Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne
EMISSION DU 6 JUIN
2003
La dette du Tiers-Monde (2/2)
Avec Damien Millet,
Secrétaire général
pour la France du CADTM. |
Pascale
Fourier :
Notre invité comme la semaine dernière est Damien Millet,
secrétaire général pour la France du Comité
pour l’abolition de la dette du tiers monde. Pascale Fourier : La dernière fois, on avait vu que la situation de la dette était absolument catastrophique pour les pays du Sud, qu’ils avaient d’énormes difficultés à rembourser, que pourtant ils avaient déjà remboursé énormément d’argent, et qu’ils étaient passés peu ou prou sous la tutelle du FMI ou de la Banque mondiale, lequel des deux je ne sais pas exactement. Ces derniers temps, on a tendance à parler d’annulation de la dette. Pourquoi finalement, on ne fait pas ça directement ? Parce qu’on ne peut pas en même temps jouer les pleureuses : « Oh, les pauvres pays du Sud qui sont si malheureux, qui n’ont pas accès à l’eau, qui n’ont pas accès à ceci, qui n’ont pas accès à cela », et en même temps ne pas voir que la solution serait peut-être l’annulation de la dette .... Cela me semble un peu hypocrite, ce chœur de pleureuses qu’on entend pourtant... Damien
Millet :
Hé oui, mais c’est ça, la communication moderne.
Les pays riches, les banques, le FMI, la Banque mondiale, le G8 sont
effectivement du côté des créanciers, donc eux ils
ont intérêt à récupérer un maximum
de créances, tout en donnant l’impression d’avoir
été le plus généreux possible. Donc on nous
parle d’aide publique au développement, mais il faut savoir
que par rapport aux chiffres qu’on a pu citer, l’aide publique
au développement représente moins de 60 milliards de dollars.
C'est-à-dire que pour 1 dollar qui entre dans ces pays au titre
de l’aide, eh bien il y en a au moins 6 qui sortent au titre du
remboursement de la dette. Donc non, on n’aide pas ces pays-là. Pascale Fourier : J’en reste muette tellement ça semble épouvantable... Mais ça veut dire que les dirigeants sont bien sûr au courant de tout cela ? Damien Millet : Evidemment, évidemment! Mais eux, ils ont l’impression de faire le maximum. Ils ne portent pas la même analyse, ils ont l’impression d’avoir été généreux, d’avoir rempli leur rôle pour aider ces pays. Mais ce n’est pas du tout ça, ils sont effectivement en train de gérer la domination du Sud. En fait la dette, au-delà de ce mécanisme subtil de transfert de richesses, c’est surtout un mécanisme implacable de domination, et ces huit pays auto-proclamés les plus riches, et auto-proclamés ayant le droit de gérer l’économie mondiale, gèrent surtout une domination implacable au détriment des populations du Sud. Pascale Fourier : Mais s’il y avait annulation de la dette, est-ce que ça ne serait pas un problème majeur ? Est-ce que cela ne créerait pas des désordres économiques absolument faramineux ? Est-ce que cela ne mettrait pas les gens qui ont prêté, ou plutôt les institutions qui ont prêté, dans des situations absolument épouvantables ? Damien Millet : Mais vous avez mis le doigt sur le problème: ce ne sont pas les gens qui ont prêté. Les institutions, elles, bénéficient grassement du remboursement de la dette. Quand on a prêté 1 dollar, qu’on a été remboursé de 7,5 dollars et qu’il y en a encore officiellement 4 en tant que créance, on a été largement remboursé de l’argent qu’on a prêté. Non, non, il n’y a absolument aucun souci si on annule la dette. Moi je vois plutôt que les problèmes majeurs actuels découlent de la dette. Si on annule la dette, qu’est ce qui se passe ? Pour vous rien, pour moi rien ! Moi, je n’ai pas prêté d’argent à la Tanzanie ou au Mali, parce que je n’ai pas d’argent à leur prêter, parce que je ne détiens pas de capitaux suffisants pour le faire. Donc l’argent a surtout été prêté par de grandes institutions privées, qui ont de toute façon déjà largement provisionné ces créances dans leurs comptes, et qui ont pu en plus bénéficier de réductions d’impôts parce qu’elles les provisionnaient. Les pays riches doivent de toute façon des réparations à ces pays-là pour cinq siècles de pillage, d’esclavage et de colonisation. Alors, cet argent est dû à la Banque mondiale et au FMI qui de toute façon sont les mandataires des pays riches et des grandes institutions créancières ; donc non, il n’y a absolument aucun souci dans l’annulation de la dette, c’est simplement une mesure de justice. Annuler la dette aujourd’hui, c’est aider les peuples en danger. Au contraire, refuser de l’annuler, c’est refuser d’aider des peuples en danger. Il y a 150 ans de cela, on a aboli l’esclavage, et les gens qui étaient contre l’abolition de l’esclavage tenaient le même discours : « Mais si on abolit l’esclavage, l’économie mondiale va s’effondrer » ; et puis non, l’économie mondiale ne s’est pas effondrée. Abolir la dette aujourd’hui, même si le problème est un petit peu différent, revient à chercher à abolir un esclavage moderne. Oui, la dette est un esclavage moderne. Pascale Fourier : Est-ce qu’on pourrait dire que c’est une forme de néo-colonialisme finalement ? Damien
Millet :
Oui, ça c’est un des arguments avancés pour l’annulation
de la dette. Il y a des arguments de plusieurs natures, mais il y a
effectivement un argument de nature politique : avec le mécanisme
de la dette, avec les plans d’ajustements structurels, les pays
riches et les grandes institutions créancières ont pris
le pouvoir dans les pays du Tiers-Monde ; c’est un abandon
de souveraineté inacceptable. Ces pays ont lutté pour
leur indépendance, ont lutté pour leur souveraineté,
on estime qu’on doit annuler la dette pour leur rendre cette souveraineté
politique. Pascale Fourier : J’ai toujours un peu l’impression qu’on présente la dette comme une sorte d’épiphénomène dans le sens où il y a une architecture économique actuelle, il y a des difficultés économiques actuelles - enfin des difficultés, ça pourrait être l’inverse, mais de facto, là, c’est plutôt des difficultés - et puis dans un petit coin, il y a le problème de la dette. Est-ce qu’on ne pourrait pas essayer de réinscrire le problème de la dette dans l’ensemble de l’architecture économique actuelle ? Damien
Millet :
Moi, je ne trouve pas que c’est dans un petit coin. Je trouve
qu’au contraire, la dette est un des centres nerveux du modèle
économique actuel. La plupart des pays vivent largement au-dessus
de leurs moyens. Le pays le plus endetté de la planète,
c’est les Etats-Unis d’Amérique, qui ont une dette
totale... si on compte la dette des pouvoirs publics, des ménages
et des entreprises américaines, on arrive à 30 000
milliards de dollars, c'est-à-dire plus de 10 fois la dette des
pays en voie de développement. Donc toutes les économies
sont très largement endettées. Le problème, c’est
que dans un modèle économique où l’on recourt
à l’endettement pour financer tout un tas de choses, pourquoi
on ne déciderait pas de mettre en place des mesures qui ne nécessitent
pas un recours à l’endettement , c'est-à-dire
notamment des mesures redistributives de richesse, un impôt mondial
sur la richesse. La CNUCED a proposé ça en 1995 - pourtant
la CNUCED, c’est un organisme des Nations Unies -, un impôt
qu’elle appelle « One shot », c'est-à-dire
qu’on prélève une fois 10% du patrimoine des 10%
les plus riches de chaque pays. Ça, c’est révolutionnaire
comme idée, pourtant ça vient de la CNUCED. Et cet argent,
on le retristribue aux plus démunis. Je peux vous dire que cela
représente une somme colossale. Si quelqu’un a 20 entreprises,
on lui en prend deux – il s’agit vraiment du patrimoine,
pas des revenus. Pourquoi on ne ferait pas ça ? Il n’y
a pas besoin d’endettement pour ça. Et d’un seul
coup on pourrait éradiquer l’extrême pauvreté
de la planète. Ou une taxe Tobin, par exemple, comme l’avancent
Attac et beaucoup d’autres, c’est-à-dire une taxe
sur la spéculation financière. Il y a tout un tas d’idées
qui sont avancées. Pascale Fourier : Ce que je voulais dire tout à l’heure concernait plus les représentations, c’est que, quand on s’intéresse à l’économie, le problème de la dette ce n’est pas tant qu’il ne soit pas important, mais en tous les cas il est laissé dans un petit coin de l’esprit. C’est un sujet pour lequel il n’y a pas un intérêt immédiat. On peut par exemple être dans la lutte anti-mondialisation, sans que le phénomène de la dette apparaisse comme un phénomène majeur. Or d’après ce que vous dites, j’ai l’impression au contraire que c’est fondateur dans l’expansion actuelle du capital. Damien
Millet :
Oui, moi je l’analyse comme tel. Mais il est vrai également
