Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 6 JUIN 2003

La dette du Tiers-Monde (2/2)

Avec Damien Millet, Secrétaire général pour la France du CADTM.

 

Pascale Fourier : Notre invité comme la semaine dernière est Damien Millet, secrétaire général pour la France du Comité pour l’abolition de la dette du tiers monde.
Vous vous souvenez peut-être des circonstances dans lesquelles nous avions enregistré cette émission avec Damien Millet. Nous étions dans le parc arboré d’un hôpital, il faisait beau, c’était le 1er Mai, et notre rencontre s’était faite après avoir beaucoup, beaucoup espéré nous rencontrer et nous y étions enfin parvenus.
La semaine dernière, si vous nous avez écoutés, vous vous êtes aperçus que la situation de la dette était extrêmement difficile. Aujourd’hui, on espère vous déprimer un petit peu moins... En tout cas, je vais poser encore une question, pour une fois un peu longue d’ailleurs, à Damien Millet. Vous allez l’écouter tout de suite…

Pascale Fourier : La dernière fois, on avait vu que la situation de la dette était absolument catastrophique pour les pays du Sud, qu’ils avaient d’énormes difficultés à rembourser, que pourtant ils avaient déjà remboursé énormément d’argent, et qu’ils étaient passés peu ou prou sous la tutelle du FMI ou de la Banque mondiale, lequel des deux je ne sais pas exactement. Ces derniers temps, on a tendance à parler d’annulation de la dette. Pourquoi finalement, on ne fait pas ça directement ? Parce qu’on ne peut pas en même temps jouer les pleureuses : « Oh, les pauvres pays du Sud qui sont si malheureux, qui n’ont pas accès à l’eau, qui n’ont pas accès à ceci, qui n’ont pas accès à cela », et en même temps ne pas voir que la solution serait peut-être l’annulation de la dette .... Cela me semble un peu hypocrite, ce chœur de pleureuses qu’on entend pourtant...

Damien Millet : Hé oui, mais c’est ça, la communication moderne. Les pays riches, les banques, le FMI, la Banque mondiale, le G8 sont effectivement du côté des créanciers, donc eux ils ont intérêt à récupérer un maximum de créances, tout en donnant l’impression d’avoir été le plus généreux possible. Donc on nous parle d’aide publique au développement, mais il faut savoir que par rapport aux chiffres qu’on a pu citer, l’aide publique au développement représente moins de 60 milliards de dollars. C'est-à-dire que pour 1 dollar qui entre dans ces pays au titre de l’aide, eh bien il y en a au moins 6 qui sortent au titre du remboursement de la dette. Donc non, on n’aide pas ces pays-là.
Il y a une donnée très intéressante, c’est ce qu’on appelle le transfert net sur la dette. On prend tous les prêts qui sont arrivés dans un pays et on regarde tout l’argent qui est sorti au titre des remboursements, c'est-à-dire est-ce qu’un pays reçoit plus d’argent qu’il n’en rembourse ou pas ? Eh bien non, le transfert net est négatif, pour tous les pays du tiers-monde quasiment. En tout cas tout se passe globalement comme si, chaque année, les pays du tiers monde transféraient plus de 100 milliards de dollars au Nord. L’argent va du Sud vers le Nord. Donc la dette, c’est un moyen de transfert de richesses du Sud vers le Nord. Et c’est un moyen très subtil puisqu’il faut vraiment dépouiller le mécanisme pour comprendre à quel point on n’est pas généreux et à quel point le développement du Nord est financé par le Sud. Attention, ce n’est pas le développement des populations du Nord, mais c’est essentiellement la richesse des détenteurs de capitaux du Nord qui est financée par le travail des populations du Sud.

Pascale Fourier : J’en reste muette tellement ça semble épouvantable... Mais ça veut dire que les dirigeants sont bien sûr au courant de tout cela ?

Damien Millet : Evidemment, évidemment! Mais eux, ils ont l’impression de faire le maximum. Ils ne portent pas la même analyse, ils ont l’impression d’avoir été généreux, d’avoir rempli leur rôle pour aider ces pays. Mais ce n’est pas du tout ça, ils sont effectivement en train de gérer la domination du Sud. En fait la dette, au-delà de ce mécanisme subtil de transfert de richesses, c’est surtout un mécanisme implacable de domination, et ces huit pays auto-proclamés les plus riches, et auto-proclamés ayant le droit de gérer l’économie mondiale, gèrent surtout une domination implacable au détriment des populations du Sud.

