Une émission proposée et présentée par Pascale Fourier sur ALIGRE FM 93.1 en région parisienne

 

EMISSION DU 24 MAI 2005

Non au Traité Constitutionnel

Avec Paul Thibaud, Philosophe, ancien directeur de la revue Esprit.

 

Pascale Fourier  : Et notre invité est Paul Thibaud, philosophe, ancien directeur de la revue Esprit , qui a écrit un point de vue remarquable dans  Le Monde  du mercredi 11 mai 2005, point de vue intitulé « Qui sont et où sont les bons Européens ? ». Alors je suis contente parce que, ce soir je crois, Jospin va essayer de me persuader de voter « oui », et puis juste avant que je ne vote, ce sera Chirac... Alors décidemment je crois que je vais voter « oui »... Mais en vérité si je vote « oui », Paul Thibaud, je vote « oui » à quoi ?

Paul Thibaud : Alors évidemment, au premier degré on vote « oui » à texte, mais dont on nous dit, et c’est à moitié vrai, qu’il innove extrêmement peu, et que c’est avant tout un état des lieux... Mais, en fait, c’est un état des lieux consacré, établi si vous voulez, et ça, ça change quand même un certain nombre de choses. Je dirais qu’on n’a pas changé la forme de la boîte, mais on met un couvercle dessus, à travers, notamment, la priorité sans réserve du droit européen sur tous les textes nationaux, y compris les Constitutions, ce qui pose quand même quelques problèmes, et à travers aussi la consécration constitutionnelle de l’ensemble des politiques de l’Union, dans la troisième partie . Alors si on enlevait la troisième partie, comme le propose par exemple Fabius, ça pourrait avoir certaines conséquences. Par exemple, il y a un article, III-114 si ma mémoire est bonne, qui met le libre-échange international comme étant un devoir de l’Union. Libre-échange, mais sans réserve aucune si vous voulez. Ca, c’est une clause qui vient du traité de Rome, mais, si elle n’était pas dans la Constitution, on pourrait, par exemple au nom de l’économie sociale de marché hautement compétitive, - si le mot signifie quelque chose de précis, mais ça, je ne le sais pas... - , dire que le principe de libre-échange doit avoir des limites. A partir du moment où on introduit cet article qui désigne une politique pratiquée effectivement depuis Rome, avec plus ou moins d’intensité, à ce moment-là, on le constitutionnalise et on rend quelque chose qui n’est pas une invention, qui est une coutume de l’Union européenne, qui est une attitude, qui est une politique, quelque chose d’inattaquable auquel on ne peut plus opposer aucun principe, fusse-t-il inscrit dans ladite constitution européenne. Donc c’est une rigidification. D’autre part, en dehors de cela, évidemment la question qui est par derrière, puisque c’est un travail de secrétariat ai-je dit dans le texte auquel vous vous référiez gentiment, c’est  que vaut l’Europe dont on fait une sorte de bilan promotionnel ?  Ca, ça renvoie à des questions beaucoup plus larges que le texte lui-même.

Pascale Fourier : Mais justement « bilan promotionnel »... Quand je dis « oui », je dis « oui, tout va bien l’Europe telle qu’on l’a faite actuellement »?? C’est un peu ça qu’on nous demande de dire ?

Paul Thibaud: Ce n’est pas exactement ça. C'est dire: «  en tous les cas  la direction est bonne ». Comme le disent toujours les tenants du « oui », il peut y avoir des améliorations, c’est sûr, mais les améliorations ont toujours le sens d’une avancée, jamais d’une remise en cause de quelque chose qui a été fait... « On a tout bon, mais on pourrait avoir meilleur »: c’est à peu près la devise, - ce qui me semble parfaitement contestable. Je me demande quelle Providence aurait pu guider la démarche cahotante, bricolée à travers moultes négociations, compromis, élargissements improvisés de cette Union européenne pour que tout ce qui a résulté de cette suite de décisions au jour le jour, ait un sens incontestable, cohérent, non pas parfait mais bon, de telle manière qu’il n’y ait plus qu’à continuer.

Pascale Fourier : Oui mais, normalement, si je dis « oui », c’est bien parce qu’il faut que l’Europe aille de l’avant, non ?

