Pascale
Fourier : Avec le titre de votre livre « L’Europe
que nous voulons » et ce que vous nous avez dit la semaine dernière,
j’étais extrêmement inquiète. Je me disais
: « Yves Salesse est profondément anti-européen
». Peut-être qu’on aurait pu vous dire comme Jupé
l’a fait à Bové : « vous faites le lit du
FN en étant profondément anti-européen ».
Yves Salesse :
Jupé aurait pu s’abstenir encore une fois et se poser la
question de la responsabilité du RPR dans cette campagne et de
Jacques Chirac dans la progression du FN. Mais nous devons répondre
à l’interpellation. Bien entendu, il y a une reprise à
l’extrême droite de certains discours et de certaines critiques
que nous pouvons faire contre la libéralisation libérale
ou contre l’Europe. Quand on creuse, le contenu n’est pas
du tout le même. Mais il ne suffit pas, et c’est une démarche
que j’adopte dans mes 2 livres, de faire une critique aussi juste
soit-elle, il faut montrer qu’autre chose est possible et dans
quel sens. Que ce soit dans « Réformes et Révolutions
» sur le plan politique général ou que ce soit dans
« L’Europe que nous voulons » sur la question européenne,
ma démarche après la critique consiste à dire concrètement,
précisément comment d’autres orientations sont possibles
et sont nécessaires. Ma position sur la question européenne
est la suivante : je suis résolument partisan d’une construction
européenne. Mais, la première différence avec l’extrême
droite dans cette construction, c’est que je pense que les Etats
ont été affaiblis par la mondialisation et que l’Europe
est une façon, de récupérer des possibilités
d’actions pour faire autre chose que de se contenter simplement
de gérer et d’enregistrer les pressions du marché
mondial. Mais je suis pour le faire dans un sens qui est justement celui
de plus de politique sociale, de service public sur lequel nous reviendrons
plus tard. Nous avons donc besoin pour cette orientation là d’une
certaine construction européenne. Malheureusement comme je l’ai
indiqué brièvement la semaine dernière, l’Europe
telle qu’elle se construit aujourd’hui ne va pas du tout
dans ce sens. Elle n’est pas l’Europe dont nous avons besoin
et cela pour deux raisons fondamentales. La première, c’est
qu’elle se construit sur des traités et des politiques
qui sont des politiques de libéralisation, c’est-à-dire
des politiques qui ne se soucient pas de l’harmonisation sociale,
qui ne se soucient pas des besoins réels des peuples mais qui,
au contraire, sont tournées vers une extension systématique
du marché et de la marchandise. Au lieu donc que cette Europe
puisse être un rempart contre la mondialisation libérale,
une façon de peser sur la marche du monde dans une orientation
différente, elle est un vecteur de cette mondialisation libérale.
Au lieu d’être un moyen de récupérer des marges
de manœuvres et donc des possibilités de choix démocratiques,
comme je l’ai indiqué la semaine dernière, elle
a un fonctionnement qui est fondamentalement, dès l’origine,
antidémocratique parce que les décisions s’opèrent
dans le dos des peuples, dans le secret des négociations intergouvernementales.
Nous devons donc maintenir à la fois cette critique radicale
de l’actuelle construction européenne et aussi, dans le
même temps, montrer qu’une autre Europe est possible, ce
que j’appelle l’Europe que nous voulons.
Pascale Fourier
: Alors comment peut-on influer sur l’évolution actuelle
de l’Europe, comment peut-on arriver vers ce que nous voulons,
ce que vous voulez ?
Yves Salesse :
Il y a une question de démarche, il y a une affaire de définition
d’objectif et de politique européenne et il y a un 3e niveau
qui est celui de la mobilisation et de la bataille politique pour faire
avancer ces orientations et ces objectifs. La démarche, c’est
d’abord lutter systématiquement contre le secret. J’y
insiste parce que c’est quelque chose de tout à fait important.
Bon nombre des politiques qui sont menées vont à l’encontre
des besoins des peuples, de ce à quoi ils aspirent et ne peuvent
réellement prospérer que grâce à ce secret.
