Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 9 NOVEMBRE 2004

S'engager??

Avec Claude Poliak, Sociologue, chercheur au CNRS.

 

Pascale Fourier : Et notre invitée aujourd’hui est…

Claude Poliak : Claude Poliak, sociologue, chercheur au CNRS.

Pascale Fourier : Alors vous êtes là aujourd’hui, Claude Poliak, pour nous parler de l’engagement. Parce que quand je lis les journaux – je lis beaucoup les journaux – on s’aperçoit que le taux de syndicalisation est de plus en plus faible, l’adhésion aux partis politiques ne va guère mieux, et l’investissement dans les associations alter est... «moyen », on pourrait dire. Est-ce qu’on doit finalement se réjouir de cela parce qu'un des arguments pourrait être: « Mais c'est bien, ça, parce que ça veut dire qu’on ne va plus du tout se rassembler en petits tas le poing en l’air pour vénérer le petit père des peuples ». Ou est-ce que finalement il faut s’en désoler ?

Claude Poliak : Personnellement, je pense qu’il faut s’en désoler. Je pense que cette crise de l’engagement a de multiples raisons, qu’on ne peut pas détailler comme ça rapidement et qui sont pour certaines bien connues comme l’échec du socialisme réel, la transformation des conditions de travail, la transformation du monde ouvrier, etc. Mais je pense qu’un aspect dont on parle peut-être un petit peu moins, c’est l’importance qu’a pris la montée de l’individualisme. Alors l’individualisme, à la fois ça fait partie de la rhétorique managériale, ça a partie liée à l’évidence avec la pensée de marché, et c’est plutôt surprenant de voir que dans les mouvements critiques, dans les mouvements de contestation du néo-libéralisme, dans le mouvement altermondialiste (on peut citer Attac par exemple), à l’intérieur de ces collectifs qui critiquent volontiers toutes les réformes, ils reprennent à leur compte, pour certains bien sûr, une forme d’apologie de l’individualisme au nom d’une vision sans doute un peu caricaturale des collectifs anciens conçus comme des entreprises qui étouffaient l’individu, la personne humaine, son autonomie etc. Et je pense que cette invasion de l’apologie de l’individualisme, de la place de la personne, du libre choix, n’est pas sans effet sur la difficulté de résister au néo-libéralisme et aux classes dominantes qui ne manquent pas, elles, d’être organisées et d’avoir des appareils de « propagande » assez considérables, ne serait-ce qu’à travers les médias.

Pascale Fourier : Mais on pourrait dire que c’est bien cette notion d’individualisme. Tant mieux. Non ?

Claude Poliak : Tant mieux, heu…ça dépend de ce qu’on entend par « individualisme »... On pourrait aussi s’interroger sur ce que disent ceux qui font l’apologie de l’individualisme, en disant que c’est un progrès. On nous parle de la créativité, de la singularité, de la personne. Alors loin de moi l’idée de dire que tout le monde ressemble à tout le monde, c’est absurde. On peut dire effectivement que chaque individu est singulier, il n’y a pas une seule trajectoire qui se ressemble totalement. Simplement, on peut mettre l’accent sur ce qui rassemble tous ceux qui partagent des conditions d’existence identiques ou homologues, qui ont fait des expériences scolaires, professionnelles, familiales, politiques, syndicales, bref…Il y a tout un ensemble de structurations des groupes fondées sur des appartenances communes qui rassemblent beaucoup plus qu’elles ne divisent, me semble-t-il. Alors dire ça, ce n’est pas dire bien sûr qu’il n’y a pas de singularité. Mais mettre en avant, dans des mouvements qui visent quand même à construire du collectif, la singularité pose question. Il me semble que c’est assez propre à l’univers intellectuel ou aussi bien sûr à l’univers artistique où par exemple la notion d’originalité occupe une place essentielle. Et je ne pense pas, pour avoir quand même enquêté un peu dans les milieux populaires, que cette revendication d’autonomie, de singularité, de « distinction » on pourrait dire, soit quelque chose de partagé, socialement partagé. Au contraire, en tout cas jusqu’à il n’y a pas longtemps - ça finira peut-être par changer avec cette propagande pour l’individu - il y avait dans les milieux populaires, et il y a encore je crois, une sorte de méfiance à l’égard de celui ou celle qui se distingue du sort commun, des manières d’être, d’un style de vie qu’ils semblent partager.

