Pascale
Fourier
: Et notre invité aujourd'hui est...
Gérard
Mauger : Gérard
Mauger, je suis sociologue, directeur de recherches au CNRS, chercheur
au Centre de sociologie européenne, un laboratoire fondé
par Pierre Bourdieu il y a longtemps, laboratoire rattaché au
CNRS et à l'Ecole des Hautes études en sciences sociales,
et puis par ailleurs je suis membre du collectif Raisons d'agir...
Pascale
Fourier : Alors,
je vous ai fait venir parce que je m'interroge: je date, il faut le
dire, de l'époque où Georges Marchais existait encore,
et quand j'étais petite, j'entendais parler de classes sociales,
de lutte des classes...et c'est quelque chose qui me semble avoir complètement
disparu du discours ambiant. Alors, ça n'existe plus, les classes
sociales?
Gérard
Mauger : Alors...c’est
disparu du discours, ça, c'est vrai. Ça tend à
disparaître du discours... sauf qu'on va faire le contraire aujourd'hui...C’est
de fait disparu du discours. Il y a Arlette qui continue, -"travailleurs,
travailleuses"-, mais ça semble un peu marginal, alors qu'on
ne pouvait pas considérer Georges Marchais comme un marginal
du champ politique à l'époque où il s'exprimait.
Il était une manière de faire exister, dans le discours,
dans les représentations, la « classe ouvrière »
(on disait encore ça à l’époque), cet univers
des classes populaires et plus spécifiquement de la classe ouvrière.
D’ailleurs Georges Marchais par sa manière d’être,
sa façon de parler, avec sa sorte de gouaille, exprimait dans
le champ politique une manière d’être populaire en
politique qui a disparu, purement et simplement – à part
peut-être encore Arlette, comme je le disais tout à l’heure.
Il représentait également les classes populaires par le
contenu de son discours politique. Il parlait des ouvriers, il parlait
de la classe ouvrière, il parlait de lutte des classes. Cela
lui arrivait, même encore à lui je crois – encore
que c’est le moment du virage, Marchais…-moi qui suis plus
ancien que vous, je pourrais parler de Duclos, et d’autres encore.
Donc ce langage-là était présent, c’était
un langage marxiste dans ses assises et qui proposait une vision du
monde construite sur les classes sociales en lutte. Et le Parti Communiste
là-dedans, avec son grand syndicat qui le flanquait, la CGT,
étaient des instruments politiques de cette lutte des classes
en faveur des classes dominées et de la classe ouvrière
en particulier.
Il faut bien dire que ce discours-là n’est plus tenu par
grand monde, c’est vrai, ou il apparaît aujourd’hui
comme très marginal, et dans le champ politique et dans le champ
intellectuel. Je pense que les Marxistes n’ont pas disparu tant
s’en faut, mais ils existent beaucoup moins qu’ils n’ont
existé pendant tout un temps. On peut dire que le marxisme a
cessé d’être l’ »horizon indépassable
de notre temps », comme disait Sartre il y a bien longtemps.
Mais pour autant, si les classes sociales sont disparues du discours,
je ne pense pas qu’elles soient pour autant disparues dans la
réalité du monde social tel qu’on peut empiriquement
tenter de l’étudier.
En termes de visibilité, je pense que, s’il est vrai que
les classes populaires, ou la classe ouvrière, sont devenues
de plus en plus invisibles pour de multiples raisons, - y compris de
bonnes raisons, empiriques- , on ne peut pas en dire autant des classes
dominantes, de la bourgeoisie. Ça fait obscène, je sais
bien, de dire « la bourgeoisie », je le fais exprès....
La bourgeoisie est une classe mobilisée, particulièrement
visible dans l’espace social. Elle est dotée d’une
idéologie propre, la pensée néo-libérale
telle que l’ont construite les prophètes de la Société
du Mont-Pèlerin, reprise dans le consensus de Washington, notamment…Elle
est dotée d’organisations de combat dans le champ politique :
le Medef quand même, ça existe et ça se voit! Monsieur
Seillière est un porte-parole digne de la classe qu’il
incarne à mon avis au mieux, de multiples façons, économiquement,
mais aussi culturellement, dans sa manière d’être…il
est une incarnation aussi parfaite que Georges Marchais pouvait l’être
des classes populaires, peut-être même plus réussie.