que la dette n’est pas un phénomène visible. On
ne montre pas des images au journal de 20 heures. Il y a une déconnexion
entre les souffrances des populations et le mécanisme de la dette
qu’il n’y avait pas sous la colonisation par exemple. La
colonisation, c’était visible. Les peuples pouvaient se
révolter, on pouvait voir une armée d’occupation,
on pouvait voir une administration sur place, qui venait d’une
métropole et qui gérait dans son intérêt
tout ce qui se passait dans une colonie. Cela se passait il n’y
a pas si longtemps que cela, mais la dette est justement ce qui a remplacé
ce mécanisme. On a remplacé un mécanisme très
visible qui était justement cette occupation et cette colonisation,
par un mécanisme invisible, qui fait le travail tout seul. Les
richesses sont pompées dans les pays du Sud et sont emmenées
près des détenteurs de capitaux du Nord, et nous passent
nous largement au-dessus, comme ça, de façon incolore,
mais pas indolore. Pascale Fourier : Une sorte de néo-colonialisme soft, finalement... Damien Millet : Soft dans les formes, mais très très dur dans les faits, dans les chiffres et dans les montants concernés. C’est vraiment le plus incroyable pillage de ressources qu’il y ait pu avoir dans l’histoire de l’humanité, à mon sens. Les populations du Sud travaillent quasiment exclusivement pour le remboursement de cette dette, évidemment de façon indirecte, mais tous les revenus qu’ils arrivent à récupérer vont terminer d’une manière ou d’une autre à l’extérieur, chez quelqu’un qui possède, 100, 1000, 10 000 fois plus qu’eux. Les transferts financiers vont dans le mauvais sens et tout notre travail de militants c’est de parvenir un jour à un inversement de ces flux financiers, de redonner à ces populations ce qu’elles méritent d’avoir, parce que chaque humain sur cette planète mérite que ses besoins fondamentaux soient garantis. Pascale Fourier : La situation est absolument épouvantable, si je vous suis, c’est une forme de néo-colonialisme déguisé, rampant; la situation ne peut pas perdurer comme cela... Alors qu’est-ce qu’on peut faire, nous, simples citoyens, pour faire évoluer la situation ? Damien
Millet :
Déjà, ce n’est pas un néo-colonialisme rampant,
c’est un véritable colonialisme. On a vu que c’était
un mécanisme de domination implacable. La Banque mondiale a utilisé
le mécanisme de l’endettement pour renforcer le pouvoir
des alliés stratégiques des Etats-Unis : le Zaïre
de Mobutu, l’Indonésie de Suharto, Pinochet au Chili, Videla
en Argentine, des dictateurs de cet acabit, et en même temps pour
ramener à la raison ceux qui voulaient un autre modèle
économique, que ce soit Allende au Chili, Lumumba au Zaïre,
Sukarno en Indonésie, Nkrumah au Ghana, bref les gens un peu
progressistes comma ça...Alors la question c’est :
ce mécanisme de domination, est-ce qu’on veut vraiment
y mettre fin ou pas ? Si on est d’accord pour l’annulation
totale de la dette du Tiers-Monde, la question c’est , comment
y parvenir ? Cette dette perdure pour une raison de rapport de
forces. On n’a jamais vu un créancier dire de lui-même :
« Bon c’est vrai, on a été salauds, on
vous a exigé beaucoup trop de remboursement, on arrête ».
Jamais cela ne se produit comme ça. Donc quand est-ce qu’un
créancier décide véritablement d’annuler
les dettes – véritable annulation, pas effets de manche
comme ce à quoi on assiste en ce moment ? Quand il est contraint
de le faire. Donc c’est en tentant d’inverser le rapport
de forces qu’on peut y parvenir. Actuellement on n’y est
pas, le rapport de forces est à notre désavantage. Mais
ça peut aller très vite, et notre but c’est de convaincre
de plus en plus de monde, c’est de sensibiliser les gens, et d’essayer
de faire pression sur ceux qui ont un petit peu de pouvoir pour y parvenir.
On a rencontré les gens du Club de Paris, qui est un peu le cartel
des pays créanciers. 19 pays riches sont regroupés dans
ce club et reçoivent un par un tous les pays pauvres qui n’ont
pas d’argent... donc vous imaginez la symétrie de la situation,
des pays riches qui ont de l’argent avec en face quelqu’un
qui n’en a pas et qui est tout seul. Et ces gens-là tiennent
un discours qui est complètement à l’opposé
du nôtre, mais le fait qu’ils aient été obligés
de nous recevoir a déjà été un premier pas.
