Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 20 DECEMBRE 2002

La Gauche a-t-elle renoncé à ce qu'elle était (ou l'adieu au socialisme) ?

Avec Laurent Mauduit, Rédacteur en chef au Monde, responsable du service « entreprises » du quotidien.

 

Pascale Fourier  : Des Sous... et des Hommes, une émission de Pascale Fourier.... Et notre invité, pour la deuxième semaine est :

Laurent Mauduit : Laurent Mauduit. Je suis toujours rédacteur en chef au Monde et toujours responsable du service « entreprises » du quotidien.

Pascale Fourier  : La semaine dernière, on avait parlé de l’aspect plutôt économique de la politique socialiste. Cette fois-ci, j’aimerais qu’on s’interroge un peu plus sur l’aspect politique à proprement parler, sur l'évolution de ce parti, ou l’évolution de la gauche d’une façon générale.

Dans le livre que vous avez écrit en collaboration avec Gérard Desportes, L'adieu au socialisme, dont j’avais déjà chanté les louanges la semaine dernière, vous parlez à un moment d’une sorte de rupture de la continuité historique. Est-ce que vous pourriez développer un petit peu cet aspect ?

Laurent Mauduit : Oui, c’est le constat majeur qu’on fait dans le livre. Après une défaite, il y a toujours le coup de blues, le pessimisme. La défaite est terrible… Mais on se dit toujours après coup que la défaite , il faut la digérer, et puis après la défaite, ça revient, il y a l’alternance. Et parfois, ça va vite! Regardez: 1993, la gauche est au fond du trou; et puis 1997, victoire impensable de la gauche. Jospin aide la gauche à se reconstruire. Notre jugement, c’est que l’élection présidentielle du 21 avril 2002, ça n’est pas ça du tout. Nous parlons d’une défaite historique, comme vous le dites, de rupture de la continuité. Pourquoi est-ce qu’on parle de « défaite historique » ? Il y a beaucoup de raisons. La semaine dernière, on parlait de l’évolution du capitalisme qui poussait à cette rupture, et qui fait que, de plus en plus, la gauche se confond, dans sa politique économique, avec la droite. Un autre aspect très très fort, c’est le lien avec le peuple. La gauche, c’est le peuple. La gauche, c’est ce qu’on appelait autrefois le « mouvement ouvrier organisé ». C’est le lien avec une couche sociale, essentiellement les couches ouvrières auxquelles s’agrègent des couches associées, alliées, la petite bourgeoisie, les couches moyennes. Et là, le phénomène très marquant du 21 avril, - et c’est pour ça qu’on parle de rupture historique - , c’est que le peuple fait défaut. Le principal parti ouvrier en France, c’est le Front National. Et donc, c’est un effondrement pour la gauche et notre hypothèse, - mais peut être faut-il attendre qu’elle se vérifie, et peut être y a-t-il une hypothèse seconde plus optimisme, ou secondaire; on peut soupeser les deux hypothèses -, mais notre hypothèse centrale en tous les cas, c’est celle de « l’adieu au socialisme ». C’est que cette histoire de la gauche, cette histoire du mouvement ouvrier qui a commencé au début du XX ième ou à la fin du XIX ième, voire au milieu du XIXième, s’est close le 21 avril. C’est la fin de l’histoire parce que, essentiellement, il n’y a plus de lien avec le peuple.
Alors, c’est quoi l’évolution ? Moi, mon intuition pessimiste, - mais tout à l’heure on parlera de l’hypothèse optimiste même si elle est moins forte à mon avis, moins probable pour le court ou le moyen terme - , l’hypothèse pessimiste, eh bien c’est qu’on a eu une sorte de mouvement anglo-saxon pour l’économie: je vous l’ai dit la semaine dernière, à mon sens le capitalisme européen s’est transformé en un capitalisme très anglo-saxon et j’ai le sentiment qu’on se dirige sur le plan politique vers cette même mutation. Mutation vers une politique anglo-saxonne avec des partis qui ne sont plus des grands partis ouvriers, comme on disait autrefois. Le PS n’a jamais été un parti ouvrier, mais était lié avec le mouvement ouvrier. Le PS c’est le lien, autrefois, avec la FEN par exemple, la Fédération de l’Education Nationale, le lien au syndicalisme donc, avec l’ancienne CGT unifiée d’autrefois... Et c’est ce lien-là qui se rompt pour se transformer en quoi ? Une sorte de gigantesque machine électorale pour la présidentielle, avec des Pom Pom Girls! Une sorte de grand appareil vidé de ses militants, et donc c’est une évolution pathétique. Je me dis qu’il y a une évolution entre l’économie et la politique: ça va, tout ça, malheureusement sans doute, dans le même sens.