Paul Thibaud : Evidemment, c’est toute la question.... C’est aller de l’avant, mais aller de l’avant vers quoi ? Personne n’a jamais répondu à cette question. Il est évident que la réponse que l’on donne implicite aujourd’hui n’est pas la réponse implicite d’il y a quelques années. Il y a quelques années, l’Europe, c’était unir des pays de culture je ne dirais pas « sociale-démocrate », mais de culture de l’Etat de bien-être qui était le fond d’une sorte de grand compromis entre un libéralisme modéré, un socialisme modéré et une démocratie chrétienne assagie qui, dans le fond, a été le fond de l’air de la période d’après-guerre, et qui a donné l’économie des Trente Glorieuses et les droits sociaux afférents. On pensait qu’on allait bâtir sur cette base-là. Depuis près de 30 ans maintenant, une trentaine d’années, l’évolution est complètement différente parce que mondialisation, parce que ouverture des frontières, parce que crise interne des systèmes de protection sociale… Maintenant, aller de l’avant, c’est aller vers la libéralisation, l’ouverture, etc etc. Ce n’est plus le même programme ! Alors , je ne dis même pas qu’il soit complètement mauvais, fondamentalement mauvais, mais simplement il faudrait qu’on nous l’explique, ce programme. On est toujours allé de l’avant, mais dans des directions différentes quand même !

Pascale Fourier : Justement, les politiques ces derniers temps nous parlent beaucoup de pédagogie, donc globalement ils nous expliquent cette Europe… que c’est un bienfait qui ne peut nous apporter que des bonnes choses.

Paul Thibaud : Ils disent qu’ils vont faire de la pédagogie, mais je vois des intentions pédagogiques beaucoup plus que des pratiques pédagogiques. Ou sinon, effectivement, de l’explication de texte : on vous explique qu’il y a des chances ici ou là, etc, par exemple qu'il y a le droit de pétition, que le principe de subsidiarité sera mieux respecté… On peut discuter dans le détail de tout cela. Il y a des portions de vérité là-dedans, c’est incontestable, mais est-ce que c’est vraiment une explication ? Qu’est-ce que c’est, une explication, en définitive ? Est-ce que c’est une explication de texte ou une explication de la situation historique où nous sommes ?


Pascale Fourier : Moi, d’un certain côté, je me dis: « Mais peut-être bien quand même qu'il faut que je vote oui parce que c’est un consensus, ça a été décidé comme ça, il y a des points positifs, des points négatifs... Ce n'est pas parfait, mais en tous les cas, c’est ce qu’on pouvait faire de mieux! « .

Paul Thibaud : Oui, il y a tout un malentendu autour de ce mot de « consensus » qui est intéressant. Je ne suis pas contre le consensus systématiquement, il faut bien qu’il y ait des consensus pour que les choses avancent comme on dit, mais si le consensus n’est pas sous-tendu par un débat, par une définition des positions et par des oppositions, surmontées éventuellement, il n’a plus aucun sens. Et je crois que, effectivement, il y a un fonctionnement de l’Europe au consensus. Par exemple, Monsieur François Bayrou, dans son livre « Oui », en fin de compte nous parle du fonctionnement du Parlement européen comme du fonctionnement d’un Parlement où le temps de parole est limité à 2 minutes en principe, et où la communication passe à travers des traductions, qui sont quelque fois des traductions indirectes qui plus est, ce qui complique beaucoup les choses. En fait, on travaille sur des textes et on essaie d’arriver à des textes où on se mette d’accord. On ne discute pas sur le fond, mais on essaie justement de faire un consensus, c'est-à-dire non pas de s’opposer, non pas de définir des positions, mais de réunir des demandes. C’est une situation où l’éclaircissement politique, qui est l’essence de la vie parlementaire, - éclaircissement quelquefois artificiel, polémique, etc, tout ce que vous voudrez, mais qui est à un moment nécessaire, enfin droite/gauche, pour/contre, anti-cléricaux/cléricaux, réformateur/anti-réformateur, traditionaliste/révolutionnaire, tout ce que vous voudrez,- toutes ces grandes figurations qui structurent l’opinion publique, qui structurent le débat, sont absolument impossibles. Alors on fait des textes « nègre blanc », - ça ne peut qu’être « nègre blanc » -, donc des textes qui n’ont pas de père: ce n’est ni la droite ni la gauche, c’est le Parlement européen. Le meilleur exemple, c’est la constitution. Quand on la critique, on dit : « Ah, c’est un compromis ! ». Bon d’accord, ça je sais bien que c’est un compromis, mais compromis entre quoi et quoi, nous ne savons pas exactement, et cet enfant sans père devient un espère d’objet métaphysique, pour ne pas dire un « objet inspiré » . On ne s’en prend pas à un objet de ce genre-là. Il est en dehors de la discussion, et ça c’est quelque chose qui créé une sorte d’embrouillement de la construction européenne, et c’est pourquoi, en définitive, pour en parler, on ne trouve que le fameux progrès, l’avancée, qui suppose que le sens est acquis parce qu’on est incapable de préciser le sens en question.

