Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 28 MAI 2002

Les gouvernements sont-ils réellement contraints par l'Europe ? (2/2)

Avec Yves Salesse, Enarque, Conseiller d' Etat, président de la Fondation Copernic.

 

Pascale Fourier : Avec le titre de votre livre « L’Europe que nous voulons » et ce que vous nous avez dit la semaine dernière, j’étais extrêmement inquiète. Je me disais : « Yves Salesse est profondément anti-européen ». Peut-être qu’on aurait pu vous dire comme Jupé l’a fait à Bové : « vous faites le lit du FN en étant profondément anti-européen ».


Yves Salesse : Jupé aurait pu s’abstenir encore une fois et se poser la question de la responsabilité du RPR dans cette campagne et de Jacques Chirac dans la progression du FN. Mais nous devons répondre à l’interpellation. Bien entendu, il y a une reprise à l’extrême droite de certains discours et de certaines critiques que nous pouvons faire contre la libéralisation libérale ou contre l’Europe. Quand on creuse, le contenu n’est pas du tout le même. Mais il ne suffit pas, et c’est une démarche que j’adopte dans mes 2 livres, de faire une critique aussi juste soit-elle, il faut montrer qu’autre chose est possible et dans quel sens. Que ce soit dans « Réformes et Révolutions » sur le plan politique général ou que ce soit dans « L’Europe que nous voulons » sur la question européenne, ma démarche après la critique consiste à dire concrètement, précisément comment d’autres orientations sont possibles et sont nécessaires. Ma position sur la question européenne est la suivante : je suis résolument partisan d’une construction européenne. Mais, la première différence avec l’extrême droite dans cette construction, c’est que je pense que les Etats ont été affaiblis par la mondialisation et que l’Europe est une façon, de récupérer des possibilités d’actions pour faire autre chose que de se contenter simplement de gérer et d’enregistrer les pressions du marché mondial. Mais je suis pour le faire dans un sens qui est justement celui de plus de politique sociale, de service public sur lequel nous reviendrons plus tard. Nous avons donc besoin pour cette orientation là d’une certaine construction européenne. Malheureusement comme je l’ai indiqué brièvement la semaine dernière, l’Europe telle qu’elle se construit aujourd’hui ne va pas du tout dans ce sens. Elle n’est pas l’Europe dont nous avons besoin et cela pour deux raisons fondamentales. La première, c’est qu’elle se construit sur des traités et des politiques qui sont des politiques de libéralisation, c’est-à-dire des politiques qui ne se soucient pas de l’harmonisation sociale, qui ne se soucient pas des besoins réels des peuples mais qui, au contraire, sont tournées vers une extension systématique du marché et de la marchandise. Au lieu donc que cette Europe puisse être un rempart contre la mondialisation libérale, une façon de peser sur la marche du monde dans une orientation différente, elle est un vecteur de cette mondialisation libérale. Au lieu d’être un moyen de récupérer des marges de manœuvres et donc des possibilités de choix démocratiques, comme je l’ai indiqué la semaine dernière, elle a un fonctionnement qui est fondamentalement, dès l’origine, antidémocratique parce que les décisions s’opèrent dans le dos des peuples, dans le secret des négociations intergouvernementales. Nous devons donc maintenir à la fois cette critique radicale de l’actuelle construction européenne et aussi, dans le même temps, montrer qu’une autre Europe est possible, ce que j’appelle l’Europe que nous voulons.


Pascale Fourier : Alors comment peut-on influer sur l’évolution actuelle de l’Europe, comment peut-on arriver vers ce que nous voulons, ce que vous voulez ?


