Pascale
Fourier : Je n’étais pas vraiment prête
à mettre mes économies à la Bourse. Pourtant je m’interroge
car lorsque j’écoute non seulement le discours des journalistes
économiques mais aussi les discours des politiques, et c’est
peut-être ce qui m’inquiète le plus, ils nous disent
sans arrêt que telles et telles mesures vont faire partir les investisseurs.
On a l’impression que la population française est menacée
par le départ des investisseurs. Je n’ai jamais très
bien compris comment ils peuvent s’en aller car encore faudrait-il
qu’ils vendent leurs actions. Et s’ils s’en vont, quel
serait le problème ?
Jacques Nikonoff
: D’abord, la crainte du départ des investisseurs témoigne
de l’évolution très particulière de la Bourse
parce que, finalement, quand quelqu’un devient actionnaire d’une
entreprise, logiquement, c’est parce qu’il croit au développement
de l’entreprise. Il a donc vocation à accompagner l’entreprise,
à y rester un certain temps. C’est ce qui se passait jusqu’à
il y a une vingtaine d’années.
Aujourd’hui, les investisseurs restent en moyenne 6 mois dans une
entreprise. C'est-à-dire que cela n’est plus du financement
de l’économie mais qu’il s’agit du seul jeu boursier.
On s’achète et on se revend des actions en espérant
en tirer une plus-value. C’est là qu’il faut faire
la distinction entre dividende et plus-value. Le dividende, c’est
ce qui est payé tous les ans aux actionnaires qui détiennent
les actions des entreprises, c’est la rémunération
normale de l’actionnaire. La plus-value, c’est lorsqu’on
revend une action à quelqu’un d’autre en réalisant
un profit. Mais lorsque l’on ne conserve une action en moyenne que
six mois, ça veut dire que l’on ne touche pas de dividende
puisque par définition, les dividendes sont versés annuellement.
Ce qui intéresse donc les investisseurs, ce ne sont plus les dividendes
puisqu’ils ne restent pas dans l’entreprise. Ce sont les plus-values.
C’est donc du mécanisme boursier pur. On n’est plus
du tout dans l’économie et le financement de l’économie
des entreprises. C’est donc la première chose à noter.
Dès lors que quelque chose pourrait remettre en cause la possibilité
de réaliser ces plus values, des investisseurs peuvent être
amenés à partir. Alors vous l’avez souligné,
pourquoi des investisseurs décideraient de quitter la France sachant
que qu’aujourd’hui en France et aussi en Europe, 40% des actions
sont détenues par des fonds de pensions anglo-saxons. Ces fonds
de pensions anglo-saxons peuvent décider de partir, de se rapatrier
aux Etats-Unis pour différentes raisons.
La première, c’est l’inflation. Il n’y a rien
de pire que l’inflation pour ceux qui ont de l’argent, parce
que ça réduit le rendement évidemment. Si vous avez
un rendement du capital qui fait 15% et que vous avez une inflation de
10%, l’intérêt réel que vous avez gagné,
c’est la différence, c'est-à-dire 5%. Donc plus il
y a d’inflation, plus cela réduit le rendement du capital.
C’est pour cela d’ailleurs que depuis une vingtaine d’année,
il y a ce discours obsessionnel contre l’inflation puisque ça
réduit le rendement du capital. Donc s’il y a de la menace
inflationniste, cela peut faire peur aux détenteurs de capitaux
qui iront investir dans des pays où il n’y a pas d’inflation.
Il peut y avoir des risques sociaux, il peut y avoir du ralentissement
économique, il peut y avoir différentes raisons comme celles
que je viens d’indiquer qui poussent les investisseurs à
partir.
Alors partir, ça veut dire quoi ? Partir, ça veut dire vendre.
Pourquoi certains considèrent qu’il faut partir parce qu’il
y a des risques, et au même moment, pourquoi d’autres vont
acheter ? Ils devraient analyser les risques de la même manière.
Non justement, parce que parmi les agents économiques, il y a très
souvent des anticipations différentes. Certains considèrent
que la situation va se dégrader et d’autres considèrent
qu’après s’être dégradée, elle
va s’améliorer. Ceux qui vendent vont trouver acheteur, (sauf
en cas de krach, il y a crack parce qu’il n’y a plus d’acheteur).