C’est un peu l’image du vampire qui a très peur du
soleil. En dehors de la question européenne, on a eu un très
bel exemple dans la vie internationale, ç’a été
la négociation du traité dit « AMI » sur les
investissements internationaux. Tous les gouvernements négociaient
tranquillement la signature de ce traité absolument scandaleux
dont je rappelle les termes et contenus dans mon premier livre. Mais
tout d’un coup, tout s’écroule. Le contenu du traité
en négociation est rendu public par une association américaine,
ce que j’ai appelé : l’infraction citoyenne. Et immédiatement,
tous les gouvernements qui négociaient paisiblement se sont retrouvés
en déséquilibre et sont obligés pour certains d’entre
eux de changer de pied. Cela a amené à un échec
momentané de l’AMI. Cette histoire vaut également
pour les politiques européennes. Donc utiliser toutes les brèches,
tous points d’accroche possibles, pour exiger non pas que le moindre
règlement technique soit l’objet d’un débat
public mais que les grands enjeux, les grandes décisions, soient
préparés dans la transparence et avec une possibilité
d’intervention et de débat démocratique, c’est
cela que nous voulons. J’ai donné un exemple la semaine
dernière d’ailleurs pour montrer que cela n’a rien
d’infaisable. Je disais que lorsque je préparais un Conseil
des ministres des transports sur lequel il y avait des questions très
importantes, j’invitais les parlementaires et les syndicalistes
pour les informer de ce qui se préparait, pour leur dire quelle
était la position française et éventuellement,
je les réinvitais après pour leur faire le compte rendu
de la réunion. C’est quelque chose que les organisations,
les associations, les syndicats, les partis, peuvent pratiquer systématiquement.
Ils peuvent exiger du gouvernement, interpeller les dirigeants politiques
pour leur dire : « quelle est la position, qu’est-ce que
vous allez défendre, nous voulons savoir. » C’est
un premier axe qui me parait tout à fait important et qui a été
longtemps négligé. Le deuxième axe est celui de
définir d’autres politiques européennes possibles
et nécessaires là où l’intervention européenne
est utile parce qu’il y a des tas de domaines où l’Europe
n’a rien à faire. Je pense par exemple que dans le domaine
de l’éducation nationale, les Etats ont les moyens de définir
et de mener leur propre politique. Mais puisque je connais mieux ce
domaine, il est évident que sur la politique ferroviaire, pour
prendre l’exemple des transports, de plus en plus, les transports
de voyageurs, les transports de marchandises s’organisent au niveau
européen, et là nous avons besoin d’une véritable
politique européenne. Alors, dans ces domaines où la politique
européenne est utile, nous devons définir des orientations,
des politiques, des objectifs. Pour aller très vite, parce que
dans le cadre de cette émission, il faut donner des indications
brèves, je crois que la première chose, c’est l’Europe
sociale. Tout le monde s’accorde à dire que l’Europe
sociale est inexistante, ça n’est pas le sujet des politiques
européennes, qui se consacrent à autre chose. Il y a des
tas de domaines dans lesquels des législations sociales européennes
sont indispensables et ceci dans le sens d’une amélioration
vers le haut des législations nationales. Par exemple, il y a
encore des pays où il n’existe pas de salaire minimum.
Nous devons nous battre pour qu’il y ait un salaire minimum au
moins dans son principe dans chaque pays. De même en ce qui concerne
les congés payés et toutes sortes de question de ce type.
Deuxièmement, et cela va aussi dans le sens de l’Europe
sociale, je pense que l’Europe est à un niveau intéressant
pour mener de réelles politiques contre le chômage. De
ce point de vue, des propositions avaient été faites.