Yves Salesse : Il y a une question de démarche, il y a une affaire de définition d’objectif et de politique européenne et il y a un 3e niveau qui est celui de la mobilisation et de la bataille politique pour faire avancer ces orientations et ces objectifs. La démarche, c’est d’abord lutter systématiquement contre le secret. J’y insiste parce que c’est quelque chose de tout à fait important. Bon nombre des politiques qui sont menées vont à l’encontre des besoins des peuples, de ce à quoi ils aspirent et ne peuvent réellement prospérer que grâce à ce secret. C’est un peu l’image du vampire qui a très peur du soleil. En dehors de la question européenne, on a eu un très bel exemple dans la vie internationale, ç’a été la négociation du traité dit « AMI » sur les investissements internationaux. Tous les gouvernements négociaient tranquillement la signature de ce traité absolument scandaleux dont je rappelle les termes et contenus dans mon premier livre. Mais tout d’un coup, tout s’écroule. Le contenu du traité en négociation est rendu public par une association américaine, ce que j’ai appelé : l’infraction citoyenne. Et immédiatement, tous les gouvernements qui négociaient paisiblement se sont retrouvés en déséquilibre et sont obligés pour certains d’entre eux de changer de pied. Cela a amené à un échec momentané de l’AMI. Cette histoire vaut également pour les politiques européennes. Donc utiliser toutes les brèches, tous points d’accroche possibles, pour exiger non pas que le moindre règlement technique soit l’objet d’un débat public mais que les grands enjeux, les grandes décisions, soient préparés dans la transparence et avec une possibilité d’intervention et de débat démocratique, c’est cela que nous voulons. J’ai donné un exemple la semaine dernière d’ailleurs pour montrer que cela n’a rien d’infaisable. Je disais que lorsque je préparais un Conseil des ministres des transports sur lequel il y avait des questions très importantes, j’invitais les parlementaires et les syndicalistes pour les informer de ce qui se préparait, pour leur dire quelle était la position française et éventuellement, je les réinvitais après pour leur faire le compte rendu de la réunion. C’est quelque chose que les organisations, les associations, les syndicats, les partis, peuvent pratiquer systématiquement. Ils peuvent exiger du gouvernement, interpeller les dirigeants politiques pour leur dire : « quelle est la position, qu’est-ce que vous allez défendre, nous voulons savoir. » C’est un premier axe qui me parait tout à fait important et qui a été longtemps négligé. Le deuxième axe est celui de définir d’autres politiques européennes possibles et nécessaires là où l’intervention européenne est utile parce qu’il y a des tas de domaines où l’Europe n’a rien à faire. Je pense par exemple que dans le domaine de l’éducation nationale, les Etats ont les moyens de définir et de mener leur propre politique. Mais puisque je connais mieux ce domaine, il est évident que sur la politique ferroviaire, pour prendre l’exemple des transports, de plus en plus, les transports de voyageurs, les transports de marchandises s’organisent au niveau européen, et là nous avons besoin d’une véritable politique européenne. Alors, dans ces domaines où la politique européenne est utile, nous devons définir des orientations, des politiques, des objectifs. Pour aller très vite, parce que dans le cadre de cette émission, il faut donner des indications brèves, je crois que la première chose, c’est l’Europe sociale. Tout le monde s’accorde à dire que l’Europe sociale est inexistante, ça n’est pas le sujet des politiques européennes, qui se consacrent à autre chose. Il y a des tas de domaines dans lesquels des législations sociales européennes sont indispensables et ceci dans le sens d’une amélioration vers le haut des législations nationales. Par exemple, il y a encore des pays où il n’existe pas de salaire minimum. Nous devons nous battre pour qu’il y ait un salaire minimum au moins dans son principe dans chaque pays. De même en ce qui concerne les congés payés et toutes sortes de question de ce type. Deuxièmement, et cela va aussi dans le sens de l’Europe sociale, je pense que l’Europe est à un niveau intéressant pour mener de réelles politiques contre le chômage. De ce point de vue, des propositions avaient été faites. Il avait été proposé que soit menée une politique de relance économique