Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 21 MAI 2002

Les gouvernements sont-ils réellement contraints par l'Europe ? (1/2)

Avec Yves Salesse, Enarque, Conseiller d' Etat, président de la Fondation Copernic.

 

Pascale Fourier : Vous êtes président de la fondation Copernic. Vous êtes l’auteur de 2 livres : « L’Europe que nous voulons » et « Réformes et révolutions ».


Yves Salesse : Oui, il y a des développements sur l’Europe dans les 2 ouvrages, évidemment plus dans le premier, mais dans le 2nd également sur tous les débats actuels par rapport aux institutions européennes.


Pascale Fourier : Justement, j’ai lu comme d’habitude les journaux et notamment le Monde Diplomatique et je suis tombée sur un article de Bernard Cassen qui s’interrogeait sur le fait de savoir s’il était encore nécessaire d’aller voter ( c’était avant les présidentielles) après la réunion du sommet européen de Barcelone. Est-ce que réellement, comme on l’entend souvent, les gouvernements sont contraints par l’Europe ?


Yves Salesse : Il y a 2 niveaux de réponse. Une fois que les gouvernements ont pris des engagements et ont accepté des règles européennes, bien entendu, ces règles sont contraignantes. Il s’agit d’une espèce de système de lois qui existe au niveau européen, fondé sur des traités qui ont été signés. Donc une fois que les décisions sont prises, normalement, elles s’imposent aux gouvernements qui sont parties prenantes de l’union européenne. Cette première affirmation peut être relativisée dans la mesure où on pourrait très bien imaginer un gouvernement qui dise ensuite : « tant pis, je refuse d’appliquer ». Il n’y a pas de police européenne, il n’y a pas un système d’état, un appareil répressif qui est là pour obliger à mettre en œuvre. Mais cela veut dire ouvrir une crise dans le système mis en place dès lors, encore une fois, qu’on a accepté, signé des engagements communs. L’autre niveau de réponse, c’est qu’il ne faudrait pas croire pour autant que les gouvernements n’ont pas de marges de manœuvre. Mais elles se situent surtout avant la prise de décision. Ce n’est pas après, une fois qu’on a accepté de libéraliser l’électricité ou la poste par exemple, que les gouvernements qui ne seraient pas d’accord doivent se réveiller ; c’est avant. Avant, ils ont toutes latitudes pour mener une bataille, refuser, et cela est étroitement lié au système institutionnel européen qui malheureusement n’est pas bien connu.


Pascale Fourier : Alors qui décide en Europe ? Je n’ai jamais très bien compris.