Pascale Fourier : Il y a un petit truc qui m’étonne vraiment dans ce que vous dites : vous avez l’air de critiquer l’individualisme... alors qu’est ce qu’il faut qu’on fasse? Qu’on s’engage effectivement tous en petits tas serrés, le poing en l’air, comme dans le bon vieux temps ?

Claude Poliak : Mais vous avez une étrange vision du bon vieux temps... Je ne pense pas que c’était comme cette vision qu’on a aujourd’hui, totalement caricaturale. Je ne dis pas que dans certaines entreprises politiques, disons au PCF, il n’y avait pas un nombre important de militants qui étaient dans ce qu’on appelle « la remise de soi », qui donnaient tout au parti; mais enfin c’est oublier tout le reste du militantisme ouvrier, c’est oublier aussi la sociabilité militante qui était extrêmement importante, - d’ailleurs elle l’est aujourd’hui comme hier. Mais c’est une vision d’un univers ascétique, sinistre, qui ne laisse pas une place à la vie personnelle. Et c’est d’ailleurs comme ça que l’individualisme aujourd’hui est revendiqué: c’est par rapport à un « avant » qui est supposé avoir écrasé totalement les personnes. Alors il est vrai qu’un certain nombre de militants s’en sont remis corps et âme au Parti, ça on ne peut pas le nier, mais l’ensemble des militants qui participaient à cette culture communiste de l’époque n’étaient évidemment pas tous comme ça. C’étaient des lieux aussi de solidarité, de sociabilité, - je pense que c’est important. Et s’engager aujourd’hui...d’abord ce type d’organisation a fait long feu, ça je crois que tout le monde le sait, et je pense que personne ne risque de se trouvé écrasé, incapable de se faire entendre. Ce sont au contraire des lieux où la prise de parole est sans doute beaucoup plus facile qu’elle ne l’a jamais été.

Pascale Fourier : Mais est-ce que, en s’engageant, ce n’est pas aussi l’occasion de pouvoir trouver des outils pour penser ? C’est un peu l’impression que j’ai.

Claude Poliak : Absolument, parce que de toute façon, les outils pour penser, si on doit les trouver dans les médias... - où l’on a d’ailleurs l’impression d’avoir des éléments objectifs sans voir toute la part propagandiste des médias, et aujourd’hui plus que jamais... C’est vrai que participer à des collectifs militants, on pourrait dire même quels qu’ils soient, ce sont aussi des lieux d’apprentissage, de formation, où l’on apprend à penser, à réfléchir, à se contredire, - il n’y a pas un concensus comme ça qui s’impose d’emblée. Il y a des discussions, il y a des débats, et c’est une manière au contraire de se forger une opinion. On ne se fait pas une opinion comme ça à partir de rien.

Pascale Fourier : Mais pourtant d’autres pourraient dire à l’inverse de ce que je viens de dire là que c’est finalement perdre de sa propre pensée. Il y a cette espèce de crainte, j’ai l’impression, dans l’idée de s’engager dans un parti, dans une association ou dans un syndicat, de perdre sa propre capacité de penser.

Claude Poliak : Oui, il faudrait voir ce qu’on entend par « sa propre capacité de penser ». En fait, on est tous plus ou moins déterminés quand même par notre histoire, notre histoire sociale, familiale, politique etc. On n’a pas une pensée personnelle qui tombe du ciel.... Donc je ne pense pas que ce soit un lieu dangereux, les univers militants, du point de vue de la pensée.

Pascale Fourier : Certains, en tout cas dans les milieux alter, prônent à tout va souvent la démocratie participative, justement comme lieu de l’expression absolue de la pensée de ceux qui y participent. Qu’est-ce qu’on peut en penser de cela ?

Claude Poliak : C’est une réflexion qui de toute façon est intéressante. Il n’est pas question de la disqualifier, mais je pense qu’il faudrait arriver à s’entendre sur ce qu’on entend précisément par « démocratie participative ». Qui participe réellement quand il y a des sollicitations à «  Prenez la parole, exprimez-vous » ? A qui on s’adresse et qui est en mesure de le faire, qui ose le faire, qui ose prendre la parole ? Moins on a de ressources scolaires et culturelles, moins on se sent autorisé à donner un point de vue et à avoir un avis ! On pense que ben non, on sait pas, on va se tromper. On a peur du ridicule aussi... C’est important. Quand on est dans un univers qui fait comme si tout le monde était à égalité, il y a une espèce de violence symbolique qui s’impose sur ceux qui n’ont pas l’habitude, qui ne sont pas sûrs d’eux et qui finalement s’en remettent à des porte-parole qui, pour le coup, ne sont même pas représentatifs : ceux qui sont là, ceux qui parlent le plus fort.

