indigente, etc etc. Ecoutez, là, il y a quand même des formes de terrorisme intellectuel qui sont insupportables et auxquelles on peut répondre de plein de façons d’ailleurs. La France ne sera pas abaissée et impuissante. Moi, je vous signale que le Royaume-Uni a voté Non en 1992 au traité de Maastricht, et, le savez-vous, le Royaume-Uni n’a jamais été aussi influent dans la construction européenne et dans toutes ses institutions ? Les fonctionnaires britanniques ont envahi la Commission, ils y pèsent redoutablement sur l’orientation des politiques publiques européennes; les Britanniques font monter leur lobbyistes au créneau avec un grand succès d’ailleurs, et je peux vous dire que l’équation « non = impuissance » est tout sauf vérifiée. Ca, c’est le premier point.

Le deuxième point, c’est que les partisans du Oui s’égosillent pour nous sommer de dire avec qui on va renégocier et sur quelles bases. Mais alors là, je suis désolé, cette question n’est pas la mienne. Moi la question qu’on me pose, c’est de savoir si, oui ou non, j’approuve le Traité Constitutionnel européen. La question, ce n’est pas de savoir quelle tête je ferai lors du prochain sommet européen, si je me cacherai derrière un rideau ou si je loucherai sur le pointe de mes souliers pour éviter de croiser le regard de Tony Blair ou Silvio Berlusconi, etc, ..et pour une raison extrêmement simple, je vais vous faire une révélation, je ne suis pas dans les sommets européens ! Nous, électeurs, ne sommes pas dans les sommets européens! Cette question n’est, donc, pas la nôtre. Nous nous prononçons sur un traité constitutionnel et je refuse qu’on nous somme de présenter un plan de renégociation tout armé, et pourquoi pas un accord ficelé pendant qu’on y est ? Donc ça non, je suis navré, mais ce n’est pas la question qui est posée.

Quant au dernier argument, et il est assez simple, et à mon avis il est encore plus dévastateur, il faut avoir de sacrées œillères pour n’être même pas capable de se rendre compte que, hors des frontières de France, à l’étranger, il se passe aussi des choses, et figurez-vous qu’il se pourrait même que certains pays, probablement très mal élevés, aient l’idée de voter Non également. Regardez ce qui est en train de se passer en Hollande, au Danemark, en Suède, sans vous parler du Royaume-Uni ou de la Pologne, et même de certains autres pays de l’Est. Donc ceux qui nous enjoignent de voter Oui, en nous disant qu’il serait impossible dans tous les cas de figure de renégocier, auront bonne mine lorsqu’à la fin du processus, c’est un autre pays que la France qui aura dit Non, - et franchement ça me parait être l’évènement le plus probable. Moi je ne vois pas très bien, par un simple calcul de probabilités,comment ce texte pourrait aller au bout de sa procédure de ratification dans les 25 pays d’Europe. Eh bien les partisans du Oui auront bonne mise lorsqu’il faudra renégocier de toutes manières, mais sur la base du Non hollandais, ou du Non britannique, ou du Non polonais dont je vous accorde qu’ils n’auraient pas les mêmes résonances ni les mêmes tonalités que le non français… raison de plus pour que ce soit nous qui disions Non les premiers parce que, au moins, ça nous donne l’avantage, ça nous donne la main et l’interprétation du Non français sera claire, même cristalline, et au moins, la renégociation du traité sera engagée sur la base de notre agenda, et ça c’est un avantage décisif.


 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 17 Mai 2005 sur AligreFM. Merci d'avance.