Pascale Fourier  : Tout à l’heure vous disiez que le peuple a fait défaut à la gauche. Est-ce qu’on pourrait pas dire, plutôt, que la gauche a fait défaut au peuple ?

Laurent Mauduit : Ah, comme on disait autrefois, il y a, sans doute, une relation dialectique entre les deux. C’est l’œuf et la poule ou la poule et l’œuf… les deux se combinent.

Pascale Fourier  : Parce que les socialistes à un moment, juste après la défaite, ont eu tout un discours qui tendait à dire : « On s’est mal fait comprendre. On ne leur a pas bien expliqué... Ils sont un peu mal-comprenants ».

Laurent Mauduit : Oui, mais c’est pour ça que je dis que ce n’est pas une défaite ordinaire. Je pense que Jospin a fait une mauvaise politique, une politique trop centriste, trop libérale, entre 1997 et 2002, mais je pense que ce qui se joue le 21 avril 2002, ce n’est pas seulement la législature. Je pense que c’est 20 ans de socialisme en France. Je pense que pour comprendre la colère ouvrière, le fait que le principal parti ouvrier en France, c’est le Front National, je pense qu’il faut lire ça sur 20 ans ou 25 ans. Je pense qu’il faut se remémorer la restructuration dans la sidérurgie, des années et des années de plans sociaux incessants. Curieusement, si vous regardez la droite, la droite a une certaine fidélité avec son électorat, dans des conditions que vous pouvez juger parfois douteuses.. Prenez les milieux agricoles: avec la droite, il y a beaucoup de clientélisme... L’envie de garder la confiance de ces couches sociales-là a conduit à beaucoup de clientélisme. La gauche, en revanche... Prenez certaines professions, médicales par exemple. Regardez les tergiversations de la droite à l’égard des professions médicales, le clientélisme à nouveau: parfois, la droite a affiché une volonté de rigueur au matière de dépenses médicales qu’elle n’a jamais appliquée parce qu’elle ne voulait pas se couper notamment des médecins. Souvenez-vous de Chirac qui tournait comme une girouette sur les honoraires médicaux. Il y a eu le plan Juppé et la grand réconciliation après. La gauche n’a jamais eu ces oscillations à l’égard de son électorat, elle a toujours été constante, elle a toujours eu une politique assez fortement anti-ouvrière... je veux parler de la politique de désinflation compétitive, de la politique de restructuration industrielle… On a vécu 20 ans de restructurations industrielles violentes! Et donc voilà: je pense que le 21 avril, on paie ça. On paie ça, c'est-à-dire que la gauche a abandonné le peuple, et le peuple se révolte. De ma jeunesse, je garde le souvenir de la phrase de Trotski, qui est terrible, mais qui je trouve est d’actualité même si le trotskisme a pris des coups de vieux sur beaucoup d’aspects. Pour expliquer la base populaire du fascisme, Trotski dit: « Quand le peuple ne trouve pas de solution dans l’espoir révolutionnaire, ( c'est-à-dire dans une politique conforme à ses intérêts, enlevons le mot révolutionnaire qui brouille le message), le peuple cherche dans ce cas-là des espoirs contre-révolutionnaires ». Traduit en langage moderne, enlevons le débat réforme-révolution, ça veut dire que le vote protestataire pour le Front National a toujours à voir avec l’incurie de la gauche. Si la gauche faisait normalement son boulot, pour parler simplement, on n'aurait sans doute pas le vote Front National.

Pascale Fourier  : Il y a, encore une fois, quelque chose que je ne comprends pas très très bien.... Je ne comprends pas pourquoi les socialistes ne comprennent pas pourquoi on a besoin d’espérance et pas simplement de mesures ou de mesurettes....