Pascale Fourier : Décidément je suis un petit peu rétive apparemment à cette notion d’engagement. Moi, ce que je n’arrive pas à comprendre, en tout cas, c’est ce que j’entends à la radio, c’est que finalement on est dans un monde où tous les gens, dans l’entreprise par exemple, sont bien embarqués dans la même galère; on est tous dans la même entreprise, alors qui dans sa propre entreprise ou alors dans la grande entreprise France, et on doit se défendre contre les autres pays.... Il n’y a pas d’antagonisme, alors s’il n’y a pas d’antagonismes entre les gens – et peut-être faut-il dire entre les classes – alors, du coup, il n’y a pas non plus de raisons de s’engager...

Claude Poliak : Mais ça, c’est parce que vous avez annihilé toute idée d’antagonisme. Alors peut-être qu’il faudrait réhabiliter quand même une vision du monde social où il reste une vision des classes sociales. On ne va pas se lancer dans une définition des classes sociales, mais c’est un peu la même chose que quand on entend des discours à propos par exemple du chômage ou de la précarité, en disant « on est tous menacés ». Mais ce « tous », ce n’est pas vrai. Alors il faut faire attention, parce qu’effectivement il y a un chômage des cadres, il y a une précarisation etc. Mais la situation d’un ouvrier confronté à la fermeture d’une entreprise, ou bien la situation d’un médecin libéral, n’est quand même pas comparable. C’est vrai que cette tendance à homogénéiser la société, à voir tout le monde pris dans une forme d’insécurité sociale, est quelque chose de passablement trompeur. Tout le monde n’est pas dans l’insécurité sociale. Il n’y a pas une toute petite partie (la vieille histoire des 100 familles) et puis une masse, un agrégat d’individus indifférenciés qui seraient tous soumis au risque de tomber dans la misère. C’est une vision très très curieuse que véhicule sans doute ce vocabulaire de la citoyenneté. Il a un certain intérêt, mais il a aussi des risques, comme celui de dire « les gens ». Alors comment désigner effectivement les gens, c’est un problème de désignation. Mais il convient de voir qu’il y a une différence radicale entre ceux qui subissent des formes de domination et d’exploitation – le terme est devenu presque incorrect. On ne peut pas dire que tout le monde est soumis à la même logique du néo-libéralisme et a les mêmes intérêts à le combattre. Il peut y avoir des alliances, mais ce n’est pas la même chose... Ca, c’est une vieille histoire, les alliances. Il est évident que tout le monde n’a pas les mêmes intérêts à lutter, à combattre, et ils ne défendent pas la même chose. Alors on peut se retrouver évidemment sur un certain nombre d’objectifs communs. Et d’ailleurs je pense que, à travers le mouvement altermondialiste, il y a un aspect comme ça, c’est-à-dire de points communs, de tronc commun. Mais dire pour autant que tout le monde est dans le même bateau, je pense que c’est gommer toute vision d’un espace social conflictuel.

Pascale Fourier : Il y a un deuxième élément qui m’interroge, c’est qu’en réalité, toujours quand j’écoute les médias, j’ai l’impression qu’on nous demande de nous en remettre aux dirigeants politiques en particulier, qui eux savent, puisqu’ils n’arrêtent pas de nous dire qu’il faut qu’ils soient plus pédagogiques pour bien nous faire comprendre les choses, pour nous dire par exemple que le Traité constitutionnel va être une excellente chose, que oui on aurait dû voter à gauche en 2002 contrairement peut-être à ce qu’on a fait, que vraiment il faut s’en remettre à eux parce qu’ils savent mieux que nous... Et donc c’est une façon aussi, me semble-t-il d’invalider, l’idée d’engagement. Puisque si on s’engage, si on cherche à comprendre, si on veut prendre des positions, c’est peut-être parce qu’on n’a pas vraiment encore bien compris les choses, qu’on n’est pas assez intelligent finalement.