Donc la bourgeoisie existe idéologiquement, elle existent organisationnellement,
elle existe dans le champ politique où elle a de multiples relais,
y compris – elle les a conquis - les partis « social-démocrate »
qui se sont ralliés finalement à cette idéologie
de la bourgeoisie offensive d’aujourd’hui. Elle existe internationalement:
on pourrait dire qu’il y a une internationale de la bourgeoisie
alors que celle des ouvriers a fait long feu. Bref en termes de
visibilité, il y a une classe qui reste parfaitement visible,
extrêmement organisée, très prégnante, très
très offensive. Alors en face de cela il y a une réelle
invisibilité politique, symbolique des classes populaires. C’est
vrai que ça, c’est une véritable question qu’il
y a à se poser, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’elles
soient disparues, tant s’en faut. Il y a de multiples raisons
en tout cas qui permettent de penser qu’elles continuent d’exister.
Pascale
Fourier :
Justement, lesquelles ?
Gérard
Mauger : On
peut poser la question au moins de deux façons pour moi classiques.
Il y a la façon marxiste de poser la question de l’existence
des classes sociales. On va rappeler des banalités, mais on peut
distinguer deux classes, fondamentalement: il y en a une qui détient
les moyens de production, celle dont je parlais à l’instant,
et il y en a une qui n’a que sa force de travail. Si c’est
une vision simple, simplette diront certains – à mon avis
à tort – dans son fondement, on ne peut pas dire que son
fondement ait cessé d’exister; il existe toujours, même
si des choses ont changé, même si la capacité qu’ont
les classes dominantes et possédantes en particulier à
conquérir de nouveaux alliés en distribuant des stock-options
par exemple a élargi le cercle de la bourgeoisie, des classes
dominantes. Les choses changent un peu, mais en tout cas à mon
avis, en ce qui concerne le fondement, si on croit ce fondement, alors
il n’y a aucune raison de cesser d’y croire, il existe toujours.
Alors ce n’est pas exactement mon point de vue à moi, je
pense que je serais plus proche d’un point de vue weberien, celui
que Bourdieu avait repris et développé et qui considère
que le monde social ne peut pas être décrit seulement à
partir d’une seule variable, celle du capital économique,
mais qu'il doit être décrit à partir de multiples
dimensions : il s’agit d’une vision multi-dimensionnelle
du monde social, qui intègre non seulement le capital économique,
mais aussi, en particulier, le capital culturel. C’est peut-être
un des changements essentiels qu’a introduits Bourdieu par rapport
à Marx : une vision multidimensionnelle du monde social
– capital économique certes, mais aussi capital culturel,
capital social etc. Et d’autre part, l’autre rupture par
rapport à Marx consiste en une vision un peu intellectualiste
du monde social qui tend à penser : « Ces classes
qu’on fait exister sur le papier, celles qui n’ont que leur
force de travail, est-ce que pour autant ça fait une classe mobilisée,
ça ? Non ». L’idée qu’a
introduite Bourdieu, c’est que pour que ces classes qu’on
fait exister sur le papier puissent exister dans le monde social, il
faut tout un travail symbolique et politique, d’organisation,
pour que la classe en soi - sur le papier - devienne une classe pour
soi, capable de passer à la lutte. Alors si on se place dans
ce cadre-là, si on considère la proximité et les
distances entre les différents groupes sociaux telles qu’on
peut les représenter par une espèce de carte du monde
social, on peut dire que les inégalités du monde social
n’ont fait que se renforcer, depuis 30 ans. Alors que pendant
30 ans elles avaient régressé, elles n’ont fait
de nouveau que se renforcer. C’est une situation un peu paradoxale.
