Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 8 FEVRIER 2005

Mondialisation…et démocratie (2/3)

Avec Jacques Nikonoff, Président d'Attac.

 

Pascale Fourier  : Et notre invité aujourd’hui pour la deuxième semaine...

Jacques Nikonoff : Jacques Nikonoff.

Pascale Fourier : Toujours président d’Attac... et il n’est pas là seulement parce qu’il est président d’Attac... Il y a quelque chose qui m’étonne toujours par rapport à la mondialisation, qui est un peu l’angle d’attaque, si l’on ose dire, de ces trois émissions... On nous a parlé, même au moment du tsunami, de « mondialisation de la solidarité ». Mondialisation, c’est un mot qui est chargé d’énormément de choses positives, mais en même temps j’ai un peu l’impression que les choses semblent échapper à la population, semblent échapper au peuple, semblent échapper aux citoyens, par l’intermédiaire de l’Europe en particulier, mais aussi de l’OMC. Alors quel est le lien entre cette mondialisation et la démocratie? Est-ce-qu’elle la favorise, ou est-ce-qu’on peut se poser la question?

Jacques Nikonoff: Il est vrai qu’on met la mondialisation à toutes les sauces. Je rappelle que la mondialisation n’est qu’une stratégie politique, une stratégie de domination politique et économique des classes dirigeantes sur le reste du monde, du Nord sur le Sud, et dans chaque pays des classes dirigeantes sur les classes dominées. Il y a un excellent exemple, c’est celui du traité constitutionnel européen parce que le contenu de ce traité, c’est la définition finalement, dans la constitution, des principes néolibéraux, en économie essentiellement, et leurs conséquences sur les politiques sociales et la démocratie. Autrement dit, nous avons un exemple, avec ce traité constitutionnel, d’une atteinte fondamentale à la démocratie. Tout simplement parce que si un pays européen voulait, si le peuple votait pour une politique différente que celle qui est aujourd’hui la politique néolibérale, il y aurait une contradiction à l’échelle européenne puisque cette constitution empêcherait de remettre en cause un certain nombre de principes qui ont été définis dans cette constitution. Par exemple, la taxation des capitaux: la constitution européenne interdit la mise en place d’une fiscalité européenne permettant précisément d’entraver les mouvements de capitaux. La constitution précise qu’il faut accélérer, encourager les mouvements de capitaux. Voilà un premier exemple. Donc on voit clairement que l’objectif de la mondialisation est d’entraver la démocratie, c’est-à-dire de passer de la souveraineté populaire à la gouvernance. Alors, « souveraineté populaire », qu’est-ce-que c’est? C’est une expression qui peut paraître vieillote, mais qui fait partie du lexique républicain, et qui s’appuie sur la Révolution française. Il faut revenir aux origines. La souveraineté populaire est née en 1789, en opposition à la souveraineté royale, c’est-à-dire divine, et c’est précisément pour renverser cette souveraineté divine, et le pouvoir de la noblesse, qu’est apparue la souveraineté populaire, c’est-à-dire le pouvoir du peuple. Aujourd’hui, on se retrouve, avec cette constitution européenne et l’ensemble des politiques néolibérales, avec la même volonté que celle de l’Ancien Régime, qui est de remplacer le résultat de la Révolution de 1789, qui a érigé la souveraineté populaire comme un principe fondamental, par ce qui est appelé aujourd’hui la « gouvernance », c’est-à-dire des méthodes, des recettes de gouvernements qui s’appuient essentiellement sur les théories néolibérales, autrement dit le marché, la concurrence, quelques principes de cette nature, et quoiqu’en pense le peuple, il faut passer en force malgré tout. Et quand on ne peut pas passer en force, eh bien on va anesthésier le peuple, on va tenter de l’anesthésier, pour l’encourager à ne pas voter ou pour lui faire croire que la situation est fatale, que les contraintes économiques sont incontournables et que finalement il faut se plier. Donc il y a là un débat tout-à-fait fondamental, qui oppose ces nouvelles conceptions de gouvernance, qu’on met aussi à toutes les sauces, puisqu’on parle de gouvernance à propos de la communauté internationale, à propos du gouvernement des Etats, à propos des entreprises,... bref, mais il faut décrypter le mot: derrière la gouvernance, l’objectif est d’entraver la démocratie, c’est-à-dire d’entraver, d’empêcher la souveraineté populaire.