Claude Poliak : Oui, évidemment les partis politiques sont supposés représenter les intérêts des citoyens, alors évidemment ils ne voient pas d’un bon œil, je pense, toute concurrence. On peut le voir dans toute entreprise de construction de nouvelles forces à gauche, par exemple, qui est évidemment très très mal perçue par le personnel politique en place. Ce sont des concurrents, et on considère que le champ politique est clos, et qu’il y a tout ce qu’il faut pour représenter tout le monde. Ils se pensent effectivement comme des experts, des experts en politique, qui sont supposés comprendre beaucoup mieux que les citoyens. Alors il ne faut pas faire de populisme non plus en disant que les citoyens savent mieux qu’eux, non ce n’est pas ça, justement c’est cette difficile articulation entre la formation à la politique des citoyens pour qu’ils soient en mesure de lire, lire au sens de décrypter, ce que les professionnels de la politique discutent, - et en général ils discutent entre eux, ils ne discutent pas avec les citoyens, ce n’est pas vrai. ils jouent avec leur base électorale, - bon là ce n’est pas mon domaine de compétence, mais le problème de l’abstention, à part dans les soirées électorales où ils se désolent de l’abstention, le reste du temps ils s’en accommodent fort bien. Le problème, c’est qui occupe les positions, c’est un jeu de chaises musicales où après tout qu’il y ait 50% d’abstention, ce n’est pas dramatique. Pour eux, ce n’est pas un véritable problème. Enfin je pense que le champ politique s’est tellement professionnalisé que, si une bonne partie des citoyens restent hors de la participation électorale, ça leur est parfaitement indiférent. Même s'ils disent le contraire.

Pascale Fourier : J’ai peut-être une question un peu bête : est-ce que tout le monde est capable de s’engager ? Je veux dire a la capacité intellectuelle de s’engager ? Ça semble très très bête comme question…Parce qu’il faut regarder les choses a contrario. J’ai l’impression que ce que disent les politiques d’une certaine façon tend à dire que finalement les gens ne sont pas capables de comprendre. Du coup, on n’ose plus s’engager parce qu’on se dit: « Non décidément, je dois être trop bête pour comprendre les choses ».

Claude Poliak : Oui, mais le discours politique effectivement n’est pas nécessairement compréhensible par tous les citoyens, ça, c’est évident. Mais dire qu’il faut acquérir des compétences, je pense que c’est vrai. Et je pense que c’est justement un des aspects de ce que peuvent faire les mouvements d’éducation populaire, les mouvements citoyens par exemple : participer à donner des compétences. Je pense qu’un problème qu’on passe beaucoup sous silence, qui était vrai dans le temps et qui est toujours vrai, c’est celui du temps disponible pour s’engager. Parce qu’on oublie souvent que les gens qui travaillent, et dans des conditions souvent de plus en plus pénibles, n’ont pas le temps de s’investir. Et c’est souvent comme ça qu’on retrouve, y compris dans les univers critiques de la politique telle qu’elle se fait ordinairement, qu'on tend à retrouver de nouveaux professionnels de la politique. Et je dis ça sans avoir de solution, parce que c’est vrai que dégager du temps libre, arriver à se former, à avoir la maîtrise des problèmes, c’est vrai que c’est pas facile à résoudre.

Pascale Fourier : Et est-ce que finalement il faut savoir se retourner vers les classes populaires ? Parce que je pense par exemple à un mouvement comme Attac : faire les sorties d’usines pour distribuer des tracts par exemple, ce n’est pas vraiment le travail majeur apparemment.

Claude Poliak : Non parce que de la même manière, je pense qu’il y a là aussi une vision très stigmatisée. A l’intérieur même des ces mouvements, il y en a qui procèdent peut-être plus d’une lecture de ce qu’ont été les mouvements post-soixante-huitards, de l’extrême-gauche, d’aller aux portes de l’usine à cinq heures du matin et diffuser des tracts etc…et du coup tout ça apparaît comme de l’ouvriérisme…Et je pense que c’est une des raisons, mais que l’autre est aussi une vision des classes populaires qui sont tendanciellement limitées aux plus démunis, aux « exclus », aux « sans », en oubliant tous les salariés, et c’est je pense un vrai problème, notamment vous parliez d’Attac, pour l’élargissement aux classes populaires. Très souvent je crois qu’on ne sait même plus, en tout cas on dit :« Mais c’est quoi les classes populaires ? »..., c’est-à-dire comme si c’était uniquement les exclus. Je pense que là, c’est quand même très ennnuyeux comme représentation du monde social.


 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du9 Novembre 2004 sur AligreFM. Merci d'avance.