Pascale Fourier : Mais s’il y avait annulation de la dette, est-ce que ça ne serait pas un problème majeur ? Est-ce que cela ne créerait pas des désordres économiques absolument faramineux ? Est-ce que cela ne mettrait pas les gens qui ont prêté, ou plutôt les institutions qui ont prêté, dans des situations absolument épouvantables ?

Damien Millet : Mais vous avez mis le doigt sur le problème: ce ne sont pas les gens qui ont prêté. Les institutions, elles, bénéficient grassement du remboursement de la dette. Quand on a prêté 1 dollar, qu’on a été remboursé de 7,5 dollars et qu’il y en a encore officiellement 4 en tant que créance, on a été largement remboursé de l’argent qu’on a prêté. Non, non, il n’y a absolument aucun souci si on annule la dette. Moi je vois plutôt que les problèmes majeurs actuels découlent de la dette. Si on annule la dette, qu’est ce qui se passe ? Pour vous rien, pour moi rien ! Moi, je n’ai pas prêté d’argent à la Tanzanie ou au Mali, parce que je n’ai pas d’argent à leur prêter, parce que je ne détiens pas de capitaux suffisants pour le faire. Donc l’argent a surtout été prêté par de grandes institutions privées, qui ont de toute façon déjà largement provisionné ces créances dans leurs comptes, et qui ont pu en plus bénéficier de réductions d’impôts parce qu’elles les provisionnaient. Les pays riches doivent de toute façon des réparations à ces pays-là pour cinq siècles de pillage, d’esclavage et de colonisation. Alors, cet argent est dû à la Banque mondiale et au FMI qui de toute façon sont les mandataires des pays riches et des grandes institutions créancières ; donc non, il n’y a absolument aucun souci dans l’annulation de la dette, c’est simplement une mesure de justice. Annuler la dette aujourd’hui, c’est aider les peuples en danger. Au contraire, refuser de l’annuler, c’est refuser d’aider des peuples en danger. Il y a 150 ans de cela, on a aboli l’esclavage, et les gens qui étaient contre l’abolition de l’esclavage tenaient le même discours : «  Mais si on abolit l’esclavage, l’économie mondiale va s’effondrer » ; et puis non, l’économie mondiale ne s’est pas effondrée. Abolir la dette aujourd’hui, même si le problème est un petit peu différent, revient à chercher à abolir un esclavage moderne. Oui, la dette est un esclavage moderne.

Pascale Fourier : Est-ce qu’on pourrait dire que c’est une forme de néo-colonialisme finalement ?