On parlait de forte conscience de classe, d’une classe qui existait
très fortement, on le voyait dans les 30 années d’après-guerre,
alors qu’à cette époque-là les inégalités
régressaient, et aujourd’hui c’est l’inverse,
les inégalités de nouveau se creusent et les consciences
de classe se défont.
Alors en deux maux, ces inégalités, c’est d’abord
des inégalités économiques, on en parlait tout
à l’heure. Il y a des inégalités de salaire.
En 2000, un ouvrier gagne à peu près deux fois et demie
de moins qu’un cadre, en moyenne. Mais on oublie toujours une
inégalité beaucoup plus fondamentale, une inégalité
de patrimoine qui renvoie à ce dont je parlais tout à
l’heure, la détention des moyens de production. Les inégalités
de patrimoine, c’est gigantesque: c’est de 1 à 70
au moins, et sinon plus. Cela n’a pas changé, et de nouveau
même, ça se renforce.
D’autres aspects de ces inégalités: c’est
le creusement des distances sociales, ou le maintien des distances sociales
entre les différentes classes sociales. Quand je parle de distances
sociales, c’est d’une part la possibilité de passer
d’une classe à l’autre – en langage de sociologue,
on appelle ça la mobilité sociale - qui passe essentiellement
par le biais de l’école.
En matière d’inégalités par rapport à
l’école, rien n’a changé, fondamentalement.
Je ne nie pas la massification scolaire, mais on peut dire que grosso
modo il y a une espèce de translation générale
du niveau qui maintient intactes les inégalités. Pour
donner un chiffre, un enfant de cadre a aujourd’hui 24% de chances
d’accéder à une grande école, et les chances
pour un enfant d’ouvrier sont de 1,1%. Ça a plutôt
régressé, les chances pour un enfant d’ouvrier d’accéder
à une grande école ont baissé, par rapport au temps
où moi j’allais à l’école. Voilà
un élément empirique qui valide l’idée d’étanchéïté
des classes sociales : les chances de parvenir au sommet, quand
on vient d’en-bas sont toujours aussi faibles qu’avant,
peut-être même plus faibles.
Autre indicateur, c’est l’homogamie. L’homogamie,
c’est le fait de se marier entre soi. L’homogamie n’a
pas baissé. Les ouvriers épousent des ouvrières
et les bergères n’épousent pas de princes charmants.
Encore un autre type d’écart : dans le jargon bourdieusien,
on dira des écarts d' « habitus »
de classe, c’est-à-dire des écarts dans la
manière d’être, de voir, de sentir, de juger…Autant
qu’on puisse en juger, à travers des indicateurs comme
l’indicateur de consommation par exemple, qui permettent d’objectiver
des goûts par exemple, là aussi on constate une très
grande stabilité. Les écarts restent massifs entre les
types de consommation, d’une classe sociale à l’autre,
par exemple entre les classes dites moyennes et les classes populaires.
Autour d’un certain type de dépenses, par exemple les dépenses
de loisirs ou de vacances, il y a des écarts absolument considérables
qui séparent de façon assez discrimante les classes moyennes
des classes populaires et qui indiquent la perpétuation, même
si cela se modifie, de formes d’habitus de classe propres à
ces différentes classes.
Voilà ce que je peux dire, de manière un peu schématique,
sur les inégalités objectives qui continuent, je crois,
de fonder l’existence de classes sur le papier. Le problème,
c’est qu’à ces classes sur le papier ne correspondent
pas nécessairement des classes vécues, des classes pensées,
des classes mobilisées, des classes agissantes, ou en tout cas,
c’est très inégalement vrai.
Pascale
Fourier :
Il y a un petit truc que je n’ai pas compris : vous me dites:
« Oui, les classes ça existe, il y a des réalités
objectives qu’on ne peut pas nier, et en plus de cela on voit
que les inégalités se renforcent, donc il n’y a
aucune raison en cela en tout cas pour qu’on ne puisse plus parler
de classes sociales ». Et pourtant, il y a eu une grande
disparue, c’est notamment la classe ouvrière, mais pas
seulement elle peut-être. Il y a des petites classes moyennes
qui ont été remplacées par de grandes classes moyennes
qui sont plus riches que de raison peut-être…et pourquoi
subitement tout cela a disparu ?