Pascale Fourier : Là, vous m’étonnez un peu quand même. Vous dites « volonté de remplacer la souveraineté populaire par la gouvernance ». Volonté vraiment?

Jacques Nikonoff: Bien entendu. Il faut lire les textes produits par les boîtes à idées néolibérales. Le plus célèbre d’entre eux a été produit par la commission trilatérale qui, je crois, au début des années 70 ou à la fin des années 60, après justement les événements de mai 1968, a publié un rapport qui portait sur les excès de la démocratie, c’est-à-dire trop de liberté donnée au peuple, finalement, nuit, et il faut limiter la démocratie, il faut limiter la souveraineté populaire: le peuple n’est pas éclairé, il n’a pas la capacité à comprendre les contraintes économiques, il faut donc passer au pouvoir des experts, des juges, du marché, et tout ce qui relève de la volonté politique ne peut qu’entraver le libre fonctionnement du marché. Il faut donc totalement détruire toute capacité de volonté politique. Je crois qu’il y a un sens général tout-à-fait clair, et j’ajoute un dernier mot qui est la stratégie du Medef, le syndicat patronal français, qui avec sa Refondation Sociale, explique cela très clairement. Il veut passer de la loi au contrat. La loi, c’est l’expression de la souveraineté populaire; le contrat, c’est un accord entre l’employeur et une personne individuelle qui place le salarié en état d’infériorité par rapport à l’employeur qui évidemment a tous les moyens de l’employeur et qui va lui imposer l’ordre qu’il veut faire prévaloir. Donc nous avons là une cohérence d’ensemble, une logique, un processus qui se développe depuis des années qui vise à décourager les citoyens de s’impliquer dans la vie sociale, dans la vie collective, au motif qu’il faut laisser les forces du marché agir à leur guise.

Pascale Fourier : Des sous et des hommes, toujours en compagnie de Jacques Nikonoff. Alors il y a un petit quelque chose non pas que je n’ai pas compris, mais il y a un mot sur lequel j’aimerais bien rebondir... : tout-à-l’heure, vous disiez finalement que la politique, ça devenait le règne des experts;le peuple étant censé suivre, il faut être pédagogue à son égard, c’est du moins ce que n’arrêtent pas de dire les politiques.... On est donc si « mal-comprenants » que ça, il faut vraiment faire confiance aux experts? Peut-être effectivement.... on ne sait pas?