Damien Millet : Oui, ça c’est un des arguments avancés pour l’annulation de la dette. Il y a des arguments de plusieurs natures, mais il y a effectivement un argument de nature politique : avec le mécanisme de la dette, avec les plans d’ajustements structurels, les pays riches et les grandes institutions créancières ont pris le pouvoir dans les pays du Tiers-Monde ; c’est un abandon de souveraineté inacceptable. Ces pays ont lutté pour leur indépendance, ont lutté pour leur souveraineté, on estime qu’on doit annuler la dette pour leur rendre cette souveraineté politique.
Mais il y a beaucoup d’autres arguments : ainsi, il y a un argument moral. On a vu que la dette était l’obstacle principal à la satisfaction des besoins humains fondamentaux, on a vu qu’avec 80 milliards de dollars par an pendant 10 ans, on peut éradiquer l’extrême pauvreté de la planète. C’est la dette qui empêche de garantir cet accès universel à une eau potable, à une alimentation décente, à des soins de santé de base, à une éducation primaire. Donc l’argument moral consiste à dire : « On annule la dette pour que les peuples du Sud puissent garantir leurs besoins humains fondamentaux ». Donc argument moral d’un côté, et argument politique avec une véritable souveraineté pour ces pays-là. Argument économique aussi : il n’est pas normal que ce soient les pays du Sud qui transfèrent des richesses aux pays du Nord, vu l’état de délabrement de l’économie et du développement humain dans ces pays.
Et encore argument écologique : la plupart du temps, pour se procurer les ressources nécessaires au remboursement, ils sont obligés de sacrifier, de brader leurs ressources, mettant gravement en cause l’équilibre écologique mondial. Et donc l’annulation de la dette peut être un argument écologique.
Et puis, il y a des arguments juridiques. On peut s’appuyer sur trois notions essentielles pour l’annulation de la dette. La première doctrine juridique, c’est ce qu’on appelle l’  « état de nécessité » : un pays ne peut pas remettre en cause sa stabilité économique et sociale, simplement pour tenir compte d’un contrat international comme un emprunt. Vu l’état de délabrement dans ces pays-là, ils doivent annuler leur dette pour privilégier le développement économique et social.Il y a ce qu’on appelle le cas de force majeure. Suite aux deux événements de 1979, à ce qu’on a appelé le « coup de 1979 », la dette a été déclenchée, et ces deux événements ne sont pas du fait des gouvernements des pays ou des peuples du Sud: il n’y a pas de raison que ce soit eux qui en payent les conséquences.
Et puis, troisième type d’argument, c’est la dette odieuse. La plupart du temps, elle a été contractée par des régimes corrompus, autoritaires, dictatoriaux, et absolument pas dans l’intérêt des populations. On ne voit pas pourquoi ce serait les populations qui devraient rembourser. Dans ce cas-là, la dette est une dette personnelle des dirigeants corrompus au pouvoir. Et il y a déjà eu des précédents historiques, avant 1960 évidemment, où il y a eu une véritable annulation de la dette pour des raisons de dette odieuse.
Et puis dernier argument que j’avancerais, argument historique : on l’a dit, pillage, colonisation, esclavage. On est largement en droit de se demander si au contraire ce ne sont pas les peuples du Sud qui sont largement créanciers d’une dette envers le Nord. Le Nord devrait payer des réparations à ces peuples qui ont vu tout développement bloqué, absolument rendu impossible simplement à cause de faits historiques décidés par le Nord. Donc on estime que l’aide publique au développement ne devrait pas être appelée « aide publique au développement » mais « réparation au titre de cette dette historique, sociale, économique, politique, détenue par le Sud envers le Nord ».

Pascale Fourier : J’ai toujours un peu l’impression qu’on présente la dette comme une sorte d’épiphénomène dans le sens où il y a une architecture économique actuelle, il y a des difficultés économiques actuelles - enfin des difficultés, ça pourrait être l’inverse, mais de facto, là, c’est plutôt des difficultés - et puis dans un petit coin, il y a le problème de la dette. Est-ce qu’on ne pourrait pas essayer de réinscrire le problème de la dette dans l’ensemble de l’architecture économique actuelle ?

Damien Millet : Moi, je ne trouve pas que c’est dans un petit coin. Je trouve qu’au contraire, la dette est un des centres nerveux du modèle économique actuel. La plupart des pays vivent largement au-dessus de leurs moyens. Le pays le plus endetté de la planète, c’est les Etats-Unis d’Amérique, qui ont une dette totale... si on compte la dette des pouvoirs publics, des ménages et des entreprises américaines, on arrive à 30 000 milliards de dollars, c'est-à-dire plus de 10 fois la dette des pays en voie de développement. Donc toutes les économies sont très largement endettées. Le problème, c’est que dans un modèle économique où l’on recourt à l’endettement pour financer tout un tas de choses, pourquoi on ne déciderait pas de mettre en place des mesures qui ne nécessitent pas un recours à l’endettement , c'est-à-dire notamment des mesures redistributives de richesse, un impôt mondial sur la richesse. La CNUCED a proposé ça en 1995 - pourtant la CNUCED, c’est un organisme des Nations Unies -, un impôt qu’elle appelle « One shot », c'est-à-dire qu’on prélève une fois 10% du patrimoine des 10% les plus riches de chaque pays. Ça, c’est révolutionnaire comme idée, pourtant ça vient de la CNUCED. Et cet argent, on le retristribue aux plus démunis. Je peux vous dire que cela représente une somme colossale. Si quelqu’un a 20 entreprises, on lui en prend deux – il s’agit vraiment du patrimoine, pas des revenus. Pourquoi on ne ferait pas ça ? Il n’y a pas besoin d’endettement pour ça. Et d’un seul coup on pourrait éradiquer l’extrême pauvreté de la planète. Ou une taxe Tobin, par exemple, comme l’avancent Attac et beaucoup d’autres, c’est-à-dire une taxe sur la spéculation financière. Il y a tout un tas d’idées qui sont avancées.
Une idée importante, c’est l’expropriation des biens mal acquis. On mettrait en place des enquêtes rigoureuses, judiciaires, sur tous les fonds qui ont été détournés par des dirigeants corrompus. Et quand on a la preuve qu’il y a effectivement eu détournement d’argent, on récupère cet argent et on le redistribue aux populations, et on leur permet de le contrôler dans des fonds de développement nationaux, gérés par elles évidemment démocratiquement, mais contrôlés de A à Z par les populations locales. Ça c’est une véritable démocratie participative. Mais, évidemment, comment est-ce que les dirigeants corrompus ont pu détourner cet argent ? Grâce aux paradis fiscaux. Donc il faut supprimer les paradis fiscaux. On se rend compte que quand on aborde le problème de la dette, il y a une pelote de laine devant nous, il y a un fil –c’est la dette – qu’on tire et il y a tout le modèle économique qui vient derrière.Il y a deux types d’annulation de la dette, il y en a une bonne et une mauvaise. La mauvaise c’est d’annuler la dette mais en laissant le système en place. Et évidemment, la dette va se répéter, se reconstituer. Il faut annuler la dette, première étape indispensable – sinon il n’y a aucun développement viable possible sur cette planète -, et ensuite on met en place un autre modèle économique qui permet à tous de vivre de façon plus harmonieuse, de façon écologiquement soutenable, socialement juste, c’est-à-dire de façon humaine.