Gérard
Mauger : Alors
je pense que c’est une question importante, décisive même,
et compliquée : je pense qu’il n’y a pas de
réponse univoque, simple, je pense qu’il faut conjuguer
de multiples facteurs.
Du côté par exemple du monde ouvrier.... On ne peut pas
nier les atteintes « morphologiques », aurait
dit Halbwachs autrefois, à cet univers ouvrier. D’abord
réduction numérique : les ouvriers sont moins nombreux
qu’ils ne l’étaient. Ça ne veut pas dire qu’ils
aient disparu!! Ca me rappelle une expérience drôle que
faisait Pialou avec ses étudiants en leur demandant : « Alors,
il y a combien d’ouvriers en France ? », et les
étudiants en sociologie répondaient : « 200
000, 300 000, 600 000, 1 million ? ». Alors la réalité,
ce n’est pas tout à fait ça quand même, on
en est à l’heure actuelle à 27,9% de la population
active. C’est moins que ça ne l’était, au
maximum ça a été 39,1% en 1962, mais on est encore
à 27,9%, ce n’est pas encore tout à fait rien du
tout. Ça fait un peu moins que les employés qui eux ont
augmenté de manière spectaculaire : ils sont passés
de 16,5% en 1962 à 29,9% aujourd’hui, c’est-à-dire
qu’ils ont dépassé même les effectifs des
ouvriers, mais de peu, et de plus la condition objective de ces employés
tend à se rapprocher de plus en plus de celle des ouvriers au
point qu’ils deviennent difficilement discernables. Donc grosso
modo, on a la majorité de la population active qui est composée
de classes qu’on peut dire populaires pour faire vite, qui représentent
quand même plus de la moitié de la population active, nettement,
et cela, c’est une donnée à peu près stable.
Reste que c’est vrai qu’il y a eu ces restructurations industrielles,
ces liquidations de secteurs entiers du monde ouvrier qui étaient
même des bastions du monde ouvrier, qui avaient non seulement
une valeur économique stratégique mais aussi symbolique,
stratégique pour ce monde ouvrier : par exemple les métallos
de l’industrie lorraine des années 80... cela a été
liquidé. C’était un haut lieu de la classe ouvrière!
Les mines aussi... Tout cela a disparu. C’a été
des atteintes matérielles, mais aussi symboliques, des transformations
morphologiques essentielles de ce monde ouvrier.
Ce n’est pas tout. Il y a eu aussi la mise en place de nouvelles
stratégies managériales de la part de cette classe dont
on parlait tout à l’heure, une classe organisée,
efficace, puissante et combattive qui a contribué, je pense,
activement, à la démoralisation du collectif ouvrier,
à la fois en l’émiettant à travers de multiples
stratégies - on pourrait développer, je pense notamment
au développement de la sous-traitance, au développement
d’un autre style de direction et d’une autre organisation
de la production, entre autres…Ces stratégies visent grosso
modo à une individualisation de plus en plus grande. Tout cela
a eu des effets très corrosifs sur les collectifs ouvriers.
Il y a aussi d’autre part la montée du chômage dans
les classes populaires, et la précarisation, qui bien sûr
n’aident pas à la cohésion et créent une
espèce d’atmosphère générale de « on
fait gaffe et sauve-qui-peut ». Chacun essaie de sauver sa
peau dans un univers de plus en plus difficile, menacé, fragilisé,
insécurisé. Il y a toutes ces choses-là qui existent,
on pourrait développer beaucoup, et je pense que c’est
tout à fait important.
Il y a d’autres aspects aussi, je pense, qui contribuent à
ce changement, il faudrait en parler aussi longuement, c’est notamment
la massification scolaire. J’ai dit tout à l’heure
que la structure des inégalités scolaires était
maintenue. Mais pour autant, la scolarisation massive et prolongée,
y compris celle des enfants des classes populaires, a eu aussi, je pense,
de multiples effets qui ne sont pas tous positifs sur cet univers des
classes populaires. Voilà tout un ensemble de facteurs structurels,
mais ce n’est pas tout.