Laurent Mauduit : Il faut croire dans l’honnêteté des hommes: il y en a certains qui peuvent penser qu’il y a une part d’espoir dans les mesures qu’ils portent. Ce qu’il faut quand même malgré tout espérer, c’est qu' on tire les enseignements . Il y a une part de lucidité à avoir. C’est le débat qu’on avait tout à l’heure ensemble sur l’autisme des socialistes. Certains disent: « Attendez, on a créé des emplois… on n'est pas compris ». Je pense qu’après un choc comme celui du 21 avril, même ceux qui s’accrochent à ces explications devraient avoir l’énergie de se dire: « Cette défaite-là n’est pas ordinaire », et donc penser que ça appelle à une sorte de sursaut, de diagnostic, d’audit de ce qu’ils ont fait, et puis de la déroute vers laquelle on se dirige si… Ce n’est pas seulement les socialistes, c’est la planète organisée de la Gauche qui s’est effondrée. Toute la planète! Et donc pas seulement les socialistes. Parce que, quand je vous parlais toute à l’heure de la rupture, de l'absence d’empathie avec les milieux ouvriers... il n’y a plus de liens de sympathie organisée, mais il faut compléter le jugement. Très logiquement, vous pouvez aussi observer que si le PS et le PC n’ont plus le lien avec les milieux ouvriers-employés, la gauche radicale n’a pas capté ça pour autant! La gauche radicale fait sûrement des choses très bien, elle révèle - on parlait d’Attac la semaine passée- , elle révèle des colères, des protestations, de Seattle à Florence, notamment de la jeunesse. Mais voilà, il reste que, en France, la question politique qui est posée est : « Est-ce qu’il reste une alternance politique après la droite ? ». Et il n’y aura pas d’alternance politique s’il n’y a pas des couches sociales qui font que le projet de la gauche est politiquement majoritaire. Donc ça pose indéniablement la question, toujours, de la reconquête de ces milieux- là, milieux ouvriers-employés, que personne, à mon avis, ne se pose.
Au sein du PS, moi j’entends les débats politiques qu’il y a! Le courant gauche du PS autour d’Emmanuelli et de Mélanchon, en terme de positionnement politique, ils parlent de mesures plus énergiques, de mesures d’espoir. C'est très bien, ça. Mais à chaque coup, la gauche nous fait le coup: « Attendez, on va prendre des petites mesurettes de gauche ». Et même après le premier tour de la présidentielle, ils nous ont fait ce coup-là : « On va essayer de muscler un petit peu ». Là, le problème est beaucoup plus grave que ça pour la gauche! C’est pour ça que je pense qu’il y a une sorte de tournant terrible, de basculement historique: c’est que les couches sociales que la gauche a mis 20 ans à désespérer, si elle veut un jour les reconquérir, - et il n’est même pas sûr qu’elle le veuille… Quand on entend les gens, on n’est même pas sûr… Moi je n’entends pas dire:« Tenez, on va retourner faire du porte dans les HLM pendant des années, des années, pour essayer de regagner les gens qu’on a perdus » . Mais voilà le travail! Si la gauche voulait redevenir ce qu’elle était, ce n’est pas seulement des lueurs d’espoir, ce serait une sorte de volonté politique tendue sur un objectif politique terrible. Terrible, je veux dire terriblement dur pour elle à atteindre, qui serait de reconquérir les couches populaires du pays. Le veut-elle??? Je n’en suis pas certain.

Pascale Fourier  : Est-ce que le choix qu’elle fait ne consisterait pas à former une espèce de grand parti de gauche fédéré autour du Parti Socialiste, en espérant que les choses se passent un petit peu comme aux Usa, c'est-à-dire que la majorité des gens ne votent pas, et…