C’est là que ça baisse, et ceux qui achètent
sont ceux qui se disent : « Et bien ça vaut le coup d’acheter
maintenant parce que les actions ne sont pas chères et tôt
ou tard, elles vont remonter. Donc je préfère acheter à
la baisse », d’ailleurs, on achète toujours à
la baisse de préférence. C’est le raisonnement que
tiennent d’autres investisseurs et l’un dans l’autre,
ça fonctionne comme cela. Le problème que ça pose,
c’est évidement pour les gens qui vendent à pertes
mais ils n’avaient qu’à pas acheter d’actions…
Pascale Fourier :
Mais qu’est-ce que ça peut faire aux politiques qu’il
y ait des gens qui perdent de l’argent en Bourse ? Parce que si
des investisseurs vont avoir des pertes, en quoi cela peut intéresser
les politiques, d’autant plus que l’on a vu que la Bourse
ne finançait pas réellement les entreprises ?
Jacques Nikonoff
: D’abord je ne suis pas sûr que ceux que vous appelez les
politiques, (je ne sais pas à qui vous pensez, est-ce que c’est
le gouvernement, est-ce que c’est les partis politiques, est-ce
que c’est les députés ?), enfin, disons les responsable
de partis politiques et les gouvernements en général comprennent
bien tout cela. Ils ont fait suffisamment d’erreurs pour justifier
ce point de vue. A la fois d’erreur et en même temps, une
volonté de financiariser l’économie. Quand on parlait
de la libéralisation des économies, c’est une série
de décisions politiques. Par exemple, la fin du contrôle
des mouvements de capitaux, c’est quand même une décision
politique qui a été prise.
Donc il ne faut pas que les gens qui prennent ces décisions s’étonnent
des résultats de leurs décisions, ce serait paradoxal. Donc
ils ont peur des décisions qu’ils ont prises. Quand ils disent
s’émouvoir du départ possible des investisseurs, ils
craignent les effets des décisions qu’ils ont pris. Ils n’avaient
qu’à ne pas prendre ces décisions, ou alors ils n’ont
qu’à prendre de nouvelles décisions. D’une part
donc, je ne suis pas sûr que tout cela soit très bien compris,
mais j’ajouterais un deuxième argument. Les partis de droite
qui défendent les catégories privilégiées
ont tout à fait intérêt à dénoncer le
départ des investisseurs parce que leur clientèle électorale
va perdre du revenu tout simplement.
Pascale Fourier :
Mais l’embêtant, c’est que je l’entends dans la
bouche de politiques de gauche ces derniers temps.
Jacques Nikonoff
: Alors, ça c’est effectivement surprenant. Il faudrait leur
poser la question. Il faudrait inviter quelqu’un de gauche qui raisonne
comme ça pour savoir exactement ce qu’il a en tête
quand il dit cela. Personnellement, je ne comprend pas ce qu’ils
veulent dire.
Pascale Fourier :
J’écoutais une émission de radio où j’entendais
la personne dire que la Bourse allait rester longtemps parce qu’elle
participe à la construction des entreprises. J’ai été
un peu étonnée parce que j’avais fini par comprendre
que la bourse, ce n’était pas ça ?
Jacques Nikonoff
: A l’origine, les Bourses servaient à cela. Elles servaient
à rapprocher les agents économique qui ont de l’épargne
en excès, les ménages, et les entreprises qui elles ont
des besoins d’épargne. Les actionnaires restaient des années
actionnaires parce qu’ils croyaient dans le projet de l’entreprise.
Quand on est actionnaire, on croit à l’entreprise dans laquelle
on investit et on en attend un dividende. On ne sautille pas d’une
entreprise à l’autre.
Les Bourses ne fonctionnent plus comme cela. Je vous indiquais que la
durée moyenne de maintien dans une entreprise aujourd’hui
est de 6 mois. On ne peut pas dire que la Bourse finance l’économie.
Quand vous restez 6 mois dans une entreprise comme actionnaire, ça
veut dire que l’on a acheté des actions à d’autres
actionnaires. Cela ne touche donc pas l’entreprise et cela déstabilise
même les entreprises parce que les entreprises qui voient leur actionnariat
changer sans arrêt avec des évolutions du cours de Bourse
en yoyo…. Tout cela n’est pas bon pour les entreprises, donc
ça déstabilise les entreprises. Un véritable actionnaire
est quelqu’un qui reste dans l’entreprise.
D’ailleurs, admettons par hypothèse que l’on interdise
la vente d’actions. Une fois que vous avez acheté, vous ne
pouvez plus vendre. Il n’y aurait alors qu’un seul prix qui
serait lorsque l’entreprise émet de nouvelles actions. Les
actionnaires resteraient dans l’entreprise. Il n’y aurait
plus de spéculation. Je pense donc qu’il faut aller vers
des mesures réglementaires qui obligent les actionnaires à
rester un certain temps dans les entreprises comme actionnaire.