A un autre niveau d’analyse, il faudrait aussi parler de la disqualification
politique des porte-paroles ordinaires de ce monde ouvrier. C’est
le Parti Communiste, qui a été longtemps à 20/25%,
- on sait où il en est aujourd’hui, cette espèce
de débandade du Parti Communiste ne s’est pas faite en
un jour. D’ailleurs, il faudrait l’expliquer, en rendre
compte, ce n’est pas tout à fait simple et c’est
d’ailleurs un défi pour les sociologues, de tenter de comprendre
pourquoi cette débandade du Parti Communiste. Il y a aussi le
taux de syndicalisation. On était à 40% de syndiqués
en 1949, aujourd’hui on est à peine à 10%. Donc
désyndicalisation, dépolitisation…le premier parti
pour lequel votent les classes populaires c’est l’abstention!
On dit un peu vite que c’est le Front National... mieux vaudrait
constater d’abord que c’est le parti des abstentionnistes.
Les classes populaires votaient pendant longtemps massivement à
gauche, et pour le P.C. de façon privilégiée, et
elles se sont réfugiées aujourd’hui non pas sur
Le Pen mais plutôt sur l’abstention.
Débandade économique, débandade politique, mais
aussi débandade symbolique, cela on peut le voir à différents
niveaux. Chez les intellectuels, et cela compte, c’est la débandade
du marxisme dont j’ai dit un mot tout à l’heure.
Mais cela veut dire aussi, de façon beaucoup plus massive, la
disparition des mots de la tribu, des mots qui faisaient exister la
tribu, comme « ouvrier », « usine »,
« patron », « classes »,
« lutte des classes »…Ces mots-là
sont dévalués, démonétisés, ils vous
font passer pour un dinosaure quand vous les prononcez…On les
a remplacés par tout un nouveau vocabulaire : « ouvrier »
est devenu « opérateur », « usine »
est devenu « entreprise », « patrons »
est devenu « forces vives de la nation » …Vous
voyez, on a transformé le vocabulaire. C’est un changement
symbolique, qui fait perdre le Nord. Ces mots servaient de repères
pour se situer dans le monde social, pour se penser soi-même par
rapport aux autres, ..... On a dévalué, démonétisé
ces mots-là qui sont devenus imprononcés et imprononçables,
et on en a mis d’autres à la place. Et défaire une
vision du monde social, c’est aussi contribuer à en faire
une autre. On a défait la vision du monde social divisé
en classes dans le registre politique, symbolique, organisationnel,
économique…Il y a donc plusieurs raisons qui convergent
pour expliquer ce phénomène bizarre d’ « invisibilisation »
des classes populaires.
Pascale
Fourier :
Mais alors, à qui profite le crime ?
Gérard
Mauger :
Ah, mais c’est tout bénéfice pour la classe qui
continue d’exister! Cela profite à ces classes dominantes,
triomphantes comme elles ne l’ont jamais été. On
vit depuis 30 années une bourgeoisie triomphante qui fait sa
loi, qui fait la loi partout, et qui le fait d’autant plus facilement
qu’en face d’elle elle n’a rien du tout. En face d’elle,
elle a une résistance réduite à pas grand-chose,
presque à néant. Par exemple, on parle en ce moment de
ce conflit d’Opel, qui me semble être un indicateur simple
de la persistance du caractère le plus traditionnel qui soit
des luttes de classes. De quoi s’agit-il ? Il s’agit
que les ouvriers d’Opel veuillent bien travailler plus longtemps
pour un salaire moindre, c’est cela l’enjeu! En l’occurrence,
ça résiste un peu, mais on voit très bien l’enjeu,
il est d’une simplicité biblique! C’est tout à
fait archaïque, mais ce n’est pas moi qui suis archaïque
là, je ne fais qu’énoncer les choses comme elles
sont. Cette lutte se poursuit, avec de la part des classes dominantes
une obstination féroce, butée, et il faut bien dire triomphante
pour de multiples raisons et entre autres pour celle que j’indiquais,
qui fait que, en face, c’est difficile, bien que dans le cas d’Opel
il y ait un sursaut…Mais concernant le nœud du conflit, ça
change assez peu, très peu même…
Pascale
Fourier :
Et les représentations, finalement, elles sont faites par qui ?