Laurent Mauduit : Oui c’est l’hypothèse dont je parlais toute à l’heure avec une sorte de grand parti démocrate à l’américaine, des grandes machines électorales. Certains évoquent le projet explicitement.Moi, ce qui me frappe beaucoup, c’est qu’il y a peu de gens qui évoquent un autre projet qui pourtant me semblerait intellectuellement assez cohérent, assez intellectuellement attirant, qui est l’exemple… je sais pas s’il faut faire référence au Parti des Travailleurs brésiliens dans lequel on a, transposons la situation française, on a Olivier Besancenot et François Hollande dans ce parti-là. Si j’en appelle à la mémoire des gens de gauche qui nous écoutent, les plus âgés d’entre eux, moi ça me fait penser au Parti Socialiste Autonome, le PSA qu’on a connu à la fin des années 50. Souvenez-vous, la SFIO de l’époque, donc les socialistes de l’époque, - les dirigeants en tous les cas- , mènent une politique ultra-droitière. Il y a l’Algérie, il y a la torture en Algérie, il y a une explosion de colère au sein du PS, et puis naît alors un petit parti, qui ensuite prospère et devient assez grand qui s’appelle le PSA, qui est l’ancêtre de ce qui deviendra le PSU plus tard. Mais dans le PSA, il y a des gens de gauche et d’extrême-gauche… En tous cas, qu’est-ce que je veux dire par là, « de gauche et d’extrême-gauche » ? C’est qu’il n’y a pas d’exclus au débat. Tout le monde se réunit et tout le monde débat ensemble pour essayer de tirer le bilan. Moi ce qui me frappe beaucoup, et c'est le facteur de mon pessimisme, c’est que je ne vois pas ces lieux de débats, de regroupements collectifs. Je vois des tactiques personnelles à droite, à gauche, mais aussi dans la gauche radicale. J'ai l’impression que certains, même dans la gauche radicale, aimeraient bien faire prospérer le petit magot qu’ils ont gagné pendant la présidentielle. Gros magot ... Je pense qu’une partie du vote d’extrême-gauche est aussi le produit du désespoir qu’a induit la politique de la gauche officielle, la gauche de gouvernement. Si la LCR, le parti de Besancenot, qui a fait un très beau score à la présidentielle, a envie de gagner 100, 200, 300 voire même 3000 militants en plus, magique pour eux !... mais moi comme citoyen, je trouve que ça ne fait pas du tout avancer le schmilblik pour autant que la question qui est posée est : « Est-ce que la gauche dans son entier arrivera à refonder un modèle, un projet de société cohérent, sur quelle politique, et s’appuyant sur quelle force sociale ?

Pascale Fourier  : J’aurais voulu faire un espèce de pont entre les deux émissions, la première portant plus sur l’aspect économique, et la deuxième plus sur l’aspect politique à proprement parler: est-ce que l’éloignement de la gauche de son électorat qu’on pourrait dire « naturel », d’une certaine façon, est-ce que cet éloignement n’est pas dû à une absolue abdication de la pensée pendant une trentaine d’années,de la volonté de penser cette évolution économique. Est-ce que la gauche, du coup, ne s'est pas fait avoir comme les petits papillons par la lumière par l’ensemble des mythes qui ont été produits notamment par les libéraux ?