Avant, le Club de Paris était une organisation complètement
opaque, à laquelle on n’avait pas du tout accès,
on n’avait pas accès au contenu des discussions par exemple, mais
ils ont été contraints de nous recevoir. Ça veut
dire que le rapport de forces est déjà en train d’évoluer.
La structuration du mouvement altermondialiste comme on dit avec notamment
tous les forums sociaux, qu’ils aient été mondiaux,
continentaux, locaux - il y en a vraiment eu dans beaucoup de pays et
dans beaucoup de régions-, tous cse forums là participent
aussi à la prise de conscience. Pascale Fourier : Le Comité pour l’abolition de la dette du tiers monde est pour l’annulation totale de la dette, mais j’ai cru comprendre qu’au niveau gouvernemental ou supra-national il était éventuellement question d’une annulation partielle de la dette. Je me trompe ? Damien
Millet :
Non, évidemment, il y a toute une échelle de revendications.
Au niveau officiel, au niveau du FMI, du G8, de la Banque mondiale,
il n’y a pas de volonté d’annulation, il y a seulement
une volonté médiatique d’apparaître généreux.
Donc a appelé « annulation » quelque chose
qui n’est que des allégements homéopathiques. Ca,
c’est une logique qui est complètement autre que la nôtre.
Maintenant, même à l’intérieur du mouvement
altermondialiste, il y a différentes revendications et c’est
vrai que certains se contenteraient d’une annulation partielle,
en disant : « On va rétablir ce qui ne va pas
en marge du système, mais le système on va le laisser
en place ». Evidemment, cela ne correspond pas à notre
analyse. Pascale Fourier : Mais est-ce que ça ne veut pas dire à ce moment-là que personne ne voudra jamais plus prêter aux pays du Sud ? Je pense que c’est un des arguments qu’utilisent ceux qui contre l’annulation de la dette... Damien Millet : On n’est absolument pas contre le recours modéré à l’endettement, dans des conditions démocratiques garanties où les populations sont consultées, sont associées aux projets et où les projets sont mis en place dans leur intérêt. Il ne s’agit pas du tout de refuser tout système de crédit par exemple. Mais il s’agit de mettre en place une dette qui ne soit pas odieuse. Une dette qui ne pompe pas les ressources du Sud pour financer les détenteurs de capitaux du Nord. Il s’agit de gérer un développement acceptable pour tous sur cette planète. Et pour garantir les besoins humains fondamentaux, il faut mettre à bas ce système de l’endettement, voire le modèle économique qui le sous-tend. Pascale Fourier : Je ne comprends pas très bien là, parce que j’ai quand même l’impression que…Si vous m’avez prêté de l’argent et que je ne vous le rends pas, vous ne voudrez jamais plus me prêter de sous ? Damien Millet : Déjà, moi, je n’ai pas prêté d’argent à ces pays-là... Ce sont des détenteurs de capitaux qui ont prêté, et les sommes concernées représentent moins de 3% des dettes mondiales. Mais effectivement, si on annule la dette il n’y aura plus de nouveaux prêts pour ces pays-là. Mais, et alors ? Les transferts nets sont négatifs, c’est-à-dire qu’il y a plus d’argent qui sort de ces pays au titre du remboursement de la dette que de nouveaux prêts qui arrivent. Cela veut dire que si on annule la dette et qu’il n’y a pas de nouveaux prêts ensuite, eh bien les pouvoirs publics des pays du Sud auront de l’ordre de 200 milliards de dollars en plus par an pour gérer leur développement. Et ces sommes-là sont évidemment les bienvenues vu le monde dans lequel ces gens vivent. On n’a pas d’autre alternative que de mettre à bas ce système si l’on veut que les droits humains fondamentaux soient garantis sur la planète. Pascale Fourier : C’était Des sous…et des Hommes avec Damien Millet dont vous avez pu je pense admirer les talents de pédagogue. Vous pouvez le retrouver dans un livre qui est tout aussi remarquable, tout aussi pédagogique, écrit en collaboration avec Eric Toussaint. Ça s’appelle 50 questions/50 réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale, aux éditions Syllepse.
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Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 6 Juin 2003 sur AligreFM. Merci d'avance. |