Pascale Fourier :
C’est ce que je lisais récemment dans Le monde. C’était
une proposition D’Isaak Zochois
Jacques Nikonoff
: Keynes et d’autres en parlaient déjà il y a plus
de 50 ans. Tout cela est un vieux débat qui porte sur les moyens
de financer réellement les entreprises, d’éviter la
spéculation et d’éviter de connaître l’absurdité
de la situation dans laquelle nous sommes. Il faut donc renchérir
le coût des transactions. La taxe Tobin par exemple est intéressante
parce qu’elle se préoccupe de cette question pour les devises.
Il faut faire la même chose pour les actions. C'est-à-dire
que l’actionnaire qui reste insuffisamment longtemps, celui qui
veut sortir avant un délai de 5 ans par exemple, devrait faire
l’objet de pénalités extrêmement lourdes qui
l’empêchent de spéculer.
On comprend que quelqu’un qui prête de l’argent à
une entreprise ait besoin de récupérer sa mise pour une
raison ou une autre mais si c’est dans un but spéculatif,
il faut l’interdire. On peut parfaitement le faire. D’ailleurs
je signale que tous les dispositifs d’épargne mis en place
par les pouvoirs publics dans le monde entier imposent un certain délai
de conservation des titres avant de pouvoir bénéficier des
avantages fiscaux. Si on prend l’exemple de l’épargne
salariale que je condamne, -je suis contre l’épargne salariale
dans ses formes actuelles-, et bien il faut conserver l’épargne
5 ans avant de pouvoir en bénéficier. Alors pourquoi impose-t-on
aux salariés ces mesures qui sont des mesures saines alors que
l’on laisse faire les grands fonds spéculatifs ? Et bien
les politiques, comme vous disiez tout à l’heure, soit ne
comprennent pas, ce dont je doute, soit laissent faire, ce qui est plutôt
mon hypothèse.
Pascale Fourier :
Pourquoi y a –t-il eu cette évolution de comportement des
investisseurs dont vous parliez tout à l’heure ? Vous disiez
qu’ils restaient auparavant longtemps dans une entreprise alors
qu’aujourd’hui, ils sautillent d’une action à
l’autre. Qu’est-ce qui a motivé cela ?
Jacques Nikonoff
: C’est la libéralisation financière et le fait que
le système anglo-saxon de retraites et d’épargne a
généré de plus en plus d’épargne qui
s’investit en actions. La raison fondamentale est celle là.
Ce n’est pas un problème économique, c’est un
problème politique. C’est même un problème de
politique intérieure américaine.
C’est le système de retraite américain, les fonds
de pensions qui génèrent tous les mois des sommes énormes
qui proviennent des cotisations retraites des employeurs et des salariés,
qui cherchent à s’investir en actions. Dès lors que
vous avez ces flux financiers considérables qui arrivent chaque
mois, prélevés sur les salaires, et qui cherchent à
acheter des actions, ça pousse le prix des actions à la
hausse et ça crée une situation dans laquelle vous avez
un rendement des actions plus élevé que la croissance de
l’économie. Cela a créé des vocations et d’autres
acteurs économiques se disent : « après tout, au lieu
de se faire suer à créer des entreprises, à produire
etc., je vais simplement me spécialiser dans le commerce des titres
financiers ». Les actions, de modalités de financement des
entreprises qu’elles étaient à l’origine, deviennent
des marchandises comme les autres qui s’achètent et se vendent
pour elles-mêmes, indépendamment de l’entreprise d’où
elles viennent.
C’est donc une dérive, c’est ce que l’on appelle
la financiarisation de l’économie. Les causes sont connues.
C’est le système américain de fonds de pensions. Il
est parfaitement possible de stopper cette dérive qui nuit à
la croissance, aux entreprises, à l’emploi sauf que les gouvernements
successifs non seulement n’ont rien fait pour s’opposer à
ces dérives mais les ont encouragé et continu de le faire.
Pascale Fourier :
Vous avez l’air de dire que l’ensemble du système international
boursier profite aux USA qui avaient énormément de fonds
à placer. Mais qu’est-ce qui peut faire que les gouvernements
français ou des partis politiques français et en particulier
de gauche puissent soit se laisser embobiner dans la magouille, soit choisir
d’y contribuer délibérément ?
Jacques Nikonoff
: Il y a 2 explications à cela. La première remonte aux
années 1982,1983. Que s’est-il passé lors de ces années
là ? En mai 1981, la gauche gagne les élections. François
Mitterrand est élu président de la république. Il
y a une majorité de gauche à l’Assemblée nationale.
La gauche décide un plan de relance de l’économie
par une politique keynésienne. Elle augmente les salaires, réduit
l’age de la retraite, réduit le temps de travail. Elle fait
une excellente politique de changement qui se met en place en 1981,1982.