Laurent Mauduit : Oui. Il faut jamais insulter les hommes. Il faut essayer de comprendre les évolutions, et les évolutions sont tellement formidables qu’il arrive que les hommes, même les plus trempés, se fassent broyer . Moi ce qui me frappe dans la mutation économique que l’on vit, qui est terrible, très forte, très accélérée et très profonde, - économique, mais les évolutions économiques touchent au pacte social, c'est-à-dire à la façon dont les hommes ont de vivre ensemble dans la cité - , moi, ce qui me frappe beaucoup, c’est qu’on a connu d’autres mutations comme ça dans l’Histoire, et en général les grandes crises, les grandes mutations créent pour les hommes les instruments intellectuels pour les comprendre. Evidemment la référence que j’ai envie de faire tout de suite, c’est 1848, la grande révolution européenne ouvrière, où pour la première fois la classe ouvrière européenne agit politiquement pour son propre compte, et voilà Marx qui ne fait qu’exprimer le mouvement politique qui se dessine à l’échelle de toute l’Europe... Mais on pourrait dire la même chose de la grande dépression de 1929 et de Keynes. Je veux dire que les génies ne sont pas des génies abstraits; ils ont le talent d’essayer de rationaliser un mouvement qu’ils ont sous les yeux et qu’ils observent... Et je trouve que la singularité de la crise que l’on vit, une crise terrible, très profonde, une mutation très très violente, c'est que cette crise-là n’a pas généré les instruments intellectuels pour la comprendre. Et du coup regardez bien les déchirements que la gauche européenne a vécus... Certains, les socialistes allemands, le SPD, en 1959, font un grand congrès à Bad Godesberg, une petite ville au bord du Rhin, et ils vont leur aggiornamento, ils se convertissent à l’économie de marché et ils abandonnent le socialisme. Ce sont les seuls vraiment qui prennent le temps d’un congrès, de réfléchir en disant: « on change ». Les socialistes français n’ont jamais eu ce courage-là. Vous avez l’alternance, 81; la gauche arrive au pouvoir, et aussitôt après vous avez 82! Ils heurtent de plein fouet le mur de la « contrainte extérieure » comme on a dit. Et voilà ! Et ensuite, chien crevé au fil de l’eau ! Ils s’en vont. Il n’y a jamais de moment pour réfléchir. Prenez un seul exemple. Prenez laquestion du statut d’une entreprise par exemple ? Est-ce qu’il y a des intérêts divergents entre les employeurs et les employés ? Est-ce que, macroéconomiquement, il y a des intérêts contradictoires entre le capital et le travail ? Quand même, pour quelqu’un de gauche, c’est, quand même, un gros débat… c’est quand même assez décisif comme débat ! Est-ce que la lutte des classes continue ? Tout ça, ce sont des débats qui renvoient à la critique de l’économie politique de Marx: ce ne sont pas des débats seconds. Eh bien, comment ça s’est réglé chez les socialistes ? Oh c’est très simple ! Déclaration de Mitterrand un jour, en 1984, en janvier 1984 exactement, où il dit: « Les entreprises, c’est le lieu de création des richesses ». Quelques mois avant, il disait :« Les patrons, il faut leur faire rendre gorge » par allusion aux frères Willot qui étaient à la tête de la compagnie Boussac. Et puis d’un seul coup, hop, les patrons ça devient symbole Tapie, les nouveaux héros des temps modernes. Voilà, ça a été donc un basculement non réfléchi, non pensé, avec des caricatures folles. Ca a été les dérives qu’on a connues… l’argent fou, les années fric, les années Tapie  ! Jospin, ce n’était pas le même tempérament. Il a résisté un peu à ça. Mais malgré tout, peut-être qu’au bout du compte, les années Jospin ont été encore pires comme années-fric. Pires… ça a été les années stock-options. Quand je pense à certains de mes anciens amis, quand j’étais jeune, quand je militais, avec qui on avait une part de rêve, une part d’utopie toujours, je me dis qu’au bout du compte, c’est devenu la « génération stock-options ». Ca me fait peur un petit peu parce que je me dis qu’il y a une sorte de crise de la pensée terrible. La génération à laquelle j’appartiens, c'est la génération post 68; mais on rêvait encore de révolution; il y a eu le choc des évènements, il y a eu le mur de Berlin qui s’est effondré... Nos convictions se sont largement effondrées... Quand un homme avance, il a envie toujours de passer ses convictions au tamis, d'essayer de se dire: « Tiens, qu’est-ce qui reste de mes convictions anciennes ? Qu’est-ce qui est encore valide et qu’est-ce qui ne l’est plus ? »... Et je trouve que cette génération-là, je parle de ma génération à moi, mais c’est plus globalement la gauche... Il y a plein de gens, je me dis qu’il y a sans doute beaucoup de militants, beaucoup d’individus qui sont frustrés d’un grand débat. Qui se sont dit : « Tiens, dans notre génération, on n’a jamais pris le temps de réfléchir et de passer au tamis nos convictions anciennes ». Eh bien voilà, le monde s’est effondré... Et vous savez, il y a un philosophe avant Marx, - et Marx reprend ce concept-là- , Hegel, qui parlait de« weltanschauung », de « vision du monde », une conception du monde. Moi, ce qui me frappe, c’est que la conception du monde, la conception ancienne de la gauche s’est effondrée, le dernier effondrement... Ca a été le mur de Berlin, puis l’onde de choc derrière. La dernière onde de choc, la réplique du tremblement de terre, c’est le 21 avril. Tout ça s’est effondré, et je me dis que la gauche, pour se reconstruire, d’abord devra reconstruire sa pensée.

 


 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 20 Décembre 2002 sur AligreFM. Merci d'avance.