Alors poussons le bouchon un peu plus loin, et parlons du mot « souveraineté ». « Souveraineté », ça ne veut pas dire que les gens qui se considèrent comme souverains, ou les institutions qui se considèrent comme souveraines, les peuples, font ce qu’ils veulent: leur puissance est limitée, fusse la puissance américaine. Tout le monde le sait : ils ne font pas ce qu’ils veulent, mais ce qu’ils veulent, c’est eux qui le font. Ca, c’est une toute autre chose ! Même s’ils s’engagent, par exemple à respecter un traité qu’ils ont signé, c’est eux qui s’engagent à respecter le traité, de la même manière que si vous vous mariez, c’est vous qui vous vous mariez. N’empêche qu’il y a des engagements, en principe, dans le mariage, - qu’on les respecte ou qu’on ne les respecte pas-, mais c’est vous qui les respectez ou qui ne les respectez pas. Et, au fond, la souveraineté, ça veut dire qu’il y a tout simplement un sujet politique, de même que la liberté, ça veut dire qu’il y a un sujet individuel: passer en dehors des clous ou passer dans les clous, c’est moi, c’est vous, qui déciderez ou non de le faire. Et l’absence de souveraineté fait qu’on est dans un embrouillement parce que les décisions n’ont pas de répondant, n’ont pas de collectivité qui se reconnaît dans ces décisions qui sont les décisions de tout le monde et de personne. Alors c’est bien pourquoi il n’y a pas création d’une souveraineté européenne, il y a abolition de la souveraineté en Europe, et création d’une sorte d’embrouillamini. Alors il est évident que si on veut que l’Europe fonctionne réellement, aboutisse à autre chose qu’à des consensus vagues, il faut réformer très profondément cette manière de décider au consensus et inaugurer, tout simplement, une vie politique européenne. Probablement le vote « non » serait-il une étape extrêmement importante. Parce que le vote « non » signifie, au fond, « arrêtons nous pour discuter et éclaircir les enjeux ». Primitivement, en plus des critiques qu’on peut faire au texte et à l’Europe telle qu’elle fonctionne, fondamentalement, politiquement, pour moi c’est ça le sens du « non ».

Pascale Fourier : Mais est-ce que ça ne risque pas d’arrêter l’Europe ? Parce que c’est ça que dirait un partisan du « oui » ?

Paul Thibaud : Bien sûr !

Pascale Fourier : Ca va arrêter l’Europe ? C’est la fin de l’Europe ????!!

Paul Thibaud : Mais attendez…Si l’Europe est un projet sérieux, il n’y a pas de raison qu’elle s’arrête. Les raisons de faire l’Europe apparaîtront dans le débat à tout le monde. Simplement, on les précisera. Elles deviendront plus conscientes à travers ce débat européen, alors que là elles sont présupposées métaphysiquement, sans être mises à l’épreuve du débat. C’est ça le point qui est important.


Pascale Fourier : Finalement, je n’arrive pas tellement à comprendre pourquoi il faudrait que je vote « non ».

Paul Thibaud : Je vous l’ai dit à l’instant : il faut arrêter un processus dont personne ne comprend exactement où il va ( le slogan de « l’Union sans cesse plus étroite » a dépassé sa zone de validité de toute évidence) , pour essayer d’éclaircir l’enjeu européen, et créer une vie politique européenne. Pour moi, c’est l’argument le plus important. La création d’une vie politique européenne passe par le « non », passe par cette crise reconnue d’une certaine manière de fonctionner, qu’on peut d’un certain côté résumer par un fonctionnement diplomatique. La diplomatie est devenue une manière de légiférer, ce qui est quand même tout à fait extraordinaire! La diplomatie a sa zone de validité, très forte, qui consiste à éviter les guerres, à fabriquer des compromis pour éviter les guerres. Elle n’a pas fait que ça, mais c’est une de ses tâches, incontestablement, et pour éviter les guerres, il faut quelquefois, souvent même, créer des accords fragiles, et dissimuler les enjeux profonds, du moins les mettre sous le boisseau et valoriser le compromis immédiat, ce qui est tout à fait légitime. Mais la diplomatie, comme manière de légiférer c’est très mauvais ! Parce que c’est des décisions qu’on ne peut pas s’approprier. C’est quand même un abus de pouvoir des exécutifs contre les parlements et contre les peuples ! Ce sont les exécutifs, donc, d’une manière diplomatique, par frottement si vous voulez, par fabrication d’une socialité particulière, disons « d’en haut » comme on dit maintenant, qui ont fait l’Europe; il s’agit de réimpliquer les peuples! Réimpliquer les peuples et les représentations parlementaires, c’est ça, le point important. Et comment ça passerait ? Par « continuons comme avant » ? Non, ce n’est pas possible ! Il faut une rupture. C’est ça, au fond, la raison essentielle.


