Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 28 MAI 2004

Syndicalisme .... et mondialisation 1/2

Avec René Mouriaux, Docteur d’Etat en sciences politiques, directeur de recherches à la Fondation Nationale des Sciences Politiques ou Cevipof.

 

Pascale Fourier : Je suis allée voir René Mouriaux, début avril chez lui en banlieue. C ’est un monsieur absolument adorable et un ponte dans son domaine. Il est connu notamment pour avoir écrit un petit livre à La Découverte, qui s’appelle : « Le syndicalisme en France depuis 1945». Justement mes questions portaient sur le positionnement des syndicats face à la mondialisation qui s’est mise en place depuis 20 ans environ. Alors, hors micro il me disait que les syndicats s’étaient organisés au niveau européen pour répondre à cet enjeu. Et pour mieux nous faire comprendre les choses, finalement, il a brossé un panorama de l’évolution générale depuis 30 ans de la situation. Un superbe panorama qui j’espère vous plaira, vous verrez, ca dure 6.30 minutes et la petite Pascale n’a pas réussi à poser de questions.

René Mouriaux : Cette construction elle-même s’est faite dans une internationalisation générale. Et c’est d’ailleurs une des questions de savoir si l’Europe doit garder ses spécificités sociales, comme les régimes de retraites, ou si elle doit passer à l’uniformisation du modèle américain. Je simplifie, mais la chose n’est pas fausse. On est renvoyé là, à la sortie de ce que j’ai appelé, moi, le "keynésiano-fordisme". Ill y a eu le bloc des pays socialistes -ou dits "socialistes"- qui s’est effondré à partir disons du mur de Berlin et de la disparition de l’URSS, donc 1989 1991 pour la disparition de l’URSS. Et là ça a tout changé. Le paradoxe était que ces pays aux régimes politiques très autoritaires et à économie très centralisée servaient de contrepoids et laissaient penser qu’il y avait une économie autre possible. Et on craignait le modèle soviétique. Celui-ci échoue. Maintenant il n’y a plus de contrepoids. Donc à partir de la disparition de l’URSS, il n’y a plus de menace d’un contre-modèle. D’autre part ce qui faisait le Keynesiano-Fordisme était un compromis économique et social où la croissance avait été possible par le fordisme, c’est-à-dire une division des tâches, une organisation du travail taylorienne qui permettait une productivité plus forte en même temps dévalorisait le travail, le rendait plus monotone et moins qualifié, - pour une partie: il n’y a jamais eu de taylorisation totale; il restait des ouvriers qualifiés très qualifiés, mais il y avait quand même une industrie de main d’œuvre OS, d’ouvriers spécialisés qui accomplissaient des taches répétitives, monotones, standardisés et où on pouvait jouer sur l’accélération. On poussait la division du travail et on augmentait les normes. Ces normes permettaient une productivité, et les gains de productivité pendant la période keynésiano-fordiste où l’Etat intervient, particulièrement en France comme investisseur et comme planificateur. Cette économie donne au capital des ressources nouvelles, d’investissement. Donc il y a une productivité qui se déploie et un pouvoir d’achat, puisque ceux qui font les voitures doivent les acheter.

Donc ce keynésiano-fordisme a atteint ces limites dans les années 68, 60-70. Pourquoi ? Eh bien parce qu’on ne peut plus diviser les tâches: il arrive un moment où la spécialisation ou la fragmentation n’est plus possible et où l’intensification n’est plus supportable. De fait, il y a des révoltes d’OS dans les années 68-70, et ça pousse à passer à un autre type de technologies qui sont les technologies automatiques, - l’automation entre dans les nouvelles technologies. D’autre part, sans que la prospérité soit partout répandue, il y a eu une diffusion de la consommation de masse telle que la production atteint ses limites. Quand tous les couples ont leur voitures, leur frigidaire, leur téléviseur, qu’est-ce qu’on fait ? On renouvelle, mais on ne place pas d’éléments nouveaux.

Donc il y a une surproduction. Cette surproduction donc, ça c’est une crise structurelle du modèle keynésiano-fordiste. Il y a surproduction: eh bien on va exporter. Alors que jusque-là on avait une croissance relativement autocentrée, on va exporter. Mais si on exporte, on entre en concurrence puisque chacun a le même reflexe, et donc la norme de productivité moyenne mondiale va devenir la règle. Et donc les canards boîteux, pour parler comme Raymond Barre, vont être achevés. Et entre en France ce qui sera la destruction des secteurs qualifiés non compétitifs, une nouvelle division internationale du travail, avec un chômage de masse.

