Pascale
Fourier : Vous êtes président de la
fondation Copernic. Vous êtes l’auteur de 2 livres : «
L’Europe que nous voulons » et « Réformes et
révolutions ».
Yves Salesse :
Oui, il y a des développements sur l’Europe dans les 2
ouvrages, évidemment plus dans le premier, mais dans le 2nd également
sur tous les débats actuels par rapport aux institutions européennes.
Pascale Fourier
: Justement, j’ai lu comme d’habitude les journaux et notamment
le Monde Diplomatique et je suis tombée sur un article de Bernard
Cassen qui s’interrogeait sur le fait de savoir s’il était
encore nécessaire d’aller voter ( c’était
avant les présidentielles) après la réunion du
sommet européen de Barcelone. Est-ce que réellement, comme
on l’entend souvent, les gouvernements sont contraints par l’Europe
?
Yves Salesse :
Il y a 2 niveaux de réponse. Une fois que les gouvernements ont
pris des engagements et ont accepté des règles européennes,
bien entendu, ces règles sont contraignantes. Il s’agit
d’une espèce de système de lois qui existe au niveau
européen, fondé sur des traités qui ont été
signés. Donc une fois que les décisions sont prises, normalement,
elles s’imposent aux gouvernements qui sont parties prenantes
de l’union européenne. Cette première affirmation
peut être relativisée dans la mesure où on pourrait
très bien imaginer un gouvernement qui dise ensuite : «
tant pis, je refuse d’appliquer ». Il n’y a pas de
police européenne, il n’y a pas un système d’état,
un appareil répressif qui est là pour obliger à
mettre en œuvre. Mais cela veut dire ouvrir une crise dans le système
mis en place dès lors, encore une fois, qu’on a accepté,
signé des engagements communs. L’autre niveau de réponse,
c’est qu’il ne faudrait pas croire pour autant que les gouvernements
n’ont pas de marges de manœuvre. Mais elles se situent surtout
avant la prise de décision. Ce n’est pas après,
une fois qu’on a accepté de libéraliser l’électricité
ou la poste par exemple, que les gouvernements qui ne seraient pas d’accord
doivent se réveiller ; c’est avant. Avant, ils ont toutes
latitudes pour mener une bataille, refuser, et cela est étroitement
lié au système institutionnel européen qui malheureusement
n’est pas bien connu.
Pascale Fourier
: Alors qui décide en Europe ? Je n’ai jamais très
bien compris.
Yves Salesse :
C’est une question très importante. Je vais répondre
en droit puisque c’est mon métier ( je suis au conseil
d’état ) mais aussi en pratique. J’ai pratiqué
les institutions européennes pendant plus de 2 ans quand je m’occupais
de cet aspect des choses au cabinet de Jean-Claude Gayssot, c'est-à-dire
au transport. Qui décide ? Il y a une image qui est très
véhiculée, qui est bien pratique pour tout le monde, surtout
pour les gouvernements : il y aurait la commission bien connue qui dirigerait
tout, qui déciderait tout, appuyée sur une technocratie
obscure et qui imposerait ses vues aux gouvernements. Je veux dire très
clairement que cette description est fausse. Elle est fausse encore
une fois en droit et en fait. En droit, il est parfaitement clair que
les grandes décisions européennes, c'est-à-dire,
ce que j’ai appelé tout à l’heure les lois
européennes, sont décidées par les gouvernements
qui se mettent d’accord dans les conseils des ministres. Et puis,
il y a de plus en plus une montée en puissance d’une certaine
intervention du Parlement. On pourra y revenir mais pour l’instant,
pour aller rapidement, c’est le conseil des ministres qui donne
l’impulsion de la décision. Et puis, il faut qu’il
recueille l’accord du Parlement européen après.
Voilà pour le droit. En fait, je ne connais pas jusqu’à
présent, cela peut changer, une seule grande règle européenne
qui ait été adoptée contre l’avis non pas
de tous les Etats, mais des grands Etats. Les grands Etats, ce sont
non seulement les Etats fondateurs : l’Allemagne, la France, l’Italie,
la Grande Bretagne qui s’est rajouté plus tard mais il
faut aussi compter l’Espagne parmi les grands décideurs
européens. Ces gouvernements n’ont donc aucune justification
pour dire : « cette décision à été
prise mais c’est à notre corps défendant ».