Yves Salesse : C’est une question très importante. Je vais répondre en droit puisque c’est mon métier ( je suis au conseil d’état ) mais aussi en pratique. J’ai pratiqué les institutions européennes pendant plus de 2 ans quand je m’occupais de cet aspect des choses au cabinet de Jean-Claude Gayssot, c'est-à-dire au transport. Qui décide ? Il y a une image qui est très véhiculée, qui est bien pratique pour tout le monde, surtout pour les gouvernements : il y aurait la commission bien connue qui dirigerait tout, qui déciderait tout, appuyée sur une technocratie obscure et qui imposerait ses vues aux gouvernements. Je veux dire très clairement que cette description est fausse. Elle est fausse encore une fois en droit et en fait. En droit, il est parfaitement clair que les grandes décisions européennes, c'est-à-dire, ce que j’ai appelé tout à l’heure les lois européennes, sont décidées par les gouvernements qui se mettent d’accord dans les conseils des ministres. Et puis, il y a de plus en plus une montée en puissance d’une certaine intervention du Parlement. On pourra y revenir mais pour l’instant, pour aller rapidement, c’est le conseil des ministres qui donne l’impulsion de la décision. Et puis, il faut qu’il recueille l’accord du Parlement européen après. Voilà pour le droit. En fait, je ne connais pas jusqu’à présent, cela peut changer, une seule grande règle européenne qui ait été adoptée contre l’avis non pas de tous les Etats, mais des grands Etats. Les grands Etats, ce sont non seulement les Etats fondateurs : l’Allemagne, la France, l’Italie, la Grande Bretagne qui s’est rajouté plus tard mais il faut aussi compter l’Espagne parmi les grands décideurs européens. Ces gouvernements n’ont donc aucune justification pour dire : « cette décision à été prise mais c’est à notre corps défendant ». Cela ne se passe pas comme ça. Alors que fait la commission pour rentrer un peu plus dans les détails ? La commission a, par rapport aux lois européennes, un rôle de proposition qui est très important. Elle prépare effectivement des décisions et elle les prépare selon son orientation à elle et selon les traités qui sont des traités complètement tournés vers le marché : la libéralisation et le développement de la concurrence. Mais encore une fois, elle ne fait que préparer. Le pouvoir de décision appartient au conseil des ministres ou alors à une autre forme de négociation entre les gouvernements que sont les sommets. Vous parliez du sommet de Barcelone, c'est-à-dire la réunion de chefs d’états et de gouvernements. Il ne faut pas oublier que c’est au sommet de Lisbonne, il n’y a pas très longtemps, qu’une déclaration a été signée par tous les chefs d’états et de gouvernements appelant par exemple à accélérer la libéralisation dans les services publics des transports, de la poste et de l’électricité. Le sommet de Barcelone dont vous parliez, là encore, a poussé un peu plus loin l’ouverture du marché de l’électricité. Voila la réalité du pouvoir de décision. Mais même en ce qui concerne la préparation, je crois que c’est important de le dire, les gouvernements ne sont pas pris par surprise avec une décision toute préparée par la commission qui leur dit : « bon, maintenant, allez-y, prononcez-vous vite en 5 minutes. » La préparation des décisions européennes, c’est quelque chose qui demande des années. Comment cela se passe-t-il concrètement ? La commission met en place des groupes de travail dans lesquels toutes les administrations nationales sont représentées. Dès l’origine, les gouvernements sont tenus au courant et suivent par le biais de leurs administrations ce qui se prépare. Il n’y a donc aucun effet de surprise et, à tous moments, les gouvernements ont la possibilité d’intervenir pour dire qu’ils refusent totalement telle option ou pour faire d’autres propositions.


Pascale Fourier : De quelles personnes est composée la Commission ?


Yves Salesse : La commission est désignée, là encore, au consensus par les états. Ils se mettent d’accord sur le nom des commissaires, sur la répartition des portefeuilles, et sur le président de la commission, ceci supposant l’approbation du parlement. Le parlement a vu ses prérogatives se développer pendant toute l’histoire de la communauté européenne et il jouit de ce pouvoir d’intervention. Mais, encore une fois, la proposition et le consensus s’opèrent entre les gouvernements.


Pascale Fourier : Je suis un peu étonnée par ce que vous me dites parce que j’avais compris en écoutant les médias que les gouvernements disaient qu’ils étaient contraints par l’Europe. Vous êtes en train de me dire l’inverse. Sont-ils naïfs et croient-ils réellement que l’Europe les contraint ou bien sont-ils pervers ?