Il avait été proposé que soit menée une
politique de relance économique au niveau européen en
concertation avec tous les gouvernements. Ceci se heurtait aux critères
de Maastricht et au pacte de stabilité et a donc été
refusé. De même, on voit bien que certaines mesures peuvent
être prises au niveau national mais seraient plus efficaces au
niveau européen. Je pense par exemple à la politique de
réduction du temps de travail. Nous avons décidé
les 35 heures en France. Je me souviens, il y a quelques années,
que les métalos allemands avaient mené une grève
très dure sur cette question de la réduction du temps
de travail. Voilà encore un objectif qui gagnerait à être
mené au niveau européen. Politique sociale mais aussi
politique des services publics, qui est là diamétralement
opposé à ce que pratique l’Europe depuis plusieurs
années. Elle exerce une politique d’attaque contre les
services publics. Au contraire, je pense que nous devons défendre
deux choses : la première, c’est qu’il y a des tas
de domaines dans lesquels l’Europe ne devrait pas avoir son mot
à dire, où les Etats devraient pouvoir décider
de l’existence d’un service public et éventuellement
d’un monopole s’ils le jugent nécessaire. Nous sommes
dans des domaines où le niveau pertinent n’est pas le niveau
européen. Par exemple, je vais choquer mais c’est un sujet
que j’ai étudié, je ne vois absolument pas pourquoi
la question de l’électricité, qui est un service
public, qui est un bien qui se transporte très mal, contrairement
à ce que l’on peut imaginer, devrait être traité
au niveau européen ? En revanche, je l’ai dit, dans le
domaine du transport ferroviaire, nous devrions avoir une véritable
politique de services publics ferroviaires. Et ça, c’est
une chose sur laquelle des propositions ont été faites,
évidemment pas actuellement prises en compte. Et puis je pourrais
continuer la liste dans le domaine des rapports Nord-Sud. Il est évident
qu’un pays de la dimension de la France, malgré ses moyens,
aurait des difficultés dans l’environnement mondial actuel,
avec la puissance des États-Unis, avec la puissance des organismes
internationaux, pour faire triompher une véritable coopération
d’aide et de développement pour les pays du Sud. Mais l’Europe
a une puissance suffisante pour infléchir et mener elle-même
des politiques radicalement différentes dans ce domaine. Je donne
évidemment des orientations plus précises dans les deux
livres que vous avez cités. Donc une méthode, des politiques
et des objectifs ; et puis, troisièmement, ce sur quoi nous avons
été très carrant et je l’ai déjà
évoqué la semaine dernière, c’est que cela
implique de construire l’action au niveau européen. Cela
ne veut pas dire que l’action nationale ait disparue. Bien entendu,
nous sommes encore dans un espace où les Etats-Nations jouent
un rôle très important. On s’organise, on vote, on
agit politiquement essentiellement au niveau national. Il ne s’agit
donc pas de délaisser l’action nationale. Il s’agit
de concevoir que, sur toutes sortes de sujets, il y a nécessité
de prolonger cette action nationale par une action européenne.
Les forces critiques de l’actuelle construction européenne
étaient très en retard dans ce domaine. Elles se sont
cantonnées trop longtemps à une dénonciation de
l’Europe libérale sans prendre en compte la réalité
de cette Europe libérale qui était en train de se construire.
Depuis, les choses ont évolué. Et d’ailleurs, curieusement,
c’est une remarque que je livre à la réflexion des
auditeurs, beaucoup plus aux plans associatif et syndical qu’au
plan politique. Cela vient moins des partis qui pourtant ont tous les
moyens pour exister au plan européen, qu’aux associations.
Je pense aux premières marches européennes contre le chômage,
je pense à ce que fait ATTAC, je pense à ce qu’ont
fait les organisations syndicales qui maintenant mènent des actions
au niveau européen. Cela a donné les grandes manifestations
européennes et en particulier celle de Barcelone. Vous évoquiez
la semaine dernière le sommet de Barcelone qui a été
quand même l’occasion d’une manifestation de masse
considérable après celle de Gênes et après
bien d’autres. On a vu alors mouvements syndicaux et mouvements
associatifs contribuer à des mobilisations au niveau européen.
Donc agir au niveau européen me parait vraiment maintenant un
impératif tout à fait majeur si on veut faire avancer
l’Europe que nous voulons, que j’ai essayé d’esquisser
le plus rapidement possible.
Pascale Fourier
: Il y a un point qui m’a particulièrement interrogée
quand vous parliez. Vous avez dit à un moment que la politique
de relance européenne avait été pensée pour
vaincre le chômage. C’est quand même un point central
dans la politique. Mais cette politique de relance a été
mise de côté ou brisée par les critères de
Maastricht et le pacte de stabilité. Est-ce que cela veut dire
alors qu’il faut dénoncer, pour pouvoir progresser dans
l’Europe, ces critères de Maastricht et ce pacte de stabilité
?
Yves Salesse :
Je suis absolument convaincu qu’une réorientation de la
politique européenne implique de dénoncer le pacte de
stabilité mais aussi au-delà. Encore une fois, qu’on
ne me prenne pas pour un partisan du tout ou rien. Professionnellement
et lorsque j’étais au gouvernement, j’ai passé
mon temps à chercher les petits progrès, les marges de
manœuvres, et nous devons tous faire cela dans le combat quotidien.