Pascale Fourier : Ce que je voulais dire tout à l’heure concernait plus les représentations, c’est que, quand on s’intéresse à l’économie, le problème de la dette ce n’est pas tant qu’il ne soit pas important, mais en tous les cas il est laissé dans un petit coin de l’esprit. C’est un sujet pour lequel il n’y a pas un intérêt immédiat. On peut par exemple être dans la lutte anti-mondialisation, sans que le phénomène de la dette apparaisse comme un phénomène majeur. Or d’après ce que vous dites, j’ai l’impression au contraire que c’est fondateur dans l’expansion actuelle du capital.

Damien Millet : Oui, moi je l’analyse comme tel. Mais il est vrai également que la dette n’est pas un phénomène visible. On ne montre pas des images au journal de 20 heures. Il y a une déconnexion entre les souffrances des populations et le mécanisme de la dette qu’il n’y avait pas sous la colonisation par exemple. La colonisation, c’était visible. Les peuples pouvaient se révolter, on pouvait voir une armée d’occupation, on pouvait voir une administration sur place, qui venait d’une métropole et qui gérait dans son intérêt tout ce qui se passait dans une colonie. Cela se passait il n’y a pas si longtemps que cela, mais la dette est justement ce qui a remplacé ce mécanisme. On a remplacé un mécanisme très visible qui était justement cette occupation et cette colonisation, par un mécanisme invisible, qui fait le travail tout seul. Les richesses sont pompées dans les pays du Sud et sont emmenées près des détenteurs de capitaux du Nord, et nous passent nous largement au-dessus, comme ça, de façon incolore, mais pas indolore.
Et tout notre travail de militants, notamment à nous au sein du Comité pour l’Abolition de la Dette du tiers monde, c’est d’expliquer ça, de montrer les fils qu’il y a derrière la marionnette, de tirer le rideau et de montrer les coulisses, et d’essayer de montrer à quel point c’est essentiel.
Il y a un tribunal de la dette qui va avoir lieu à Genève au moment du G8, pour sensibiliser sur ce problème. On essaie de braquer les projecteurs sur ce thème-là. Mais il est vrai que ce n’est pas facile, parce que les grands médias occultent cette problématique-là.

Pascale Fourier : Une sorte de néo-colonialisme soft, finalement...

Damien Millet : Soft dans les formes, mais très très dur dans les faits, dans les chiffres et dans les montants concernés. C’est vraiment le plus incroyable pillage de ressources qu’il y ait pu avoir dans l’histoire de l’humanité, à mon sens. Les populations du Sud travaillent quasiment exclusivement pour le remboursement de cette dette, évidemment de façon indirecte, mais tous les revenus qu’ils arrivent à récupérer vont terminer d’une manière ou d’une autre à l’extérieur, chez quelqu’un qui possède, 100, 1000, 10 000 fois plus qu’eux. Les transferts financiers vont dans le mauvais sens et tout notre travail de militants c’est de parvenir un jour à un inversement de ces flux financiers, de redonner à ces populations ce qu’elles méritent d’avoir, parce que chaque humain sur cette planète mérite que ses besoins fondamentaux soient garantis.