Yves Salesse : Je crois qu’ils sont très pervers. Je peux caricaturer de la façon suivante : ils sont contraints par les décisions qu’ils ont prises eux-mêmes au niveau européen. Mais il y a toutes sortes de raisons et toutes sortes d’acteurs qui ont intérêt à brouiller cette image. Cela marche parce que l’Europe est une affaire dans laquelle on demande tellement peu leurs sentiments et leur avis aux citoyens, elle est tellement lointaine, qu’on ignore comment tout ça marche en général. Evidemment, les premiers intéressés par ce brouillage, ce sont les gouvernements eux-mêmes. Il est bien connu dans les milieux de l’Etat qu’une décision qui pourrait être difficile à faire passer au niveau national parce qu’elle serait impopulaire, parce qu’elle se heurterait à l’opinion publique et à des mobilisations, est aussi simple à faire passer au niveau européen. A ce moment là, les gouvernements se retournent en disant : « ce n’est pas notre faute, c’est la faute à Bruxelles en évitant de préciser que Bruxelles, ce sont eux comme je l’ai indiqué tout à l’heure. Il y a énormément d’exemples de cela. Je me souviens toujours et je cite celui-ci. Lorsqu’il y a eu la libéralisation des télécommunications, le Monde qui devrait pourtant avoir les moyens d’informer avait titré à la une: «Paris doit s’incliner devant Bruxelles. » Donc cela donnait très bien la traduction de ce que vous évoquez là. Paris ne peut rien faire, Paris était hostile à l’ouverture du marché des télécommunications, défenseur du monopole de service public mais il a du s’incliner devant Bruxelles. J’ai regardé cette affaire d’un peu plus près pour voir précisément quand et comment la décision a été prise. La commission ne se sentant pas la légitimité politique d’une décision aussi importante, a demandé l’autorisation du conseil des ministres dans lequel, comme je l’ai dit, les gouvernements sont tous représentés. Et le conseil des ministres a donné son feu vert à cette libéralisation. Donc premier exemple là, dans ce conseil des ministres, vous allez voir que le gouvernement français ne s’est pas du tout opposé à la décision en question. Mieux que cela, il ne s’y est pas opposé, il avait la présidence. Alors je ne vais pas rentrer dans les détails du fonctionnement des institutions. L’Europe est présidée à tour de rôle par chacun des états pendant 6 mois. Donc chaque conseil des ministres pendant 6 mois est présidé par le ministre en question et il se trouve que lorsque la commission a interrogé le conseil des ministres sur la libéralisation des télécommunications, et bien le président était le ministre français. Ce ministre français, en tant que président, avait au moins la prérogative de fixer l’ordre du jour. Donc il aurait au moins pu refuser que la question soit mise à l’ordre du jour. Cela n’aurait été que retardé. Non seulement il l’a mise à l’ordre du jour, mais c’est avec l’accord total du gouvernement français que la décision a été prise. Voila un exemple type sur la question des services publics qui est spécialement sensible en France où les gouvernements se cachent derrière la décision de Bruxelles.


Pascale Fourier : Est-ce qu’effectivement, personne n’influe, en aucune façon, sur les décisions qui sont prises ? C'est-à-dire, comme vous l’avez dit tout à l’heure, pas la population. Mais on entend parfois parler des Lobis…


Yves Salesse : Les Lobis existent à Bruxelles. Ils sont nombreux, bien organisés et ils essayent de peser sur tout ce processus de décisions que j’ai évoqué tout à l’heure. Ce long travail de préparation par la commission, les Lobis sont présents ou essayent de l’être, rencontrent les fonctionnaires de la commission, essayent de peser sur les textes qui vont être adoptés. C’est une réalité qui témoigne d’une chose, c’est que nous, les adversaires d’une Europe libérale avons été très en retard dans notre organisation au niveau européen. Les autres ont pris beaucoup d’avance. Mais il y a deux choses à dire à propos de ces Lobis qui sont de deux natures différentes. Il y a des Lobis patronaux : la table ronde, les industriels européens, l’Unis qui est l’organisation des patrons, et puis des branches professionnelles. Tout ce monde là intervient directement en tant que patronat. Et puis, il y a une deuxième catégorie de Lobis et ceux là sont aussi des acteurs intéressés par le brouillage dont on a parlé tout à l’heure, ce sont des intermédiaires. Ce sont des cabinets d’intermédiaires qui disent : « vous savez, moi j’ai mes entrées à la commission de Bruxelles, je vais pouvoir peser. Payez-moi très cher pour faire ce travail. Evidemment, ceux-là aussi ont tout intérêt à dire que l’essentiel se décide à Bruxelles, ce n’est pas l’affaire des gouvernements puisque c’est leur chèque de fin de mois qui en dépend. Donc ceux-là se répandent pour dire qu’ils ont eu une influence absolument décisive sur tel ou tel texte. La réalité des choses, je le répète, c’est qu’ils sont là, ils agissent, et la Commission les écoute mais cela ne change rien à deux réalités qui restent tout à fait essentielles sans gommer la précédente : ce sont les gouvernements qui décident et les Lobis patronaux notamment ont une intervention beaucoup plus directe auprès des gouvernements et beaucoup plus efficace par le biais de leur propre gouvernement que ce qu’ils peuvent faire par le biais d’un directeur d’administration de la Commission à Bruxelles. Moi, lorsque j’étais au cabinet, il n’y avait pas un conseil des ministres européens, puisque c’est le fonctionnement normal de l’Etat, qui se passe sans que les patrons des grandes industries concernées par ce que l’on allait discuter viennent me voir, donnent leur avis, envoient des papiers. Cette relation entre le Lobis patronal et l’appareil d’Etat national, donc avec les gouvernements, est beaucoup plus rodée et beaucoup plus efficace que ce que peuvent faire les mêmes Lobis au travers de la Commission de Bruxelles. Mais bien sûr, ils jouent sur les deux tableaux et c’est comme cela qu’ils essayent de faire avancer leurs positions.