au niveau européen en concertation avec tous les gouvernements. Ceci se heurtait aux critères de Maastricht et au pacte de stabilité et a donc été refusé. De même, on voit bien que certaines mesures peuvent être prises au niveau national mais seraient plus efficaces au niveau européen. Je pense par exemple à la politique de réduction du temps de travail. Nous avons décidé les 35 heures en France. Je me souviens, il y a quelques années, que les métalos allemands avaient mené une grève très dure sur cette question de la réduction du temps de travail. Voilà encore un objectif qui gagnerait à être mené au niveau européen. Politique sociale mais aussi politique des services publics, qui est là diamétralement opposé à ce que pratique l’Europe depuis plusieurs années. Elle exerce une politique d’attaque contre les services publics. Au contraire, je pense que nous devons défendre deux choses : la première, c’est qu’il y a des tas de domaines dans lesquels l’Europe ne devrait pas avoir son mot à dire, où les Etats devraient pouvoir décider de l’existence d’un service public et éventuellement d’un monopole s’ils le jugent nécessaire. Nous sommes dans des domaines où le niveau pertinent n’est pas le niveau européen. Par exemple, je vais choquer mais c’est un sujet que j’ai étudié, je ne vois absolument pas pourquoi la question de l’électricité, qui est un service public, qui est un bien qui se transporte très mal, contrairement à ce que l’on peut imaginer, devrait être traité au niveau européen ? En revanche, je l’ai dit, dans le domaine du transport ferroviaire, nous devrions avoir une véritable politique de services publics ferroviaires. Et ça, c’est une chose sur laquelle des propositions ont été faites, évidemment pas actuellement prises en compte. Et puis je pourrais continuer la liste dans le domaine des rapports Nord-Sud. Il est évident qu’un pays de la dimension de la France, malgré ses moyens, aurait des difficultés dans l’environnement mondial actuel, avec la puissance des États-Unis, avec la puissance des organismes internationaux, pour faire triompher une véritable coopération d’aide et de développement pour les pays du Sud. Mais l’Europe a une puissance suffisante pour infléchir et mener elle-même des politiques radicalement différentes dans ce domaine. Je donne évidemment des orientations plus précises dans les deux livres que vous avez cités. Donc une méthode, des politiques et des objectifs ; et puis, troisièmement, ce sur quoi nous avons été très carrant et je l’ai déjà évoqué la semaine dernière, c’est que cela implique de construire l’action au niveau européen. Cela ne veut pas dire que l’action nationale ait disparue. Bien entendu, nous sommes encore dans un espace où les Etats-Nations jouent un rôle très important. On s’organise, on vote, on agit politiquement essentiellement au niveau national. Il ne s’agit donc pas de délaisser l’action nationale. Il s’agit de concevoir que, sur toutes sortes de sujets, il y a nécessité de prolonger cette action nationale par une action européenne. Les forces critiques de l’actuelle construction européenne étaient très en retard dans ce domaine. Elles se sont cantonnées trop longtemps à une dénonciation de l’Europe libérale sans prendre en compte la réalité de cette Europe libérale qui était en train de se construire. Depuis, les choses ont évolué. Et d’ailleurs, curieusement, c’est une remarque que je livre à la réflexion des auditeurs, beaucoup plus aux plans associatif et syndical qu’au plan politique. Cela vient moins des partis qui pourtant ont tous les moyens pour exister au plan européen, qu’aux associations. Je pense aux premières marches européennes contre le chômage, je pense à ce que fait ATTAC, je pense à ce qu’ont fait les organisations syndicales qui maintenant mènent des actions au niveau européen. Cela a donné les grandes manifestations européennes et en particulier celle de Barcelone. Vous évoquiez la semaine dernière le sommet de Barcelone qui a été quand même l’occasion d’une manifestation de masse considérable après celle de Gênes et après bien d’autres. On a vu alors mouvements syndicaux et mouvements associatifs contribuer à des mobilisations au niveau européen. Donc agir au niveau européen me parait vraiment maintenant un impératif tout à fait majeur si on veut faire avancer l’Europe que nous voulons, que j’ai essayé d’esquisser le plus rapidement possible.