Cela ne se passe pas comme ça. Alors que fait la commission pour
rentrer un peu plus dans les détails ? La commission a, par rapport
aux lois européennes, un rôle de proposition qui est très
important. Elle prépare effectivement des décisions et
elle les prépare selon son orientation à elle et selon
les traités qui sont des traités complètement tournés
vers le marché : la libéralisation et le développement
de la concurrence. Mais encore une fois, elle ne fait que préparer.
Le pouvoir de décision appartient au conseil des ministres ou
alors à une autre forme de négociation entre les gouvernements
que sont les sommets. Vous parliez du sommet de Barcelone, c'est-à-dire
la réunion de chefs d’états et de gouvernements.
Il ne faut pas oublier que c’est au sommet de Lisbonne, il n’y
a pas très longtemps, qu’une déclaration a été
signée par tous les chefs d’états et de gouvernements
appelant par exemple à accélérer la libéralisation
dans les services publics des transports, de la poste et de l’électricité.
Le sommet de Barcelone dont vous parliez, là encore, a poussé
un peu plus loin l’ouverture du marché de l’électricité.
Voila la réalité du pouvoir de décision. Mais même
en ce qui concerne la préparation, je crois que c’est important
de le dire, les gouvernements ne sont pas pris par surprise avec une
décision toute préparée par la commission qui leur
dit : « bon, maintenant, allez-y, prononcez-vous vite en 5 minutes.
» La préparation des décisions européennes,
c’est quelque chose qui demande des années. Comment cela
se passe-t-il concrètement ? La commission met en place des groupes
de travail dans lesquels toutes les administrations nationales sont
représentées. Dès l’origine, les gouvernements
sont tenus au courant et suivent par le biais de leurs administrations
ce qui se prépare. Il n’y a donc aucun effet de surprise
et, à tous moments, les gouvernements ont la possibilité
d’intervenir pour dire qu’ils refusent totalement telle
option ou pour faire d’autres propositions.
Pascale Fourier
: De quelles personnes est composée la Commission ?
Yves Salesse :
La commission est désignée, là encore, au consensus
par les états. Ils se mettent d’accord sur le nom des commissaires,
sur la répartition des portefeuilles, et sur le président
de la commission, ceci supposant l’approbation du parlement. Le
parlement a vu ses prérogatives se développer pendant
toute l’histoire de la communauté européenne et
il jouit de ce pouvoir d’intervention. Mais, encore une fois,
la proposition et le consensus s’opèrent entre les gouvernements.
Pascale Fourier
: Je suis un peu étonnée par ce que vous me dites parce
que j’avais compris en écoutant les médias que les
gouvernements disaient qu’ils étaient contraints par l’Europe.
Vous êtes en train de me dire l’inverse. Sont-ils naïfs
et croient-ils réellement que l’Europe les contraint ou
bien sont-ils pervers ?
Yves Salesse :
Je crois qu’ils sont très pervers. Je peux caricaturer
de la façon suivante : ils sont contraints par les décisions
qu’ils ont prises eux-mêmes au niveau européen. Mais
il y a toutes sortes de raisons et toutes sortes d’acteurs qui
ont intérêt à brouiller cette image. Cela marche
parce que l’Europe est une affaire dans laquelle on demande tellement
peu leurs sentiments et leur avis aux citoyens, elle est tellement lointaine,
qu’on ignore comment tout ça marche en général.
Evidemment, les premiers intéressés par ce brouillage,
ce sont les gouvernements eux-mêmes. Il est bien connu dans les
milieux de l’Etat qu’une décision qui pourrait être
difficile à faire passer au niveau national parce qu’elle
serait impopulaire, parce qu’elle se heurterait à l’opinion
publique et à des mobilisations, est aussi simple à faire
passer au niveau européen. A ce moment là, les gouvernements
se retournent en disant : « ce n’est pas notre faute, c’est
la faute à Bruxelles en évitant de préciser que
Bruxelles, ce sont eux comme je l’ai indiqué tout à
l’heure. Il y a énormément d’exemples de cela.