Jacques Nikonoff: Il est vrai que c’est un discours récurrent. Par exemple, on observe que depuis plus d’une vingtaine d’années les majorités politiques sont défaites aux élections suivantes, et qu’il y a comme cela une sorte de loi qui s’est instaurée, où les majoritaires lors d’une élection deviennent minoritaires à l’élection suivante, et inversement à l’élection qui suit. Et à chaque fois, les forces politiques battues aux élections expliquent qu’elles ont été battues parce qu’elles ont mal communiqué; elles ont expliqué au pauvre citoyen les enjeux, les contraintes, et finalement c’est de la faute du peuple qui ne comprend pas l’ensemble de ces difficultés! Là aussi, quand on dit qu’il y a un manque de volonté politique, je pense qu’on se trompe parce que certaines forces politiques, certains mouvements politiques ont une volonté politique....ils ont une volonté politique très forte qui a conduit à la révolution conservatrice. Quand Ronald Reagan et Margareth Thatcher engagent la révolution conservatrice aux Etats-Unis et en Angleterre, ils font preuve d’une énorme volonté politique, et quand les gouvernements français s’inscrivent dans le sillage de Reagan et Thatcher, ils font également preuve d’une énorme volonté politique. Donc ça n’est pas la volonté politique qui fait défaut chez certains, c’est au contraire une perspective, une transformation sociale qui a été engagée pour modeler la réalité politique française, politique, économique, sociale française, -mais également par le cheval de Troie que constitue la Commission européenne et le mode de construction européenne actuel- , pour installer une nouvelle civilisation qui est la civilisation néolibérale. Donc cela relève de la « transformation », ce sont des alternatives, c’est-à-dire que les néolibéraux ont un projet alternatif au projet issu de la seconde guerre mondiale, qui était l’Etat Social, un système international fondé sur les accords de Bretton-Woods en 1944, qui mettaient au centre la stabilité monétaire et financière, qui mettaient au centre des relations internationales l’aide au commerce entre les pays et un système de protection sociale tout-à-fait performant. Ils ont décidé politiquement de casser tout cela, et ils ont marqué de très nombreux points comme en témoigne le chômage qui est l’expression la plus violente, la plus visible du résultat de cette stratégie. Le chômage n’a rien à voir avec les questions économiques, c’est la traduction de ce choix politique. Alors c’est évidemment difficile de défendre ouvertement la régression sociale et donc on fait appel à des experts qui remplaçent pour partie, mais pour partie seulement, le discours politique, en expliquant qu’il y a, qu’il y aurait des contraintes objectives en matière de technologie, de monnaie, d’économie, de tout ce qu’on veut, et qu’il faudrait que le peuple, qui par définition n’est pas éclairé et ne comprend pas toutes ces contraintes, fasse confiance à ces experts, qui, eux-mêmes, indiqueraient aux politiques ce qu’il convient de faire. C’est ce qu’on peut appeller la « naturalisation de la mondialisation »: on fait croire que la mondialisation est un phénomène naturel. Et donc maintenant on constitutionnalise les politiques libérales dans le Traité constitutionnel européen. Ca se traduit par l’indépendance de la Banque Centrale Européenne, par la multiplication des instances dites « indépendantes », précisément pour éviter que le choix politique apparaisse, que des alternatives puissent être débattues; et ces autorités dites « indépendantes » n’appliquent en réalité que les postulats néolibéraux; la Banque Centrale « indépendante », dite « indépendante », est en réalité totalement dépendante des marchés financiers....

Pascale Fourier : Des sous et des hommes, toujours en compagnie de Jacques Nikonoff, qui a toujours le don de m’étonner un petit peu... La question qui me vient à l’esprit, c’est: « Que diable font les parties de gauche, pourquoi les parties de gauche acceptent-ils justement ce projet néolibéral alors que jusqu’à présent, sauf erreur de ma part, ils étaient porteurs du projet d’après-guerre, d’une régulation de l’économie par le politique? ». Je n’arrive absolument pas à comprendre comment des partis de gauche, en particulier, pourraient trouver quelque satisfaction au fait que le peuple, finalement, n’ait plus voix au chapitre.