Ce qui n’était pas envisagé, y compris déjà
par la gauche, c’est que cette augmentation du pouvoir d’achat
a provoqué une augmentation des importations. La production intérieure
n’a pas suffit, d’ailleurs le patronat a traîné
des pieds pour investir et la gauche n’a pas été assez
incitative, pour utiliser des mots modérés, pour que les
entreprises investissent.
Donc ce surplus de pouvoir d’achat a provoqué l’achat
de tas de chose à l’étranger. Ce n’est pas un
mal en soi, sauf que ça a déséquilibré la
balance extérieure. Autrement dit, beaucoup de Francs sont allés
à l’étranger, ont été détenus
par des pays étranger et la France s’est donc endettée
vis-à-vis de l’étranger. Dans la situation de l’époque,
le fait que des Francs soient détenus à l’étranger
fragilise la monnaie. Si la monnaie est fragilisée, cela joue sur
la parité de change, sur l’inflation. Il y a donc eu une
situation de déséquilibre qui ne pouvait pas durer.
Le choix qui a été fait par Jacques Delors qui était
alors ministre des finances a été l’austérité
en 1982,1983. Au lieu de tenir compte de cette nouvelle réalité
internationale, de s’opposer au libre échangisme finalement,
c'est-à-dire de mettre en place un système de coopération
internationale qui permette un équilibre des échanges, le
choix a été fait de préserver le libre échangisme
et pour cela, il fallait ralentir la croissance. Il y a donc eu une volonté
délibéré de ralentir la croissance, de freiner le
pouvoir d’achat, de faire remonter le chômage pour réduire
le déficit extérieur et éviter que la France s’endette,
que l’inflation reparte et qu’il y ait des problème
avec la monnaie. C’est donc le choix du combat contre l’inflation.
Le combat contre l’inflation a été le prétexte
pour mener une politique d’austérité.
Comme la France était réellement endettée, c’est
à cette époque là que la gauche a décidé
d’ouvrir les marchés financiers aux investisseurs étrangers.
Puisqu’il y avait des départs de capitaux français
liés aux achats provoqués par l’augmentation du pouvoir
d’achat, il fallait réduire ce déficit en faisant
en sorte que des actions françaises et des obligations françaises
soient achetées par des étrangers pour compenser et équilibrer
la balance des échanges extérieurs. Je me rappelle très
bien, étant au Etats-Unis quelques années après,
vendre des obligations d’Etat aux investisseurs américains.
Tout à été fait pour attirer les investisseurs étrangers
en France soit en achetant des obligations d’état soit en
achetant des actions notamment pour les privatisations.
Les privatisations qui ont suivi ont eu en partie cet objectif : attirer
des capitaux. L’objectif était à l’époque
d’attirer les capitaux et je note d’ailleurs aujourd’hui
que tout le monde s’inquiète qu’il y en ait trop. Mais
ceux qui ont décidé de les faire venir oublient de dire
que se sont eux qui ont provoqué la situation. La gauche qui est
restée avec cet échec en tête n’a pas analysé
l’évolution de la situation et considère donc qu’il
faut toujours faire venir des investisseurs étrangers pour éviter
les problèmes de déséquilibre des échanges.
C’est la première raison qui est une raison de fond parce
que c’est à cette époque là, 1982,1983 que
la gauche socialiste pour l’essentiel a renoncé au changement.
Nous sommes toujours dans ce schéma intellectuel. La gauche reste
sur cette conception qu’on ne peut rien faire face à l’évolution
économique internationale. Cette première raison est un
vrai débat politique.
La deuxième raison est plus un débat de politique politicienne
minable. Un calcul est fait par un certain nombre de responsables socialistes,
pas par tous et je dirai même que la majorité des militants
socialistes sont opposés aux fonds de pensions, mais plutôt
dans les sphères gouvernementales, est le suivant : sachant qu’il
y aura réellement beaucoup plus de retraités à payer
grâce à l’allongement de l’espérance de
vie, il faudrait pour payer ces retraites une augmentation des cotisations
salariales et patronales. Ces responsables gouvernementaux n’ont
pas envie de heurter les salariés et encore moins les milieux patronaux.
Ils se disent : « Après tout, comme la conjoncture boursière
est positive ces dernières années, on va mettre en place
des fonds de pensions et au lieu de financer les retraites par une augmentation
des cotisations, on va les financer par une augmentation de la Bourse.
C’est donc un calcul totalement politicien qui s’avère
d’ailleurs inexact quand on voit que les Bourses baissent depuis
un certain temps et que sur le long terme, les Bourses mondiales sont
orientées structurellement à la baisse. Nous n’avons
pas le temps de développer ce point mais toujours est-il que ce
raisonnement est un petit calcul politicien et une erreur économique.
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