Pascale Fourier : La situation est absolument épouvantable, si je vous suis, c’est une forme de néo-colonialisme déguisé, rampant; la situation ne peut pas perdurer comme cela... Alors qu’est-ce qu’on peut faire, nous, simples citoyens, pour faire évoluer la situation ?

Damien Millet : Déjà, ce n’est pas un néo-colonialisme rampant, c’est un véritable colonialisme. On a vu que c’était un mécanisme de domination implacable. La Banque mondiale a utilisé le mécanisme de l’endettement pour renforcer le pouvoir des alliés stratégiques des Etats-Unis : le Zaïre de Mobutu, l’Indonésie de Suharto, Pinochet au Chili, Videla en Argentine, des dictateurs de cet acabit, et en même temps pour ramener à la raison ceux qui voulaient un autre modèle économique, que ce soit Allende au Chili, Lumumba au Zaïre, Sukarno en Indonésie, Nkrumah au Ghana, bref les gens un peu progressistes comma ça...Alors la question c’est : ce mécanisme de domination, est-ce qu’on veut vraiment y mettre fin ou pas ? Si on est d’accord pour l’annulation totale de la dette du Tiers-Monde, la question c’est , comment y parvenir ? Cette dette perdure pour une raison de rapport de forces. On n’a jamais vu un créancier dire de lui-même : « Bon c’est vrai, on a été salauds, on vous a exigé beaucoup trop de remboursement, on arrête ». Jamais cela ne se produit comme ça. Donc quand est-ce qu’un créancier décide véritablement d’annuler les dettes – véritable annulation, pas effets de manche comme ce à quoi on assiste en ce moment ? Quand il est contraint de le faire. Donc c’est en tentant d’inverser le rapport de forces qu’on peut y parvenir. Actuellement on n’y est pas, le rapport de forces est à notre désavantage. Mais ça peut aller très vite, et notre but c’est de convaincre de plus en plus de monde, c’est de sensibiliser les gens, et d’essayer de faire pression sur ceux qui ont un petit peu de pouvoir pour y parvenir. On a rencontré les gens du Club de Paris, qui est un peu le cartel des pays créanciers. 19 pays riches sont regroupés dans ce club et reçoivent un par un tous les pays pauvres qui n’ont pas d’argent... donc vous imaginez la symétrie de la situation, des pays riches qui ont de l’argent avec en face quelqu’un qui n’en a pas et qui est tout seul. Et ces gens-là tiennent un discours qui est complètement à l’opposé du nôtre, mais le fait qu’ils aient été obligés de nous recevoir a déjà été un premier pas. Avant, le Club de Paris était une organisation complètement opaque, à laquelle on n’avait pas du tout accès, on n’avait pas accès au contenu des discussions par exemple, mais ils ont été contraints de nous recevoir. Ça veut dire que le rapport de forces est déjà en train d’évoluer. La structuration du mouvement altermondialiste comme on dit avec notamment tous les forums sociaux, qu’ils aient été mondiaux, continentaux, locaux - il y en a vraiment eu dans beaucoup de pays et dans beaucoup de régions-, tous cse forums là participent aussi à la prise de conscience.
Les rapports Nord/Sud sont une composante importante des discussions ayant lieu lors de ces forums, et la problématique de la dette aussi. Donc ce travail, qui ne se fait pas en un jour, est quand même en train de se faire. Maintenant au bout de combien de temps on va y arriver, ça c’est une autre question. A mon sens, on est lancé dans un train qui va à toute allure contre un mur, et la question c’est est-ce qu’on va freiner avant le mur ou après le mur ? Mais on freinera, que ce soit avec le mur ou sans le mur, que ce soit le mur qui nous fasse freiner ou pas. Il faut essayer de freiner le plus vite possible, donc on essaie de sensibiliser un maximum de gens. Donc tous ceux qui veulent mettre la main à la pâte et nous aider à sensibiliser les gens sont les bienvenus évidemment, mais on n’a pas le monopole de ce combat-là, et on travaille la plupart du temps dans des collectifs relativement larges d’associations altermondialistes qui prennent en considération la problématique de la dette. Mais il est urgent de se mobiliser sur ce thème-là, d’une manière ou d’une autre. Il faut essayer d’inverser le rapport de forces.