Jacques Nikonoff: C’est un peu plus compliqué que cela, parce que, verbalement, aucun parti de gauche ne soutient le néolibéralisme. En revanche, les partis de gauche qui ont été au pouvoir ont mené des politiques d’inspiration néolibérale pour l’essentiel, même si on ne peut pas confondre la gauche et la droite, - quand même, ce n’est pas la même chose... Je crois qu’il faut bien comprendre la situation internationale, le rapport des forces international, créé depuis 1945, la fin de la seconde guerre mondiale. En Europe, la Résistance est le fait essentiellement de la Gauche. La Résistance gagne, avec l’aide des Alliés, et se mettent en place dans tous les pays d’Europe des gouvernements qui vont des communistes à la droite modérée, en passant par les socialistes, les chrétiens-démocrates, etc. Et les politiques menées sont des politiques d’inspiration keynésienne, c’est-à-dire une très forte régulation publique, un rôle très important de l’Etat, la planification, pour prévoir les industries principales, la nationalisation des grandes industries, des banques, des compagnies d’assurance, et des droits sociaux très importants, l’Etat social, la sécurité sociale, etc, etc, le droit de vote des femmes, dans tous les domaines, un progrès absolument considérable, qui a pour effet de donner plus de pouvoir aux citoyens, -les comités d’entreprise par exemple- , et qui opère une répartition de la richesse beaucoup plus favorable au monde du travail. Ce rapport des forces est interrompu par la guerre froide, puis il repart, ce rapport des forces favorable au monde du travail, après la fin de la guerre froide, et se manifestent un certain nombre de phénomènes, qu’il faut noter et qui sont fondamentaux pour comprendre la mondialisation. Premier phénomène, dans la foulée de la décolonisation, on assiste à l’apparition des pays non-alignés, une centaine de pays, qui cherchent une voie de développement qui ne repose ni sur le modèle soviétique, ni sur le modèle américain. Le résultat, c’est que ces pays se détachent de leurs anciennes puissances coloniales, et s’opposent aux occidentaux. Ensuite, il y a l’effritement du modèle américain, aux Etats-Unis-mêmes, par la lutte pour les droits civiques des Noirs, par les mouvements féministes, écologistes, qui apparaissent à cette époque, et aussi et peut-être surtout par la guerre du Vietnam, qui suscite une très grande réprobation mondiale, et qui se traduit par une défaite militaire des Etats-Unis. Tout cela affaiblit le rapport des forces qui était en faveur des Américains. Et puis également, le dernier élément, c’est le développement de luttes syndicales extrêmement puissantes dans tous les pays occidentaux, avec le point de cristallisation de 1968. Résultat, dans le monde, les idées anticapitalistes progressent, la volonté de remettre en cause le système progresse, les profits des entreprises baissent parce que les luttes syndicales obtiennent des résultats très impressionnants, en matière de réduction du temps de travail, en matière de salaire, en matière de formation professionnelle, etc, et la productivité baisse, ce qui fait qu’à la fin des années 60 et au début des années 70, il y a la recherche, parmi les classes dirigeantes, de reprendre les choses en main. Ils ne peuvent pas laisser se développer des idées subversives, et laisser baisser les profits, donc il faut trouver le moyen de reprendre les choses en main! C’est là que démarre la contre-révolution néolibérale, qui vise, précisément, à reprendre le pouvoir. Alors, comment font-ils? Ils décident tout simplement de rediscipliner le salariat, rediscipliner le salariat des pays occidentaux par le chômage essentiellement, qui est un outil politique de domination, et par la dette des pays pauvres qui est le même outil de domination pour les pays pauvres. Et cette reprise en main se fait d’abord sur le plan idéologique, c’est-à-dire qu'ils reconstituent, reconstruisent le discours néolibéral pour relégitimer le système capitaliste. C’est cette révolution intellectuelle qui finalement l’emporte, et beaucoup de partis de gauche, d’organisations syndicales sont submergés par cette offensive intellectuelle. Parce que beaucoup de partis de gauche ou de syndicats croyaient que le compromis de 1945 était définitif, et certains se sont peut-être endormis sur leurs lauriers. Et donc, par exemple, si on prend la France, la gauche gagne en 1981, elle applique au début des réformes tout-à-fait positives, d’inspiration keynésienne, mais la France se retrouve le seul pays au monde à tenter de mener une politique différente de celle qui est menée dans les autres pays. Et évidemment ça pose des problèmes réels, que la gauche intellectuellement à cette époque n’est absolument pas capable de traiter, et il y a l’alignement de la majorité du Parti socialiste sur les politiques néolibérales, qui se traduisent par les deux plans d’austérité de 1982 et 1983. Autrement dit, depuis cette époque, la grande partie de la gauche reste dans ce chemin intellectuel, considère qu’on ne peut pas mener une politique différente de celles des politiques néolibérales. Donc telle est la question, il n’y en a qu’une, c’est celle-ci: est-ce-qu’un pays peut se dégager, en partie, des politiques néolibérales menées à l’échelle internationale, où, comment, telle est la question! Et cette question fait l’objet d’un tabou, personne ne veut y répondre convenablement, et c’est bien là le problème.

Pascale Fourier : Est-ce qu’effectivement des alternatives sont possibles? Comment un pays de bonne volonté pourrait-il effectivement briser le cercle de la mondialisation, de l’offensive du libre-échange? Eh bien vous viendrez sans doute nous apporter, Jacques Nikonoff, des réponses à ces questions la semaine prochaine, pour la la centième émission de Des Sous, le 15 février...

 

 

 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 8 Février 2005 sur AligreFM. Merci d'avance.