Je me souviens toujours et je cite celui-ci. Lorsqu’il y a eu
la libéralisation des télécommunications, le Monde
qui devrait pourtant avoir les moyens d’informer avait titré
à la une: «Paris doit s’incliner devant Bruxelles.
» Donc cela donnait très bien la traduction de ce que vous
évoquez là. Paris ne peut rien faire, Paris était
hostile à l’ouverture du marché des télécommunications,
défenseur du monopole de service public mais il a du s’incliner
devant Bruxelles. J’ai regardé cette affaire d’un
peu plus près pour voir précisément quand et comment
la décision a été prise. La commission ne se sentant
pas la légitimité politique d’une décision
aussi importante, a demandé l’autorisation du conseil des
ministres dans lequel, comme je l’ai dit, les gouvernements sont
tous représentés. Et le conseil des ministres a donné
son feu vert à cette libéralisation. Donc premier exemple
là, dans ce conseil des ministres, vous allez voir que le gouvernement
français ne s’est pas du tout opposé à la
décision en question. Mieux que cela, il ne s’y est pas
opposé, il avait la présidence. Alors je ne vais pas rentrer
dans les détails du fonctionnement des institutions. L’Europe
est présidée à tour de rôle par chacun des
états pendant 6 mois. Donc chaque conseil des ministres pendant
6 mois est présidé par le ministre en question et il se
trouve que lorsque la commission a interrogé le conseil des ministres
sur la libéralisation des télécommunications, et
bien le président était le ministre français. Ce
ministre français, en tant que président, avait au moins
la prérogative de fixer l’ordre du jour. Donc il aurait
au moins pu refuser que la question soit mise à l’ordre
du jour. Cela n’aurait été que retardé. Non
seulement il l’a mise à l’ordre du jour, mais c’est
avec l’accord total du gouvernement français que la décision
a été prise. Voila un exemple type sur la question des
services publics qui est spécialement sensible en France où
les gouvernements se cachent derrière la décision de Bruxelles.
Pascale Fourier
: Est-ce qu’effectivement, personne n’influe, en aucune
façon, sur les décisions qui sont prises ? C'est-à-dire,
comme vous l’avez dit tout à l’heure, pas la population.
Mais on entend parfois parler des Lobis…
Yves Salesse :
Les Lobis existent à Bruxelles. Ils sont nombreux, bien organisés
et ils essayent de peser sur tout ce processus de décisions que
j’ai évoqué tout à l’heure. Ce long
travail de préparation par la commission, les Lobis sont présents
ou essayent de l’être, rencontrent les fonctionnaires de
la commission, essayent de peser sur les textes qui vont être
adoptés. C’est une réalité qui témoigne
d’une chose, c’est que nous, les adversaires d’une
Europe libérale avons été très en retard
dans notre organisation au niveau européen. Les autres ont pris
beaucoup d’avance. Mais il y a deux choses à dire à
propos de ces Lobis qui sont de deux natures différentes. Il
y a des Lobis patronaux : la table ronde, les industriels européens,
l’Unis qui est l’organisation des patrons, et puis des branches
professionnelles. Tout ce monde là intervient directement en
tant que patronat. Et puis, il y a une deuxième catégorie
de Lobis et ceux là sont aussi des acteurs intéressés
par le brouillage dont on a parlé tout à l’heure,
ce sont des intermédiaires. Ce sont des cabinets d’intermédiaires
qui disent : « vous savez, moi j’ai mes entrées à
la commission de Bruxelles, je vais pouvoir peser. Payez-moi très
cher pour faire ce travail. Evidemment, ceux-là aussi ont tout
intérêt à dire que l’essentiel se décide
à Bruxelles, ce n’est pas l’affaire des gouvernements
puisque c’est leur chèque de fin de mois qui en dépend.
Donc ceux-là se répandent pour dire qu’ils ont eu
une influence absolument décisive sur tel ou tel texte. La réalité
des choses, je le répète, c’est qu’ils sont
là, ils agissent, et la Commission les écoute mais cela
ne change rien à deux réalités qui restent tout
à fait essentielles sans gommer la précédente :
ce sont les gouvernements qui décident et les Lobis patronaux
notamment ont une intervention beaucoup plus directe auprès des
gouvernements et beaucoup plus efficace par le biais de leur propre
gouvernement que ce qu’ils peuvent faire par le biais d’un
directeur d’administration de la Commission à Bruxelles.