Ma question est peut-être un peu bête…
Gérard
Mauger :
Non, pas du tout. Qui les fabrique, ces représentations ?
Eh bien, tout d’abord, il y a des professionnels da la fabrication
des représentations du monde social. Les sociologues en sont...Il
y a de la lutte aussi chez les sociologues, ils ne sont pas tous d’accord,
ils s’empaillent aussi, il y a de bonnes raisons à cela…;
on pourrait raconter aussi d’ailleurs les luttes au sein du champ
intellectuel...Il y a des producteurs professionnels des représentations
du monde social et les sociologues en sont, ils ne sont d’ailleurs
pas tout seuls, il y en a d’autres. Mais au-delà de la
sphère de la production, plutôt dans la sphère à
la fois de la production et de la reproduction élargie, il y
a bien sûr le monde des médias qui occupe une place essentielle.
Cette production, reproduction, et diffusion élargie des représentations
du monde social se fait dans de multiples secteurs qui seraient d’ailleurs
indignés qu’on dise qu’ils font cela, mais ils le
font. Il y a une espèce de structure qui organise, qui sous-tend
des tas de visions du monde social, une espèce de darwinisme
social, « que le meilleur gagne », « chacun
pour soi et Dieu pour tous », etc…qui est le fondement,
la quintessence de la pensée néo-libérale. On voit
ça présent dans de multiples secteurs, y compris les plus
innocents, par exemple dans « Star Ac », le principe
c’est de gagner, d’être le meilleur…c’est
ça le jeu, l’espèce de jeu social qu’on met
en scène perpétuellement et par lequel on convainc les
gens que le monde social est fait comme cela. C’est une espèce
de jeu où chacun se doit de triompher à condition que
les dés ne soient pas pipés, c’est-à-dire
à chances soi-disant égales. Alors je pense que ce travail
de diffusion généralisée de cette vision libérale
du monde social est faite avec une puissance extraordinaire par cet
univers médiatique.
Ce n’est pas tout... Je pense à l’école notamment.
Les écoles de la sphère dominante, celles qui sont dans
la sphère du pouvoir comme disait Bourdieu, celles qui produisent
la noblesse d’Etat, ou les écoles de commerce qui montent,
montent, montent, ces écoles diffusent la pensée managériale.
Elles bourrent la tête de leurs ouailles de ce mode de pensée
qui devient naturel, les étudiants vivent là-dedans comme
des poissons dans l’eau, ce qui fait d’ailleurs qu’ils
vous considèrent, quand vous ne pensez pas comme ça, comme
un Ostrogoth, comme une espèce de fossile...
Donc on peut dire qu’il y a de multiples instruments de lutte
qui contribuent à diffuser cette vision du monde social. Cela
concerne aussi les gens les mieux intentionnés du monde. Vous
voyez, quand les travailleurs sociaux qui s’occupent des RMIstes
leur inculquent l’idée qu’il faut qu’ils se
construisent un projet, quand ils nouent avec eux un contrat d’objectifs,
ils inculquent, et en quelque sorte imposent à chacun de se penser
comme une sorte d’entrepreneur de soi-même, comme un individu
libre et conquérant, et ils imposent ce mode de pensée
y compris à ceux qui ont le moins les moyens qu’il faut
pour pouvoir ressembler à cet individu libre et conquérant,
si tant est que celui-ci existe ailleurs que dans les phantasmes, -
ceci est d’ailleurs une autre affaire. En tout cas, ceux qui sont
le plus démunis des ressources qui permettent d’exister
comme ça, à ceux-là aussi, on leur impose cette
vision-là. Avec quelques chances de succès d’ailleurs,
parce que si vous voulez avoir votre RMI, il faut que vous soyez gentil
et que vous fassiez ce qu’il faut pour avoir l’air d’être
comme ça. Mais tout cela a des effets. Vous voyez, il y a massivement
des instruments qui contribuent à imposer une autre vision du
monde social.