Pascale Fourier : Il y a un point qui m’a particulièrement interrogée quand vous parliez. Vous avez dit à un moment que la politique de relance européenne avait été pensée pour vaincre le chômage. C’est quand même un point central dans la politique. Mais cette politique de relance a été mise de côté ou brisée par les critères de Maastricht et le pacte de stabilité. Est-ce que cela veut dire alors qu’il faut dénoncer, pour pouvoir progresser dans l’Europe, ces critères de Maastricht et ce pacte de stabilité ?


Yves Salesse : Je suis absolument convaincu qu’une réorientation de la politique européenne implique de dénoncer le pacte de stabilité mais aussi au-delà. Encore une fois, qu’on ne me prenne pas pour un partisan du tout ou rien. Professionnellement et lorsque j’étais au gouvernement, j’ai passé mon temps à chercher les petits progrès, les marges de manœuvres, et nous devons tous faire cela dans le combat quotidien. Mais cela n’empêche pas de tirer le bilan de tout, de prendre du recul et d’en tirer un certain nombre de conclusions. Ce que je disais tout à l’heure en introduction, c’est que l’Europe dont nous avons besoin n’est pas celle que l’on construit aujourd’hui, et que celle qu’on construit nous tourne le dos. Ce que j’ai indiqué premièrement sur le fond des politiques européennes comme politiques fondamentalement libérales, inscrites dans les traités, et deuxièmement sur la méthode de fonctionnement comme une méthode antidémocratique, c’est donc la matrice de l’actuelle construction européenne. C’est ça qui est en cause. Il faut mener les batailles que l’on peut mener au jour le jour, quotidiennement mais réorienter profondément, réellement, la construction européenne vers cette Europe que j’ai essayé d’esquisser par quelques têtes de chapitres. Cela implique pour moi une rupture avec celle que nous connaissons aujourd’hui. Alors qu’est-ce que ça veut dire ? On l’avait évoqué brièvement quand on disait jusqu'à quel point les gouvernement sont contraints. Je pense qu’il n’y aura pas de réorientation fondamentale de l’Europe sans l’ouverture d’une crise de l’actuelle construction européenne. Et quand je dis crise, cela peut prendre des formes tout à fait différentes. Que quelqu’un d’un cabinet s’exprime publiquement en désaccord avec la politique du gouvernement auquel il participe, cela ne se fait pas beaucoup. Pourtant, au moment du traité d’Amsterdam, j’avais dit dans « Le Monde » que je pensais que c’était une erreur. On venait d’avoir un changement de gouvernement en Grande Bretagne, où les conservateurs venaient d’être battus ; on savait qu’il y avait des échéances électorales en Allemagne, qui ont vu la victoire de Schröder ; je pense que Jospin, nouvellement élu, aurait dû publiquement tenir le langage suivant au niveau européen: « moi je suis pour l’Europe mais je suis pour une Europe de lutte contre le chômage, pour une Europe de justice sociale, et ceci est contraire avec ce que vous me demandez de signer aujourd’hui. » C’est un langage qui aurait été compris par tous les peuples européens. Cela aurait ouvert une crise mais une crise qui me parait nécessaire, c'est-à-dire une crise qui conduit à repenser les fondements de ce qu’est l’Europe que nous voulons. Aujourd’hui, nous avons une Europe fondée sur des traités que j’ai caractérisés tout à l’heure ; or nous avons besoin d’autre chose. Nous avons besoin au contraire d’un débat approfondi pour nous mettre d’accord sur une Europe de progrès social, une Europe d’aide avec les pays du Sud, etc. Il faut donc rompre non seulement avec les critères de Maastricht, mais aussi avec une banque centrale européenne qui n’est sous le contrôle politique de personne et qui dispose d’un pouvoir invraisemblable, plus important que celui de la Commission d’ailleurs ! On parlait il y a une semaine du pouvoir de la Commission, mais la banque centrale européenne est véritablement un monstre pourvu d’un pouvoir énorme! Il faut rompre avec ça. Alors comment cela peut-il se passer ? Et bien, il n’y a pas de mystère en la matière : cela veut dire une bataille politique qui passe par une pression sur les partis en mesure de parler au niveau européen, des mobilisations syndicales contre l’absence d’Europe sociale pour telle ou telle conquête. Là encore, je parle très concrètement, on a un marché unifié dans le domaine du transport de la route avec les conséquences épouvantables que l’on connaît : la victoire du tout routier, le déferlement des camions sur tout l’espace européen. Ceci est fait sur la base d’une législation sociale dans ce secteur, de pratiques sociales qui sont dignes d’un pays du 19e siècle, avec des temps de conduite très grands et une prise de risques terrible pour les conducteurs. Il y eu des grèves européennes des conducteurs routiers pour appuyer des propositions que nous avions faites pour l’amélioration de la législation sociale dans ce secteur et ce n’est qu’un début. Je comprends évidemment que le citoyen isolé, pensé dans ses conditions, ne voit pas très bien et, là-dessus, je ne peux lui apporter absolument aucune réponse miracle parce qu’il n’y en a qu’une : c’est de s’organiser, de rejoindre les associations, les organisations qui ont les moyens d’engager ce type de bataille au niveau européen.




Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 28 Mai 2002 sur AligreFM. Merci d'avance.