Et cette crise nous conduit, je l’ai dit, avec les changements de configuration politique mondiale de 89 à 91 dans un univers unipolaire. Il n’y a plus que les Etats-Unis comme puissance mondiale. Et il y a un capitalisme qui s’est retravaillé, qui a réaffirmé sont libéralisme, sous la forme de ce qu’on a appelé le "consensus de Washington". Ce consensus, énoncé à la fin des années 80 par un économiste qui a fait une partie de sa carrière au Fond Monétaire International, Williamson, définit 10 grands axes de certitude dans lesquels nous sommes: il faut réduire le budget de l’Etat, il faut consacrer le budget de l’Etat aux investissements de bases, aux infrastructures, mais tout ce qui est rentable doit être privatisé. Et je ne vous énonce pas les 10 points. C’est vraiment ce qui modèle la pensée des dirigeants de l’OCDE, du Fond Monétaire International, de la Banque Mondiale, de la Commission Bruxelloise. Il y a des objectifs communs qui se répandent partout.

 

Pascale Fourier : Lors de cette crise structurelle puis de la mise en place de politiques libérales, il me semble que les syndicats n’ont pas été porteurs d’un discours très virulent. J’ai l’impression qu’ils ont assistés hébétés à ce qui était en train de ce passer sans nous mettre en garde. On pourrait dire la même chose des partis de gauche, mais en l’occurrence, quand la dynamique générale de ce qui est en train de se faire, c’est effectivement une nouvelle division internationale du travail, vous le disiez, une extension aussi de la sphère marchande, quand on arrive à une situation qui demande une attractivité du territoire national qui amène forcement des délocalisations, que ça soit au niveau européen ou au niveau mondial, face à tout ça, j’ai eu l’impression, mais je suis peut être un peu sourde, d’une espèce de relatif silence des centrales syndicales.

René Mouriaux : Là encore, il faut se rapporter à l’Histoire. La crise, les syndicats français, en particulier la CGT, l’ont vu venir. A partir de la crise monétaire de 72, la rupture de l’accord de Bretton-Woods de l’après-guerre, la flambée du pétrole, donc il y a perception de cette crise à la fois française et européenne. Et la solution, c’est le Programme commun des gouvernements, c’est-à-dire une entente analogue à ce qui s’était fait sous le Front Populaire et à la Libération, un programme de réformes, de nationalisations, et d’économie sociale et plus planifiée.

Alors cette stratégie a échoué. Elle a échoué sur un désaccord politique, et les socialistes ayant remportés les élections avec François Mitterrand et ayant dominé le courant communiste, on voit s’établir en France une politique d’acceptation de la crise et la rigueur.

Donc on a lancé le thème d’une culture de gouvernement, d’une rigueur de gauche. C’est-à-dire qu' il a été dit que on ne pouvait pas éviter les restructurations, qu’on ne pouvait pas éviter la limitation des salaires, la réduction des différentes formes d’assurances sociales, ces efforts étant imposés à tous, mais plus au capital- c’était les discours- qu’aux salariés. La réalité s’est avérée différente.

Donc vous avez un moment de trouble. Les syndicats ont vu les choses, et puis il y une politique qu’ils ont soutenus, en tout cas à gauche, la CGT et la CFDT, et ils ont été en porte-à-faux. Alors la CGT a dénoncé la politique de ralliement au libéralisme socialiste; elle l’a fait dans de telles conditions qu’elle s’est desservie. Elle a aidé le Parti Communiste de manière sectaire. Ca a été perçu comme «  ca n’est plus du syndicalisme ». Donc ce qu’il y avait de vrai dans le propos de la CGT n’a pas été entendu. Du coté de la CFDT, le mouvement a été inverse: la CFDT s’est recentrée en disant : « On ne peut pas faire autrement ». Ce recentrage a eu des étapes et nous pourrons approfondir cette analyse.

Alors ça, c’est la première crise du mouvement ouvrier français. Les syndicats s’affaiblissent, et plus ils s’affaiblissent, moins ils sont capables de poser les problèmes, plus ils sont assujettis à la réalité, donc la défense de ceux qui ont encore un emploi. Le mouvement syndical avait toujours posé le problème de la défense des chômeurs. Ceux-là sont plus nombreux et il est incapable de les prendre en charge! Voire dans le cas de la CFDT : " Il faut qu’ils viennent à nous". Donc les chômeurs ont été abandonnés à leur sort.

Pascale Fourier : Mais pourquoi ?

René Mouriaux  : Parce que il n’y avait plus les forces. Vous avez eu une désyndicalisation. A partir de 76, il y a moins de syndiqués. Ca, ca a toujours été un paradoxe de l’Histoire: c’est que c’est au moment où il y a le plus de besoins, qu’on s’en écarte. Alors il y a eu une offensive idéologue : on a dit que les syndicats, c‘était fini, qu’ils s’étaient trop politisés, qu’ils s’étaient trop divisés dans le cas français. Mais partout en Europe, on trouve cette attaque, parce que, la "coalition", pour prendre le vieux mot, le fait qu’il y a une entente entre salariés, contrarie le libre développement du capital. Sous cet angle il n’y a rien de nouveau sous le soleil: le syndicalisme a toujours été contesté, par ceux qui veulent la liberté du renard dans le poulailler.
Cette offensive libérale a donc visé à la fois à dévaloriser le syndicalisme, à le réduire, et à faire avancer ses solutions.
Nous avons eu un processus de dévitalisation du syndicalisme considérable. On a perdu les 2/3 de syndiqués: on en est a 9%. Alors il s’est trouvé que cet affaiblissement numérique, lié a une division très accentuée entre ceux qui acceptaient le libéralisme et ceux qui le refusaient, s’est accompagné d’un affaiblissement théorique. Moins il y a de monde, moins on peut raisonner, et donc il y a eu un enfermement sur l’immédiat.