Alors il faudrait se demander pourquoi ça marche. Pourquoi ça
marche si bien, y compris chez ceux qui y ont le moins intérêt.
Je crois que ça a à voir avec le fait que le discours
que je tiens moi, en tant que sociologue déterministe comme on
dit, a toujours l’air d’un discours de rabat-joie. Quand
on dit: « Les enfants des classes populaires ont très
peu de chances d’entrer à l’Ecole Polytechnique »,
ces enfants des classes populaires disent: « Ben quoi, c’est
parce qu’on est plus cons ? ». Alors évidemment,
ce n’est pas ça, mais il faut tout un long discours pour
expliquer pourquoi c’est comme ça. Tandis que ceux qui
disent: « Mais si, tu peux réussir mon gars,
vas-y ! » tiennent un discours qui est plus facile à entendre
et qui passe mieux. De plus ce n’est même pas faux :
les ressources pour réussir à l’école si
on n’est pas héritier culturel, c’est d’y croire,
c’est la croyance que c’est possible. Alors le discours
qui consiste à entretenir la croyance est plus facilement audible
que celui de quelqu’un qui dit : « Vous savez,
les chances que vous avez de réussir sont très faibles ».
C’est pourtant objectivement vrai, mais cela passe beaucoup moins.
Voilà peut-être une indication qui permet de comprendre
un peu pourquoi un discours réaliste peut passer pour un discours
rabat-joie, et donc finalement se vend moins bien. Pour qu’il
se vende mieux, il faudrait montrer comment il peut être au principe
d’une mobilisation non pas individuelle, mais collective, qui
permettrait sans doute à tout le monde de s’en sortir beaucoup
mieux.
Pascale
Fourier :
Justement comment pourrait-on maintenant inverser la tendance ?
Je ne demande peut-être pas à ce qu’on se remette
tous le petit poing en l’air en disant « luttons camarades
pour notre classe sociale », mais est-ce qu’il est
possible de faire changer les représentations et par quel ressort ?
Gérard
Mauger :
Oui, je pense que ce n’est pas facile, mais je crois que ce que
j’essaie de faire, qu’on essaie de faire ensemble, a à
voir avec ça. C’est-à-dire par exemple montrer que
cette apologie de l’individu autonome etc… est un leurre,
un leurre désastreux pour tous ceux qui ont le moins la possibilité
d’être des individus comme ils croient qu’ils sont.
C’est-à-dire que pour être ces individus-là,
autonomes machin etc, responsables, conquérants et tout ça,
eh bien il faut avoir des ressources, et que justement ceux qui sont
les plus démunis de ressources ne devraient pas adhérer
à cette vision du monde qui les invalide perpétuellement
et qui les culpabilise même, qui les fait se prendre pour des
idiots puisqu’ils ne réussissent pas dans la vie. Je pense
donc qu’on pourrait renverser cela et montrer que ce discours
est un leurre illusoire. C’est-à-dire expliquer qu’en
fait, si je reprends l’exemple de l’école, les enfants
des classes populaires ont des chances infimes de réussir à
l’école, et que s’ils ne réussissent pas,
ce n’est pas parce que, comme on devrait le conclure dans le cadre
de la pensée néo-libérale, ils sont bêtes,
mais parce qu’ils ne sont pas des héritiers culturels ;
donc ils ont beaucoup plus à faire pour pourvoir réussir.
C’est une pensée déculpabilisante qui pourrait être
génératrice de cette fameuse liberté! Je crois
que la sociologie peut être sous certaines conditions une pensée
qui déculpabilise et de ce fait une pensée libératrice.
Encore faudrait-il qu’elle puisse se faire entendre et il y a
bien du handicap pour cela...
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