Pascale Fourier : Je suis encore étonnée, comme toujours d’ailleurs, par ce que vous venez de me dire. Vous avez insisté sur l’importance du rôle des gouvernements, vous avez insisté sur le rôle relatif en tous les cas des Lobis mais je ne vois pas la place que peuvent avoir les citoyens en Europe. Pourtant, j’ai voté pour élire un Parlement, je croyais qu’il allait me défendre ?


Yves Salesse : Bien sûr, on vote pour un Parlement européen, c’est donc une façon d’intervenir. Vous avez voté pour un Parlement européen dont le rôle s’est accru. Au départ, ce n’était qu’une chambre consultative, et puis, progressivement, un certain nombre de pouvoirs lui ont été reconnus, il détient aujourd’hui un pouvoir dit de co-décision. Cela veut dire qu’il faut avoir l’accord du Parlement pour que des décisions prises par le Conseil des ministres soient avalisées et entrent en vigueur. Il y a donc maintenant, effectivement, une certaine montée en puissance du parlement européen. Mais même si vous êtes étonnée quand je dis que les populations sont très extérieures à la décision européenne, parce que vous votez, faites le tour dans votre tête et demandez-vous sur quelle décision européenne majeure vous avez vraiment le sentiment d’avoir pesé et vous allez assez vite retrouver ma thèse de départ. Et ça, c’est un problème je dirais quasiment congénital de la construction européenne telle que nous la connaissons aujourd’hui. Dès l’origine, ç’a été une affaire qui a été menée par le sommet des états selon les normes de la diplomatie interétatique, c'est-à-dire dans le secret. Le problème, c’est que cette forme de lancement de l’Europe s’est pérennisée dans le fonctionnement habituel. Et cela vient se brancher sur un phénomène que nous connaissons dans tous les pays industrialisés et en Europe qui est que déjà, sans faire référence de façon précise à ce que nous venons de connaître sur le plan politique en France, il y a une distance qui se crée entre les citoyens et le corps politique. Mais en même temps, nous assistons dans tous les pays à une autonomisation des exécutifs, c'est-à-dire des gouvernements par rapport au contrôle du Parlement national, et l’Europe ne crée pas ces phénomènes mais les accentue. Cela veut dire, pour parler très concrètement, que lorsque j’allais discuter dans un Conseil des ministres des transports de questions aussi importantes que la libéralisation du transport ferroviaire ou du devenir du service public ferroviaire, je faisais la démarche volontaire inhabituelle de convoquer les parlementaires pour dire la position que nous défendrions et je convoquais les organisations syndicales pour leur donner cette information. En règle générale, non seulement le citoyen n’est pas au courant de la position que va défendre la France, mais le parlement non plus. Cela se passe de façon complètement discrète, à l’intérieur des hautes sphères de l’administration et des gouvernements. Cela donne évidemment un résultat terrible : comme je le disais tout à l’heure, tous les citoyens interrogés pensent que l’Europe est une affaire très extérieure non pas au sens où les décisions prisent au niveau européen ne pèsent pas leur vie quotidienne, ça ils s’en rendent compte maintenant, mais au sens où ils ne sentent aucunes prises sur les grandes décisions européennes. Alors là, je crois que l’on a là une des questions majeures de l’Europe actuel et qui ne peu pas simplement être résolue par des bricolages institutionnels comme cela a été fait depuis de nombreuses années.




Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 21 Mai 2002 sur AligreFM. Merci d'avance.