Puis l’autre point : l’Europe est en crise, et il faut reconnaître sa crise et non pas simplement nous dire « mais c’est parce qu’il n’y a pas assez d’Europe ». Ca n’a pas beaucoup de sens ! Peut être qu’il n’y en a pas assez, peut être qu’il y a trop… ça dépend des points ! Et parmi les propositions qui sont faites par les opposants, il y en a qui vont vers plus d’Europe, et d’autres vers moins d’Europe, c’est incontestable. Ils ne sont pas d’accord entre eux d’ailleurs en général sur ce point, c’est un fait. Mais cette crise doit être d’abord avouée. Il y a une déception économique et sociale: c’est quand même la zone des 20 millions de chômeurs à peu près,ce qui est quand même faramineux ! Il y a aussi une déception politique. Quoi qu’on dise à propos de la guerre d’Irak, il y a eu une réaction des opinions nationales assez largement concordantes, qui a été représentée par la politique franco-allemande. Ca, c’est tout à fait incontestable. Ceci étant, avec tout cela, on n’est jamais arrivé à exprimer autre chose qu’une opposition ou une réticence vis-à-vis de la politique de Bush, et il n’y a pas de politique européenne pour le Moyen-Orient, pour les pays arabes, pour l’Afrique. Pour rien du tout ! Il n’y en a pas non plus vis-à-vis de l’ancienne Union Soviétique, une maison qui est en voie de s’écrouler et dont les gravas nous tombent sur les doigts de pieds. Il y a donc une déception économique et sociale et une déception politique. On observe même que les pays les plus « malades » comme on dit, l’Italie, l’Allemagne, la France, sont les pays du cœur de l’Europe. Ce sont des pays de la zone des 6, ces trois-là, c’est 9/10ième de la population des anciens 6. La Hollande n’est pas non plus un pays qui est en bon état. Qu’est-ce qui reste de l’Europe des 6 qui soit en bon état ? A peu près rien ! Ceux qui s’en tirent, ce sont les nouveaux arrivants, l’Espagne, Portugal, Irlande, Grèce, parce qu’ils ont eu des avantages spécifiques, et les pays de l’Europe du Nord qui sont quelquefois en dehors de la zone euro, comme la Suède, le Danemark et l’Angleterre, -il n’y a que le Finlande qui soit dans la zone euro- et qui sont surtout des pays beaucoup moins impliqués psychologiquement dans l’Europe. Ce sont les pays les moins aliénés à l’Europe, qui se pensent comme des pays souverains, des pays responsables, qui ont a régler leurs propres problèmes par leurs propres moyens. Expérience faite, l’européisme n’est pas un bon remède!

Voilà des questions qu’il faut poser. L’Europe est en crise, et à ne pas vouloir le reconnaître, on ne peut faire que prolonger cette crise qui doit être d’abord regardée en face, pour être traitée. Voilà, à peu près, la situation présente telle que je la vois.

Pascale Fourier : Mais un socialiste bon teint vous dirait : « Oui d’accord pour l’instant, ça ne va pas très très bien, mais l’Europe sociale, c’est juste pour demain ».

Paul Thibaud : Non, non, non, non ! L’Europe sociale n’est pas pour demain ! Ils le savent bien que ça n’est pas pour demain ! Il y a une dissymétrie dans les traités : le social et le fiscal se traitent à l’unanimité, l’économique ou bien c’est la Commission qui s’en occupe ou bien c’est le Conseil des ministres qui décide à la majorité. Et donc vous voyez très bien que, quand on veut faire une norme sociale, comme par exemple la norme sur le temps de travail, on n’arrive pas à décider à l’unanimité ! Mais pendant ce temps-là, la concurrence, elle, elle est libérée au nom du mode de décision économique. Donc entre l’économique et le social, il y a une jambe longue et une jambe courte.. alors ça boîte !

Pascale Fourier : On était avec Paul Thibaud qui était philosophe et ancien directeur de la revue Esprit. Je vous conseille vivement la lecture de l’article que vous pourrez peut être encore trouver sur le site du Monde, c’est un article du mercredi 11 mai, ça s’appelle « Qui sont et où sont les bons Européens », c’est la question qu’il faudra aussi se poser dimanche… Et je vous rappelle à nouveau l’article de Maurice Allais, qui lui a été publié dans Le Monde du 14 mai, ça s’appelait « Aveuglement ». Maurice Allais, je le rappelle, est prix Nobel d’économie et il a fait un petit article extrêmement court mais d’une portée assez étonnante. A la semaine prochaine…



 

Rappel : Vous pouvez imprimer ce texte. Quel que soit l'usage que vous en ferez, il vous est demandé de citer votre source : Emission Des Sous...et des Hommes du 24 Mai 2005 sur AligreFM. Merci d'avance.