Pascale Fourier : Le Comité pour l’abolition de la dette du tiers monde est pour l’annulation totale de la dette, mais j’ai cru comprendre qu’au niveau gouvernemental ou supra-national il était éventuellement question d’une annulation partielle de la dette. Je me trompe ?

Damien Millet : Non, évidemment, il y a toute une échelle de revendications. Au niveau officiel, au niveau du FMI, du G8, de la Banque mondiale, il n’y a pas de volonté d’annulation, il y a seulement une volonté médiatique d’apparaître généreux. Donc a appelé « annulation » quelque chose qui n’est que des allégements homéopathiques. Ca, c’est une logique qui est complètement autre que la nôtre. Maintenant, même à l’intérieur du mouvement altermondialiste, il y a différentes revendications et c’est vrai que certains se contenteraient d’une annulation partielle, en disant : « On va rétablir ce qui ne va pas en marge du système, mais le système on va le laisser en place ». Evidemment, cela ne correspond pas à notre analyse.
Alors la question, c’est annulation totale ou partielle ? Quand on a annulé l’esclavage, on n’a pas décidé de l’annuler partiellement. On n’amende pas l’esclavage, on l’abolit. Eh bien à mon avis on n’amende pas la dette, on l’abolit. L’analyse qu’on peut dresser, les différents arguments qui sont avancés pour l’annulation, sont je pense assez clairs pour dire que la dette, sous sa forme actuelle, avec l’histoire et le mécanisme qu’elle véhicule, a suffisamment duré. Donc on doit mettre fin à cette dette pour enfin pouvoir s’attaquer à ce modèle économique.

Pascale Fourier : Mais est-ce que ça ne veut pas dire à ce moment-là que personne ne voudra jamais plus prêter aux pays du Sud ? Je pense que c’est un des arguments qu’utilisent ceux qui contre l’annulation de la dette...

Damien Millet : On n’est absolument pas contre le recours modéré à l’endettement, dans des conditions démocratiques garanties où les populations sont consultées, sont associées aux projets et où les projets sont mis en place dans leur intérêt. Il ne s’agit pas du tout de refuser tout système de crédit par exemple. Mais il s’agit de mettre en place une dette qui ne soit pas odieuse. Une dette qui ne pompe pas les ressources du Sud pour financer les détenteurs de capitaux du Nord. Il s’agit de gérer un développement acceptable pour tous sur cette planète. Et pour garantir les besoins humains fondamentaux, il faut mettre à bas ce système de l’endettement, voire le modèle économique qui le sous-tend.

Pascale Fourier : Je ne comprends pas très bien là, parce que j’ai quand même l’impression que…Si vous m’avez prêté de l’argent et que je ne vous le rends pas, vous ne voudrez jamais plus me prêter de sous ?

Damien Millet : Déjà, moi, je n’ai pas prêté d’argent à ces pays-là... Ce sont des détenteurs de capitaux qui ont prêté, et les sommes concernées représentent moins de 3% des dettes mondiales. Mais effectivement, si on annule la dette il n’y aura plus de nouveaux prêts pour ces pays-là. Mais, et alors ? Les transferts nets sont négatifs, c’est-à-dire qu’il y a plus d’argent qui sort de ces pays au titre du remboursement de la dette que de nouveaux prêts qui arrivent. Cela veut dire que si on annule la dette et qu’il n’y a pas de nouveaux prêts ensuite, eh bien les pouvoirs publics des pays du Sud auront de l’ordre de 200 milliards de dollars en plus par an pour gérer leur développement. Et ces sommes-là sont évidemment les bienvenues vu le monde dans lequel ces gens vivent. On n’a pas d’autre alternative que de mettre à bas ce système si l’on veut que les droits humains fondamentaux soient garantis sur la planète.

Pascale Fourier : C’était Des sous…et des Hommes avec Damien Millet dont vous avez pu je pense admirer les talents de pédagogue. Vous pouvez le retrouver dans un livre qui est tout aussi remarquable, tout aussi pédagogique, écrit en collaboration avec Eric Toussaint. Ça s’appelle 50 questions/50 réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale, aux éditions Syllepse.

 

 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 6 Juin 2003 sur AligreFM. Merci d'avance.