Pascale Fourier: Mais est-ce qu'on peut quand même discerner des phases, une évolution, dans l’attitude des syndicats vis-à-vis de ce qui c’est passé.

René Mouriaux : Le grand creux, c’est 76-86. C’est 10 années de désespérance, de « on ne peut pas faire autrement » et de division très forte.

De 86 à 95, vous avez le sentiment que la rigueur est inégalement repartie, et donc que c’est injuste, et il y a des mouvements, la grève des cheminots de 86 et puis celle encore de 95.

A partir de 95 jusqu'à 2003, il est encore trop tôt pour savoir si 2003 est vraiment une coupure, on a une phase anti-libérale, qui a son pendant sur le plan mondial avec Seattle, avec de grandes manifestations altermondialistes. Dans le cas français, il y a une remobilisation: la CGT arrête son déclin, retrouve un début de syndicalisation.

La division syndicale demeure et on l’a vu aussi bien en 86, qu’en 95, qu’en 2003. Les syndicats ont conscience des problèmes internationaux. Ils agissent au plan européen, sur le plan mondial : ils ont eu de la peine parce que c’est difficile de coordonner. Ils étaient donc trois internationales concurrentes. Progressivement la CISL fédère, et je dirais, on a assisté à un phénomène au contraire nouveau. Les syndicats avaient leurs traditions, leurs pratiques un peu bureaucratique - je suis proche de l’euphémisme- de l’action internationale. Et est apparue une nouvelle génération qui a posé les luttes immédiatement au plan mondial, et Seattle n’en est pas la première manifestation, mais en est la manifestation la plus visible. Et on l’a dit, il y a eu l’avant et l’après Seattle. Et depuis il y a eu ce courant, anti- mondialisation, qui a su d’abord trouver un autre nom: il s’est baptisé, grâce aux belges (ce sont les belges qui ont trouvé le terme) d’"altermondialisation". Nous ne sommes pas contre toute forme d’unification du monde, bien au contraire! Ce qui est positif, c’est le rapprochement entre hommes, c’est la possibilité d’échanger, de voyager. Ce qui est négatif, c’est la mise en concurrence, c’est la destruction des acquis sociaux, c’est l’instauration d’un ordre libéral monocolore et au service des seuls intérêts financiers. Le mouvement syndical a été choqué, il a été surpris par l’apparition des altermondialistes, et il y a une concurrence: nous, on est les anciens, ont a une tradition de luttes, pas seulement contre le capitalisme, contre la guerre, contre la colonisation... il y a eu des luttes. Et voilà qu’il y a des jeunes qui débarquent, qui n’ont pas notre culture et qui -et on a vu la difficulté aussi bien de la CISL que de la CES à admettre une nouvelle expression anti- capitaliste, antilibérale en tout cas - qui s’exprimaient au niveau mondial et au niveau européen, et qu’il fallait en tenir compte. Et il y a des tentatives, il y a eu des rapprochements... Il reste des décalages de culture, de pratique, la peur du neuf, ça, c’est malheureusement une règle qu’on retrouve dans toutes les institutions.

Et dans le cas français, les syndicats n’ont pas du tout la même position à l’égard des altermondialistes. Grosso modo je dirais, il y a ceux qui les ignorent : c’est Force Ouvrière. Il y a ceux qui les condamnent : c’est la CFDT, qui voit là des activistes à la José Bové, des « populistes » - il n'y a pas de terme plus méprisant que la CFDT met par la bouche de ses orateurs pour qualifier ce courant. La CGT a un rapport critique et le groupe des 10 s’estime partie-prenante. Vous avez une configuration éclatée... On retrouve d’anciens clivages jouant sur un mode nouveau. Le syndicalisme français, soit pas lui-même, soit dans ses relations internationales, a bien des postions, des pratiques sur le plan de la mondialisation, mais vous voyez, avec tous les obstacles que j’ai dit, sa division. Et puis dans la mesure ou la CISL et la CES se méfient des altermondialistes, il y a un décalage dans la forme des syndicats français eux- mêmes: quand bien même veulent-ils les dépasser, ils sont impliqués

Pascale Fourier : C’était donc Des Sous ... et des Hommes. On était en compagnie de René Mouriaux et je vous rappelle qu’il est docteur d’Etat en sciences politiques, qu’il a écrit un magnifique petit livre, qui s’appelle : « Le syndicalisme en France depuis 1945 », aux éditions La Découverte. C’est une petite collection, ça ne coûte pas très cher, aux environ de 7 euros. Et on retrouvera René Mouriaux la semaine prochaine, toujours pour nous parler du syndicalisme, surtout en relation avec la mondialisation. A la semaine prochaine!

 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 28 Mai 2004 sur AligreFM. Merci d'avance.