Mais cela n’empêche pas de tirer le bilan de tout, de prendre
du recul et d’en tirer un certain nombre de conclusions. Ce que
je disais tout à l’heure en introduction, c’est que
l’Europe dont nous avons besoin n’est pas celle que l’on
construit aujourd’hui, et que celle qu’on construit nous
tourne le dos. Ce que j’ai indiqué premièrement
sur le fond des politiques européennes comme politiques fondamentalement
libérales, inscrites dans les traités, et deuxièmement
sur la méthode de fonctionnement comme une méthode antidémocratique,
c’est donc la matrice de l’actuelle construction européenne.
C’est ça qui est en cause. Il faut mener les batailles
que l’on peut mener au jour le jour, quotidiennement mais réorienter
profondément, réellement, la construction européenne
vers cette Europe que j’ai essayé d’esquisser par
quelques têtes de chapitres. Cela implique pour moi une rupture
avec celle que nous connaissons aujourd’hui. Alors qu’est-ce
que ça veut dire ? On l’avait évoqué brièvement
quand on disait jusqu'à quel point les gouvernement sont contraints.
Je pense qu’il n’y aura pas de réorientation fondamentale
de l’Europe sans l’ouverture d’une crise de l’actuelle
construction européenne. Et quand je dis crise, cela peut prendre
des formes tout à fait différentes. Que quelqu’un
d’un cabinet s’exprime publiquement en désaccord
avec la politique du gouvernement auquel il participe, cela ne se fait
pas beaucoup. Pourtant, au moment du traité d’Amsterdam,
j’avais dit dans « Le Monde » que je pensais que c’était
une erreur. On venait d’avoir un changement de gouvernement en
Grande Bretagne, où les conservateurs venaient d’être
battus ; on savait qu’il y avait des échéances électorales
en Allemagne, qui ont vu la victoire de Schröder ; je pense que
Jospin, nouvellement élu, aurait dû publiquement tenir
le langage suivant au niveau européen: « moi je suis pour
l’Europe mais je suis pour une Europe de lutte contre le chômage,
pour une Europe de justice sociale, et ceci est contraire avec ce que
vous me demandez de signer aujourd’hui. » C’est un
langage qui aurait été compris par tous les peuples européens.
Cela aurait ouvert une crise mais une crise qui me parait nécessaire,
c'est-à-dire une crise qui conduit à repenser les fondements
de ce qu’est l’Europe que nous voulons. Aujourd’hui,
nous avons une Europe fondée sur des traités que j’ai
caractérisés tout à l’heure ; or nous avons
besoin d’autre chose. Nous avons besoin au contraire d’un
débat approfondi pour nous mettre d’accord sur une Europe
de progrès social, une Europe d’aide avec les pays du Sud,
etc. Il faut donc rompre non seulement avec les critères de Maastricht,
mais aussi avec une banque centrale européenne qui n’est
sous le contrôle politique de personne et qui dispose d’un
pouvoir invraisemblable, plus important que celui de la Commission d’ailleurs
! On parlait il y a une semaine du pouvoir de la Commission, mais la
banque centrale européenne est véritablement un monstre
pourvu d’un pouvoir énorme! Il faut rompre avec ça.
Alors comment cela peut-il se passer ? Et bien, il n’y a pas de
mystère en la matière : cela veut dire une bataille politique
qui passe par une pression sur les partis en mesure de parler au niveau
européen, des mobilisations syndicales contre l’absence
d’Europe sociale pour telle ou telle conquête. Là
encore, je parle très concrètement, on a un marché
unifié dans le domaine du transport de la route avec les conséquences
épouvantables que l’on connaît : la victoire du tout
routier, le déferlement des camions sur tout l’espace européen.
Ceci est fait sur la base d’une législation sociale dans
ce secteur, de pratiques sociales qui sont dignes d’un pays du
19e siècle, avec des temps de conduite très grands et
une prise de risques terrible pour les conducteurs. Il y eu des grèves
européennes des conducteurs routiers pour appuyer des propositions
que nous avions faites pour l’amélioration de la législation
sociale dans ce secteur et ce n’est qu’un début.
Je comprends évidemment que le citoyen isolé, pensé
dans ses conditions, ne voit pas très bien et, là-dessus,
je ne peux lui apporter absolument aucune réponse miracle parce
qu’il n’y en a qu’une : c’est de s’organiser,
de rejoindre les associations, les organisations qui ont les moyens
d’engager ce type de bataille au niveau européen.
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