Moi, lorsque j’étais au cabinet, il n’y avait pas
un conseil des ministres européens, puisque c’est le fonctionnement
normal de l’Etat, qui se passe sans que les patrons des grandes
industries concernées par ce que l’on allait discuter viennent
me voir, donnent leur avis, envoient des papiers. Cette relation entre
le Lobis patronal et l’appareil d’Etat national, donc avec
les gouvernements, est beaucoup plus rodée et beaucoup plus efficace
que ce que peuvent faire les mêmes Lobis au travers de la Commission
de Bruxelles. Mais bien sûr, ils jouent sur les deux tableaux
et c’est comme cela qu’ils essayent de faire avancer leurs
positions.
Pascale Fourier
: Je suis encore étonnée, comme toujours d’ailleurs,
par ce que vous venez de me dire. Vous avez insisté sur l’importance
du rôle des gouvernements, vous avez insisté sur le rôle
relatif en tous les cas des Lobis mais je ne vois pas la place que peuvent
avoir les citoyens en Europe. Pourtant, j’ai voté pour
élire un Parlement, je croyais qu’il allait me défendre
?
Yves Salesse :
Bien sûr, on vote pour un Parlement européen, c’est
donc une façon d’intervenir. Vous avez voté pour
un Parlement européen dont le rôle s’est accru. Au
départ, ce n’était qu’une chambre consultative,
et puis, progressivement, un certain nombre de pouvoirs lui ont été
reconnus, il détient aujourd’hui un pouvoir dit de co-décision.
Cela veut dire qu’il faut avoir l’accord du Parlement pour
que des décisions prises par le Conseil des ministres soient
avalisées et entrent en vigueur. Il y a donc maintenant, effectivement,
une certaine montée en puissance du parlement européen.
Mais même si vous êtes étonnée quand je dis
que les populations sont très extérieures à la
décision européenne, parce que vous votez, faites le tour
dans votre tête et demandez-vous sur quelle décision européenne
majeure vous avez vraiment le sentiment d’avoir pesé et
vous allez assez vite retrouver ma thèse de départ. Et
ça, c’est un problème je dirais quasiment congénital
de la construction européenne telle que nous la connaissons aujourd’hui.
Dès l’origine, ç’a été une affaire
qui a été menée par le sommet des états
selon les normes de la diplomatie interétatique, c'est-à-dire
dans le secret. Le problème, c’est que cette forme de lancement
de l’Europe s’est pérennisée dans le fonctionnement
habituel. Et cela vient se brancher sur un phénomène que
nous connaissons dans tous les pays industrialisés et en Europe
qui est que déjà, sans faire référence de
façon précise à ce que nous venons de connaître
sur le plan politique en France, il y a une distance qui se crée
entre les citoyens et le corps politique. Mais en même temps,
nous assistons dans tous les pays à une autonomisation des exécutifs,
c'est-à-dire des gouvernements par rapport au contrôle
du Parlement national, et l’Europe ne crée pas ces phénomènes
mais les accentue. Cela veut dire, pour parler très concrètement,
que lorsque j’allais discuter dans un Conseil des ministres des
transports de questions aussi importantes que la libéralisation
du transport ferroviaire ou du devenir du service public ferroviaire,
je faisais la démarche volontaire inhabituelle de convoquer les
parlementaires pour dire la position que nous défendrions et
je convoquais les organisations syndicales pour leur donner cette information.
En règle générale, non seulement le citoyen n’est
pas au courant de la position que va défendre la France, mais
le parlement non plus. Cela se passe de façon complètement
discrète, à l’intérieur des hautes sphères
de l’administration et des gouvernements. Cela donne évidemment
un résultat terrible : comme je le disais tout à l’heure,
tous les citoyens interrogés pensent que l’Europe est une
affaire très extérieure non pas au sens où les
décisions prisent au niveau européen ne pèsent
pas leur vie quotidienne, ça ils s’en rendent compte maintenant,
mais au sens où ils ne sentent aucunes prises sur les grandes
décisions européennes. Alors là, je crois que l’on
a là une des questions majeures de l’Europe actuel et qui
ne peu pas simplement être résolue par des bricolages institutionnels
comme cela a été fait depuis de nombreuses années.
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